Un débat ouvert sur un projet virtuel

Le fatalisme européen doit être activement combattu. Plus encore dans le contexte actuel qui voit l’administration américaine renoncer à la terminologie qui mettait l’accent sur le caractère national du projet au profit d’une approche générale sur une défense antimissile ouverte aux alliés, les Européens doivent se faire entendre dans ce qui sera une vraie négociation. Si, pendant la Présidence Clinton, les clés du dossier étaient largement entre les mains d’un congrès autiste, la situation a changé aujourd’hui. Certes, contrairement à la précédente, l’actuelle administration est convaincue de la nécessité de doter les Etats-Unis d’une défense du territoire contre les missiles balistiques ; mais elle se heurte aujourd’hui à la réalité des négociations internationales dans lesquelles ni les slogans, ni l’idéologie ne fonctionnent.

Les Européens doivent par conséquent se prononcer clairement et fortement en insistant sur le caractère virtuel du projet américain. Ils bénéficient pour ce faire d’un atout considérable qui réside dans la faiblesse de l’analyse américaine sur la menace, alors qu’il s’agit du fondement même du projet. Répétons-le : la menace identifiée par le rapport Rumsfeld est tout aussi virtuelle que le projet lui-même. Il faut rappeler aux Etats-Unis que n’existe, à ce jour, aucune menace balistique directe sur le territoire américain. Les menaces balistiques mis en avant par les Etats-Unis émanent d’un nombre connu et limité de petits Etats dont les motivations régionales sont généralement connues. Par exemple, si la Corée du Nord a développé un programme balistique, qu’il ne faut pas surestimer, c’est pour disposer d’une monnaie d’échange alors que le pays se trouve dans une situation de dénuement extrême. Certes, le rythme de développement des capacités balistiques à travers le monde a pu être sous-estimé dans le passé. Mais ce constat capacitaire ne serait une menace que si un discours hostile était associé à ces capacités, ce qui n’est pas le cas.

Au regard de la dimension virtuelle des projets américains, il importe donc de ne pas céder à l’alarmisme actuel qui tend à faire accroître aux alliés qu’ils doivent se prononcer très rapidement. La teneur des projets américains en matière de défense antimissile devrait être présentée au début de l’été prochain. Pourtant, les Etats-Unis poussent leurs alliés européens à prendre position sur ce sujet, comme s’ils souhaitaient préempter le débat avant même que ses termes en soient connus. D’une certaine manière, les Etats-Unis semblent soucieux de neutraliser une fois pour toutes le débat avec leurs alliés en en verrouillant les termes, comme s’ils savaient que le temps qui passe ne pourra que faire apparaître la dimension virtuelle de leur projet et sa nature exclusivement rhétorique. Que se multiplient en outre les rapports sceptiques du type de celui du GAO sur la composante spatiale de la NMD, et c’est tout le débat politique interne qui sera relancé. Or, l’administration actuelle a tiré les leçons de la gestion de ce dossier par la Présidence Clinton : il est très difficile de conduire ce projet à la fois sur le plan interne et sur le plan externe sans sacrifier une des deux dimensions. Tous s’accordent ainsi à reconnaître la gestion calamiteuse du dossier sous Clinton vis-à-vis de l’étranger, qui a conduit à la constitution d’un front uni européen dans un premier temps et a donné le beau rôle, et l’initiative, à la Russie.

Un débat nécessaire sur un projet national aux enjeux internationaux

Les pays européens ne doivent pas se laisser enfermer dans une consultation limitée à la défense antimissile. Les Etats-Unis révisent globalement leur stratégie : il importe par conséquent que la consultation sur la défense antimissile soit doublée d’un débat sur les questions stratégiques. Débat car l’équilibre stratégique international n’est pas un jeu dont les règles sont fixées par un seul et qui dépend d’une décision souveraine des Etats-Unis, mais une construction à plusieurs. En débattre ne signifie pas non plus consulter les alliés tout en multipliant les déclarations déstabilisantes pour la stabilité internationale. Car lorsqu’un pays a les responsabilités qui sont celles des Etats-Unis en matière de désarmement, d’arms control et de lutte contre la prolifération - responsabilités historiques dans la mesure où ces notions sont d’inspiration américaine -, il doit les assumer, sans les renier brutalement au nom d’un pari stratégique. Surtout à l’heure où quelques événements marquants, mais isolés et circonscrits, viennent ébranler ces régimes.

Le fond du débat concerne en effet les rôles respectifs, non seulement de la défense et de la dissuasion, mais également de la non-prolifération et de la contre-prolifération. Isoler l’approche par la contre-prolifération, dont relève la défense antimissile, présente le risque de donner l’image d’un Occident uni autour de la recherche de solutions militaires, tandis que l’approche diplomatique serait laissée aux pays du Tiers Monde notamment. Inutile de souligner qu’une telle perception serait dévastatrice pour l’avenir de la lutte contre la prolifération, sans compter qu’elle irait à l’encontre de la réalité de l’engagement des pays européens en faveur de la non-prolifération. Souhaitable et nécessaire, la consultation que les Européens ont demandée à leurs alliés américains ne doit donc en aucun cas être perçue dans le reste du monde comme un blanc-seing donné à la politique américaine. Nul besoin de souligner en effet à quel point le rôle des pays européens en matière de désarmement et de non-prolifération serait sérieusement remis en cause s’ils donnaient l’impression d’un double discours, bienveillant ou ambigu sur les projets américains, exigeant sur la non-prolifération dans l’ensemble du monde. L’enjeu de la cohérence est ici de première importance.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr