Le débat stratégique international et américain, ainsi que le dialogue euro-atlantique vont être dominés dans les années à venir par la question de la mise en place d’une défense nationale antimissile aux Etats-Unis, naguère appelée National Missile Defense (NMD), depuis peu intégrée dans un ensemble global baptisé défense antimissile (Missile Defense ou MD), qui inclut également la défense de théâtre. La nouvelle administration américaine place en effet ce projet au premier rang de sa politique de sécurité et prône un bouleversement doctrinal radical sur la défense et la dissuasion dans l’après-guerre froide. D’emblée, une affirmation est présentée comme une évidence : " la question n’est pas de savoir si la NMD va se faire, mais quand et comment ", peut-on lire ici et là. Tel est aujourd’hui le mot d’ordre, martelé à l’envi, préalable à tout discours sur le sujet, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.

Cette affirmation est pourtant contestable.

Sur la méthode d’abord : peut-on se contenter de slogans sur un sujet qui pose, sur le fond, des questions essentielles sur l’équation stratégique de l’après-guerre froide ? De tels anathèmes, qui s’apparentent à un diktat intellectuel, n’ont d’autre fonction que de neutraliser tout débat de fond sur le sujet. Or, la vraie question posée aujourd’hui par la NMD ne concerne pas la simple analyse technique des modalités et du calendrier de la défense antimissile.

Sur le fond ensuite : l’ensemble du débat actuel, qu’il s’agisse des arguments favorables à la NMD ou des critiques à l’encontre du projet, a un air de déjà vu qui nous ramène au plus fort des discussions sur l’Initiative de défense stratégique (IDS) lancée par le Président Reagan. D’aucuns qualifient d’ailleurs le projet actuel de " fils de la guerre des étoiles ". Or, faut-il rappeler que l’IDS a échoué ? Plus encore, comment oublier que la défense antimissile est, depuis plus de quatre décennies, le serpent de mer des stratèges du Pentagone, sans qu’aucun système effectif global n’ait été mis en place ?

La question reste donc bel et bien ouverte de savoir si un système de défense antimissile du territoire national américain sera mis en place dans les années à venir : il n’existe pas de fatalité de la NMD aujourd’hui. Ainsi, au-delà des formules toutes faites, il est temps de substituer l’analyse objective au constat idéologique d’un pseudo fait accompli, en bref d’en revenir aux réalités. Ainsi pourra s’ouvrir un débat qui est non seulement pertinent mais aussi nécessaire. En effet, ce projet virtuel a des conséquences bien réelles sur la sécurité internationale, de même qu’il pose des questions de première importance quant aux priorités stratégiques des Etats-Unis et de l’Europe.

Trop souvent jusqu’alors, toute tentative de débat a été promptement interprétée comme le signe d’une répugnance à regarder en face le nouveau contexte stratégique : il y aurait d’un côté les Modernes, à savoir les Etats-Unis, qui regardent le monde de l’après-guerre froide tel qu’il est, là où les Anciens, généralement européens, ne verraient que le monde tel qu’il était ou tel qu’ils voudraient qu’il reste.

Dans la mesure où le discours américain sur la NMD ou la MD puise largement dans un corpus idéologique et rhétorique inchangé depuis quarante ans, dans la mesure encore où les partisans et acteurs de la politique stratégique américaine sont les mêmes que lors de l’IDS, il reste à prouver que la MD envisagée aujourd’hui soit un projet d’avenir. A l’inverse, le fait que la MD soit une antienne du discours stratégique américain ne signifie pas automatiquement que les Européens soient les Modernes en en dénonçant les risques. En fait, prendre position sur la défense antimissile est un faux débat si l’on n’a pas tenté au préalable de réfléchir à ce que représente la défense antimissile pour les Etats-Unis, au-delà des différents systèmes qui se succèdent.

De quoi est-il question dans les projets américains ?

A l’instar de ses ancêtres, la NMD ressortit bien davantage d’un projet idéologique qui puise ses racines au fondement même de la mentalité américaine que d’un outil militaire véritable. En témoigne très clairement la manière dont le projet est revenu au premier plan du débat politique américain dans les années récentes. Faire ce constat ne conduit en rien à minorer ni le poids ni les enjeux des débats actuels. Ne nous trompons pas de registre pour autant : la défense antimissile des populations civiles est avant tout une question politique, non militaire, un enjeu économique et industriel avant d’être un projet technique.

C’est dans cette perspective que peut et que doit s’inscrire l’élaboration d’une position spécifiquement européenne sur la NMD. Car s’il est vrai que les pays d’Europe doivent, d’un côté, éviter d’apparaître comme les tenants systématiques de doctrines stratégiques conçues au temps de la guerre froide, il est tout aussi vrai qu’ils doivent, de l’autre, faire valoir leurs analyses et leurs intérêts propres sur ce dossier.

Décrire, analyser et comprendre les fondements, les enjeux et les conséquences des projets américains en matière de défense antimissile, non dans une perspective de critique stérile sur un sujet débattu à l’infini, mais afin de définir une position politique qui soit active, et non plus seulement réactive : telle est l’ambition du présent rapport.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr