Le projet de défense nationale antimissiles (NMD), actuellement envisagé par les Etats-Unis, doit être replacé dans une double perspective, tant historique, en référence à la longue lignée de tentatives d’édification, au cours des quarante dernières années, d’un " bouclier " protégeant le territoire national, que contemporaine, au regard du développement de plusieurs programmes de défense antimissiles de théâtre avec lesquels il possède des liens de parenté.

S’il était mené à bien, ce projet pourrait pour la première fois assurer une protection de l’ensemble du territoire desEtats-Unis face à la menace de missiles balistiques. Ce résultat majeur, bien que limité à la protection contre quelques dizaines de têtes assaillantes, serait obtenu en recourant à des moyens relativement mesurés par rapport aux projets précédents, que ce soit par le type de technologie mise en oeuvre ou par leur coût, à la portée du budget de défense américain.

Justifié par la perception aux Etats-Unis d’une menace montante provenant de pays situés en marge de la communauté internationale, développant des programmes balistiques et disposant de capacités dans le domaine des armes de destruction massive, la NMD suscite un vif débat international. Relancera-t-elle la course aux armements et l’accélération de la prolifération ? Sans lui imputer l’origine de comportements qui relèvent de la pleine responsabilité de pays tiers, on peut cependant affirmer qu’elle constituera bien plus un facteur de tension que d’apaisement pour la sécurité internationale, notamment par l’affaiblissement du traité américano-russe ABM (Anti-Ballistic Missiles) et les réactions en chaîne qu’elle pourrait provoquer en Asie.

Le déploiement de la NMD, pour lequel une décision du Président des Etats-Unis était en principe attendue pour l’automne prochain, est aujourd’hui suspendu à de multiples interrogations. La fiabilité technique du système, et particulièrement du concept d’interception par collision directe, non encore totalement éprouvé, est mise en doute, y compris par certains partisans d’une architecture plus ambitieuse, comprenant le lancement d’intercepteurs depuis la mer ou l’espace. La volonté de l’actuelle administration d’obtenir une révision du traité ABM se heurte au refus de la Russie qui laisse présager une évolution complexe du dialogue stratégique bilatéral. Enfin, la proximité d’échéances électorales majeures interfère sur le calendrier que s’était fixé l’administration et suscite des contre-propositions dans le camp républicain.

Tous ces éléments plaident en faveur d’un ajournement de la décision définitive de lancement du programme, même si quelques mesures conservatoires pourraient être engagées, et rendent plausible l’hypothèse d’une remise à plat du projet par l’administration issue des élections de novembre, au vu des conditions nouvelles qui apparaîtront alors tant dans la définition de la politique de défense des Etats-Unis que dans l’évolution de la relation avec la Russie.

Ces incertitudes, porteuses d’éventuels rebondissements, ne doivent pas faire oublier que des tendances de fond confortent la progression de l’idée d’une défense antimissile du territoire.

Tout d’abord, elle s’accorde avec la très vive sensibilité aux Etats-Unis, face à tout ce qui pourrait affecter l’intégrité du territoire national. En ce sens, elle constitue une réponse politique bien plus que militaire, à une menace potentielle assez unanimement ressentie. Les conséquences de son déploiement sur la stabilité internationale pèsent peu dans un climat dominé par la tentation de l’unilatéralisme et le sentiment que les Etats-Unis doivent avant tout compter sur eux-mêmes pour garantir leur sécurité.

Ensuite, elle bénéficie des capacités financières et technologiques considérables d’un pays à l’économie florissante, qui permettent d’envisager sans contrainte des investissements massifs dans le développement de nouveaux systèmes de défense.

Enfin, par sa contribution significative à l’effort de recherche et de développement et par ses retombées industrielles et technologiques, dans de multiples domaines, elle participe au maintien, et vraisemblablement à l’accroissement, de l’écart technologique entre les Etats-Unis et le reste de la planète.

Quels enseignements tirer, pour la France, de cette évolution ?

Au-delà de l’actuel projet de NMD, la défense antimissiles du territoire face à la prolifération balistique semble devoir prendre une place accrue dans le débat stratégique. La question concerne aujourd’hui les Etats-Unis mais pourrait rapidement se poser à l’Europe, et si elle n’a, jusqu’à présent, été qu’effleurée au sein de l’OTAN, elle pourrait y revenir avec force si les propositions de coopération internationale tout récemment émises par M. Poutine devaient être prises en considération par Washington.

Dans ces conditions, il apparaît en premier lieu que la France doit renforcer son analyse sur un sujet aujourd’hui réservé à des cercles restreints et participer pleinement au débat international, car si les Etats-Unis sont légitimement maîtres d’une décision relative à leur sécurité, la portée du projet NMD justifie qu’ils prennent en compte les réactions internationales et notamment les analyses de leurs alliés.

Deuxièmement, l’émergence de la défense antimissiles, qu’elle couvre un territoire national ou un théâtre plus réduit, est de nature à faire apparaître de nouveaux concepts de défense. Elle doit donc être impérativement intégrée dans notre réflexion doctrinale dans tous les domaines, y compris celui de la dissuasion nucléaire.

Enfin, de manière plus concrète, la France doit confirmer et accentuer, dans la prochaine loi de programmation militaire, son engagement dans le développement de capacités antimissiles de théâtre. Celles-ci répondent au besoin de protection de nos troupes sur les théâtres extérieurs. Il serait en outre dommageable de ne pas exploiter le savoir-faire industriel français dans un secteur dont l’importance ira croissante et d’abandonner aux seuls Etats-Unis un domaine technologique majeur dans lequel notre pays est loin d’être totalement démuni.


Source : Sénat (France) : http://www.senat.fr