La disponibilité des matériels est insuffisante au sein des trois armées. Le taux de 60 % constitue pour chacune d’entre elles le niveau autour duquel se situe la disponibilité globale de leurs armements. Ce constat est sans nuances, car le décrochage de l’état opérationnel des équipements par rapport aux objectifs fixés lors de la professionnalisation des forces est patent.

Subie par des personnels qui n’ont pas pour habitude de manifester publiquement leurs états d’âmes, cette situation n’a pas vraiment été perçue avec ses conséquences ces dernières années, car les missions ont continué à être remplies. C’est d’ailleurs tout à l’honneur des femmes et des hommes de l’institution militaire d’avoir fait passer leur devoir avant les conditions d’exercice de leur engagement. Cependant, le moral dans les troupes s’en est durement ressenti : comment pouvait-il en être autrement alors que les engagés sont désormais professionnels et que l’état des matériels détermine leurs conditions de travail, quand il ne s’agit pas leurs conditions de vie, à l’image des marins qui vivent pendant plusieurs semaines voire des mois sur leurs bâtiments ? Il n’est donc plus possible de s’en tenir au statu quo, comme le Président de la République et le Gouvernement l’ont souligné ces dernières semaines.

Les causes du mal sont profondes et pernicieuses. Les défaillances qui ont affecté la maintenance des matériels résultent d’une insuffisance des crédits budgétaires consacrés au maintien en condition opérationnelle. En outre, le transfert de la charge de l’entretien programmé du titre III au titre V s’est fait sans revalorisation équivalente du montant des crédits d’équipement : du coup, ce sont des charges de fonctionnement supplémentaires d’un montant d’1,4 milliard d’euros qui ont été imputées aux budgets consacrés aux investissements. Certes, la dernière annuité de la loi de programmation militaire 1997-2002 a rétabli les crédits à des niveaux plus conformes aux besoins ; cependant, il faut du temps pour restaurer toute une chaîne logistique et industrielle désorganisée sous l’effet des coupes budgétaires antérieures. L’effet d’inertie des régulations budgétaires est dévastateur pour le cycle de la maintenance.

On doit se réjouir des mesures importantes qui ont été proposées par le Gouvernement dans le projet de loi de programmation militaire 2003-2008. Les crédits dévolus à l’entretien programmé des matériels, hors maintenance prévue dans les contrats, devraient s’établir en moyenne à près de 2,4 milliards d’euros chaque année. A titre de comparaison, la moyenne des crédits d’entretien consommés sur les exercices couvrant la période 1999-2001 était de 2,16 milliards d’euros par an, déduction faite des annulations et reports. Pourtant, il ne faut pas s’attendre à des effets spectaculaires de cette revalorisation à brève échéance.

En effet, le vieillissement des matériels, qui obère directement leur niveau de disponibilité opérationnelle, est également au nombre des conséquences de budgets insuffisants. Bien souvent, l’absence de crédits a obligé les armées à reporter certaines acquisitions, pourtant nécessaires. Au cours de l’exécution de la loi de programmation militaire 1997-2002, il a manqué aux armées l’équivalent d’une annuité de titre V. De ce fait, les matériels en service ont parfois dû être prolongés au-delà de leur durée de vie opérationnelle, ce qui s’est soldé par des surcoûts d’entretien excessifs.

Parmi les exemples les plus révélateurs, figure l’avion de transport C 160 Transall, dont les 46 premiers exemplaires sont entrés en service entre 1967 et 1973 : alors que le taux de disponibilité de ces appareils s’élevait à plus de 69 % en 1997, pour un coût d’entretien avoisinant 120 millions d’euros, il plafonne désormais à un seuil de 55 %, alors même que le montant des crédits consacrés à leur maintenance a augmenté de près de 60 millions d’euros.

Par conséquent, le relèvement significatif de l’enveloppe du titre V au cours de la prochaine loi de programmation est plus que bienvenu. Il permettra d’améliorer l’état général de disponibilité des matériels grâce à un renouvellement suffisant. Il servira également à couvrir le renchérissement prévisible de la maintenance des matériels de nouvelle génération, dont les composants électroniques sont plus complexes à entretenir. D’ores et déjà, l’entrée en service du char Leclerc s’est accompagnée d’un accroissement de 44 % du coût global des rechanges en faveur des blindés. La marine, elle, est déjà confrontée au même type de problèmes pour l’entretien des nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs de missiles stratégiques. De même, il est acquis que la maintenance des hélicoptères de combat Tigre coûtera quatre fois plus cher à l’armée de terre que celle de leurs prédécesseurs Gazelle et l’armée de l’air s’attend à une évolution similaire pour le Rafale. C’est dire les défis qui attendent les armées en matière d’entretien des matériels ces prochaines années.

Devant de telles perspectives, la seule amélioration des montants budgétaires alloués au maintien en condition opérationnelle des équipements ne peut suffire. D’autres mesures s’imposent et, dans certains cas, les armées ont déjà commencé à les mettre en _uvre.

La création de structures intégrées de l’entretien des matériels aériens (SIMMAD) et de la flotte (SSF) depuis 1999 a permis de réorganiser le mode de traitement du maintien en condition opérationnelle. La gestion des rechanges est ainsi en cours de refonte, de même que la passation des commandes et le suivi des réparations. Bien évidemment, ces structures sont très récentes et leurs résultats ne peuvent être spectaculaires, quelques mois seulement après leur entrée en activité. Cependant, la SIMMAD, qui a été mise en place la première, a d’ores et déjà permis de stabiliser, voire de redresser, le niveau de disponibilité des appareils de l’armée de l’air et de l’aéronavale en améliorant très sensiblement le cycle des rechanges. Le SSF s’est attelé à la même tâche, mais plus tardivement, ce qui explique que les résultats ne soient pas encore vraiment probants. L’armée de terre devrait elle aussi créer une structure équivalente, la SIMMT, dans les années à venir, mais le processus pourrait prendre davantage de temps du fait de la diversité et du nombre des matériels en service.

Pour être complètement efficaces, ces organismes intégrés et interarmées doivent pouvoir planifier et anticiper les réparations des matériels. Il ne semble pas que cela soit tout à fait le cas actuellement, faute de personnels compétents en nombre suffisant et également par manque d’expérience. Contrairement aux raisons souvent évoquées, le code des marchés publics n’est pas forcément un obstacle à une meilleure réactivité ; cependant, son maniement suppose une bonne connaissance des règles, et donc des personnels formés à cet effet.

L’amélioration des conditions d’entretien des matériels des armées passe aussi par d’importants changements dans la réalisation industrielle des réparations. Il semblerait que le marché du maintien en condition opérationnelle des équipements ne soit pas toujours suffisamment attractif pour les entreprises du secteur de la défense. Elles se consacrent davantage aux grands programmes neufs, sans doute plus rémunérateurs. Une partie de la solution réside peut-être dans un changement de nomenclature budgétaire visant à privilégier le " coût de possession " d’un programme sur son coût d’acquisition. Ce faisant, en prévoyant dès l’origine le coût d’entretien des équipements acquis par les armées et en individualisant les crédits destinés à l’entretien pour chaque armée, on garantirait une certaine " sanctuarisation " des financements concernant le maintien en condition opérationnelle. Les industriels seraient plus motivés. Ils disposeraient d’une meilleure lisibilité à long terme, ainsi que de perspectives de chiffres d’affaires. La planification de la charge de l’entretien serait plus aisée pour les armées. Une telle réforme n’est pas si complexe à mettre en _uvre, car elle consiste pour l’essentiel en un jeu d’écriture budgétaire.

Cependant, les problèmes qui affectent la chaîne industrielle de la maintenance ne résident pas uniquement dans un manque d’incitation, ni dans le statut des entreprises. Toutefois, les réformes continues de la direction des constructions navales -DCN- depuis dix ans n’ont pas été sans incidences sur la qualité de ses prestations en faveur de la marine. En fait, l’essentiel des critiques qui touchent l’implication des industriels dans le cycle de la maintenance concerne avant tout leur réactivité. Dans ce domaine comme dans de nombreux autres, l’intensification de la concurrence et le recours à une forme maîtrisée et intelligente de sous-traitance peut porter ses fruits.

Au titre des économies à attendre de ces pratiques, il convient de citer l’exemple du renouvellement du contrat de maintenance des C 130 (jusqu’à présent assurée par la société Sogerma), qui a eu lieu en juin 2002. En application du nouveau code des marchés publics, l’armée de l’air a lancé un appel d’offres européen. La société portugaise Ogma y avait répondu. L’offre portugaise retenue était nettement inférieure à celle de la filiale d’EADS. Reste à savoir maintenant si, au regard de cette expérience, le bon choix a été fait. En effet, le prestataire " moins disant " en matière de tarification n’est pas nécessairement le " mieux disant " pour la qualité de son offre dans le temps.

Certes, tout ne peut faire l’objet d’externalisation ; cependant, certaines tâches actuellement remplies par les armées pourraient utilement être déléguées à des entreprises, notamment en ce qui concerne la gestion des rechanges dits consommables. L’armée de l’air est là aussi pionnière. Elle a lancé le projet " optimisation du réapprovisionnement des rechanges consommables des matériels aéronautiques des forces armées françaises " (ORRMA). Par le biais d’une sous-traitance à des entreprises capables de garantir la livraison de pièces de rechanges en un lieu donné sous 48 heures, ce mode de gestion permettrait de réaffecter sans surcoût 60 à 70 personnels de la SIMMAD à d’autres tâches où leur savoir-faire serait mieux employé.

En définitive, les voies d’amélioration ne manquent pas. Il appartient au ministère de la défense de les identifier et de les expérimenter.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr