Le poids économique des grands groupes pétroliers est indéniable. Leur gigantisme financier, renforcé par le mouvement de fusion et d’acquisition de ces derniers mois, accroît l’internationalisation de ces grandes sociétés. S’agissant d’une matière première aussi stratégique que le pétrole, il paraît hasardeux de laisser au seul marché mondial le soin de réguler l’action de ces groupes transnationaux.

Ceux-ci ont su d’ailleurs s’affranchir de bien des contraintes, dialoguant parfois d’égal à égal avec leur Etat d’origine et intervenant dans les affaires intérieures des Etats producteurs. Si la rente pétrolière a permis la prospérité dans les monarchies du Golfe, ailleurs les convoitises qu’elle a suscitées ont eu des effets désastreux. En Afrique, la manne pétrolière n’a pas aidé au développement, les chefs d’Etat l’ont utilisée pour acheter des armes en Angola et au Congo-Brazzaville. Au Gabon, au Cameroun, au Nigeria, on peine à découvrir à quoi a servi la rente pétrolière puisque la dette s’est accrue, les populations se sont appauvries, et les infrastructures sont dans un état déplorable. Maintien au pouvoir de dictatures, corruption, violence larvée, atteinte récurrente aux droits de l’Homme et à l’environnement, tel est le bilan peu glorieux de l’exploitation pétrolière dans toute l’Afrique, une partie de l’Amérique latine et dans certains pays d’Asie.

Ce constat est le résultat d’un certain laxisme des pays du Nord qui n’ont pas hésité à laisser les compagnies pétrolières appliquer un système de double standard s’agissant du respect des droits de l’Homme et de celui des normes sociales et environnementales. Les compagnies pétrolières n’ont pratiquement pas été encouragées par leurs Etats d’origine à appliquer les conventions internationales auxquelles ces Etats avaient pourtant souscrit. L’indépendance énergétique considérée comme vitale justifiait ce laxisme.

Cependant la mondialisation des échanges comme le développement des autoroutes de l’information ont favorisé l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale : les organisations non gouvernementales. Leurs actions ont sensibilisé largement les opinions publiques aux dangers d’une exploitation pétrolière non régulée. Les grands groupes pétroliers soumis au feu nourri de leurs critiques se sont progressivement rendu compte que leur visibilité les rendait vulnérables dès lors que leur nom était associé à des dictatures corrompues et brutales, à des catastrophes écologiques et à des atteintes aux droits de l’Homme.

De nombreux parlementaires de par le monde se sont aussi émus de cette situation et ont interpellé leurs gouvernements respectifs (au Nord comme au Sud) sur ce sujet, parfois au risque de leur liberté ou de leur vie, notamment M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d’action pour la République à l’Assemblée nationale de la République du Tchad, et les membres de l’opposition birmane.

La mission a constaté que, sous la pression de la société civile, (ONG, opinions publiques, actionnaires) certains grands groupes pétroliers commençaient à réviser leur position. Les déboires de la Shell au Nigeria, sa polémique avec Greenpeace, comme les difficultés de BP en Colombie ont conduit ces compagnies à collaborer avec les ONG, à se doter de codes de conduite faisant référence à la Déclaration universelle des droits de l’Homme et au respect des normes environnementales. Pour prévenir toute campagne contre elles, certaines compagnies ont refusé de s’implanter dans des Etats qui violent la légalité internationale (Birmanie, Libye, Soudan) ou dont le niveau de corruption ne leur permet plus d’agir selon leurs propres codes de conduite (Nigeria).

La mission regrette que les compagnies pétrolières françaises, auxquelles aucun accident écologique grave n’est imputable et qui accomplissent des prouesses techniques remarquables, aient accusé un certain retard dans l’élaboration de codes de conduite - même s’il ne faut pas exagérer leur impact - et dans le dialogue avec les ONG. Il leur faudra s’adapter, la prochaine fusion TotalFina Elf pourrait les y contraindre. En s’internationalisant davantage, ce groupe sera probablement conduit à réfléchir à son action en Afrique et en Asie, notamment en Birmanie. D’une manière ou d’une autre, il faudra dresser le bilan de la présence d’Elf Aquitaine en Afrique et introduire plus de transparence dans les relations de l’Etat avec les compagnies pétrolières en France, notamment pour que le contrôle parlementaire puisse pleinement s’exercer. Une série d’actions pourrait y contribuer.

Au niveau interne, s’il appartient à l’Etat d’assurer la sécurité des approvisionnements en hydrocarbures de la France, il doit être conscient que la détérioration de l’image des compagnies pétrolières françaises rejaillit immanquablement sur celle de la France. La prochaine fusion entre TotalFina et Elf-Aquitaine pourrait accentuer ce phénomène alors même que les liens entre l’Etat et le futur quatrième pétrolier mondial se seront distendus.

Aussi, l’Etat comme le futur groupe auraient-ils tout à gagner à plus de transparence et de clarté dans les modes de décision concernant les hydrocarbures. La mission estime en effet peu acceptable l’opacité qui a régné jusqu’ici sur les rapports entre l’Etat et les compagnies pétrolières. Ainsi, il lui a été impossible de déterminer précisément qui avait décidé en dernier ressort d’accorder la garantie de la Coface à l’investissement malencontreux de Total en Birmanie, quel rôle les pouvoirs publics avaient joué dans l’entrée d’Elf Aquitaine dans le Consortium construisant l’oléoduc Tchad-Cameroun et quels sont, ou ont été, les agissements de cette compagnie au Congo-Brazzaville alors qu’ils sont mis en cause. La mission n’a pu obtenir les télégrammes diplomatiques abordant ces différents points, ce qui est choquant.

A l’avenir, la mission souhaite que le Parlement soit informé des décisions d’accorder des aides et des garanties publiques à des projets d’exploitation d’hydrocarbures, les règles de conditionnalité actuellement en vigueur lui paraissant insuffisantes. Fondées sur des critères économiques, elles ne prennent pas assez en considération les impacts sociaux et environnementaux de l’exploitation pétrolière. L’Agence française de développement ne peut continuer à participer au financement de projets pétroliers dans des Etats endettés qui utilisent ces revenus pétroliers pour acheter des armes, qui les gèrent de façon opaque sans les budgétiser ou qui gagent la production à venir pour obtenir des prêts. Des conditions de bonne gouvernance, de respect des droits de l’Homme doivent être le préalable à l’octroi d’aides publiques à de tels projets.

La mission demande que des règles plus strictes s’appliquent aux hauts fonctionnaires qui quittent le service public pour des compagnies pétrolières.

Par ailleurs, la mission a observé que la France était en retrait par rapport à ses partenaires européens et aux Etats-Unis dans la promotion d’une consommation responsable. En France, les associations de défense des droits de l’Homme et de l’environnement ont à surmonter des handicaps : elles manquent de moyens, leur droit d’agir en justice est très encadré, l’appel au boycott est susceptible d’être sanctionné. Par rapport aux grandes ONG américaines, les moyens d’action des ONG françaises sont donc réduits alors qu’il faudrait au contraire les promouvoir.

En effet, il faudrait encourager en France le dialogue entre les multinationales et les associations de défense des droits de l’Homme, plusieurs mesures pourraient y contribuer. Aussi la mission préconise-t-elle la création d’un observatoire de l’application des normes sociales et environnementales par les entreprises. Composé de partenaires sociaux et d’ONG implantées dans les pays en développement, un tel organisme permettrait de promouvoir ces normes et de s’assurer de leur respect.

La mission suggère la création au ministère des Affaires étrangères d’un Bureau des droits de l’Homme qui, comme au Royaume-Uni, serait chargé d’informer les entreprises sur les problèmes éthiques qu’elles sont susceptibles de rencontrer dans certains pays.

Au niveau de l’Union européenne, la future présidence française pourrait soutenir la création d’un label social européen et d’un observatoire chargé de sa mise en œuvre comme le préconise le Parlement européen dans sa résolution du 15 janvier 1999 sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Aucun contrôle indépendant de l’application de ces codes de conduite n’est actuellement possible, la plupart des compagnies pétrolières y sont hostiles. Pourtant, seul un tel contrôle offre les garanties d’impartialité. Les compagnies pétrolières pourraient d’ailleurs par ce biais faire justice d’accusations parfois infondées qui sont portées contre elles.

Sur le plan international, la France pourrait œuvrer à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales, principe qu’elle a d’ailleurs défendu sans être entendue lors de la Conférence de Rome qui a abouti au statut de la Cour Pénale Internationale. Il est difficile dans bien des cas de poursuivre des entreprises multinationales qui, à travers des unités délocalisées dans des zones de non droit, sont à l’origine de violations des droits de l’Homme.

L’existence d’un double standard dans le respect des droits de l’Homme, des lois anticorruption, des normes sociales et environnementales n’est pas acceptable. La France se doit d’encourager l’extension des conventions anti-pollution, de combattre le "dumping" social, et de lutter avec ses partenaires contre la corruption.

La France pourrait exiger des institutions financières internationales et notamment de la Banque mondiale, qu’elles appliquent des critères rigoureux à l’octroi de financements de projets pétroliers. Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté. La Banque mondiale a subordonné l’octroi d’un financement au projet d’oléoduc Tchad-Cameroun au respect de normes environnementales et à des conditions très précises d’utilisation des revenus pétroliers qui pourraient être généralisées. Les institutions financières internationales devraient contrôler l’utilisation de la rente pétrolière dès lors que les Etats producteurs souhaitent bénéficier de leurs crédits.

La mission a observé que les grands groupes pétroliers prenaient progressivement conscience de leur vulnérabilité face aux opinions publiques de leurs Etats d’origine et aux habitants des zones d’exploitation. Obligés de composer non plus avec les seuls Etats mais avec la société civile, certaines compagnies pétrolières ont compris que leur intérêt était de participer au développement des régions où elles étaient implantées.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr