10. Jusqu’à présent, la menace balistique a été évaluée sous l’angle des armes de destruction massive. En Europe, cet a priori a permis le maintien en l’état de la représentation stratégique de la dissuasion, sans modifier la doctrine établie, articulée autour d’une acceptation explicite de la dissuasion offensive. Les arsenaux nucléaires restent un recours potentiel contre toute frappe nucléaire (voire chimique) et l’Europe perçoit le maintien de sa sécurité à travers leur existence, mais aussi à travers la perpétuation des accords de désarmement et de contrôle, en particulier le Traité sur la limitation des systèmes antimissiles (Traité ABM).

11. Si cette époque de la dissuasion garde probablement toute sa pertinence dans le cadre de frappes nucléaires, chimiques ou biologiques, il est assez alarmant de constater que l’Europe ne semble pas disposée à envisager qu’une puissance tierce puisse avoir massivement recours aux vecteurs balistiques comme armes de champ de bataille, de manière conventionnelle, comme cela avait été théorisé en Union soviétique il y a déjà 25 ans. Or, l’évaluation du danger balistique sous l’angle conventionnel modifie radicalement la nature de la menace à laquelle les troupes européennes pourraient être confrontées sur le terrain.

12. A l’heure actuelle, la plupart des experts du continent semblent tenir pour acquis que l’équipement en vecteurs balistiques des pays potentiellement hostiles repose et reposera sur des améliorations des systèmes Scud B/C et Frog, à savoir des systèmes de courte portée, de disponibilité opérationnelle médiocre, et dotés d’une précision telle qu’une frappe conventionnelle relèverait de la simple superfluité. Avec un cercle d’erreur probable (CEP) supérieur à 700 mètres, une faible disponibilité opérationnelle et des temps de réaction de plusieurs heures, il est évident que ces armes ont un rôle essentiellement politique, dans un contexte de frappe de terreur, comme ce fut le cas lors de la guerre Iran-Irak, ou dans une optique de dissuasion nucléaire ou chimique.

13. Il est cependant dangereux de postuler que tout pays non occidental mettant en oeuvre des missiles balistiques ne rêve que d’agiter le spectre d’une frappe chimique ou nucléaire. En fait, l’état actuel des régimes de contrôle est tel que tout pays cherchant à se doter de capacités nucléaires réelles s’expose à des sanctions disproportionnées au regard du gain militaire escompté, en particulier vis-à-vis de l’Occident. Au contraire, un adhérent modèle au TNP (Traité de non-prolifération), au CTBT (Traité d’interdiction complète des essais), au futur traité " cut-off " et aux conventions sur les armes chimiques et biologiques n’aura pas de réelles difficultés à se doter d’armes balistiques efficaces et dissuasives.

14. L’Arabie saoudite s’est ainsi équipée de missiles CVSS-2, certes périmés, mais entrant clairement dans le domaine des armes substratégiques, sans rencontrer une vraie opposition. L’exemple saoudien démontre ainsi qu’il existe une prolifération balistique potentielle d’importance vers les pays traditionnellement jugés non proliférants (en termes NBC), cette nouvelle prolifération pouvant correspondre à des impératifs de sécurité parfaitement légitimes.

15. Pour les Occidentaux, l’impact provoqué par la diffusion des systèmes d’armes peut être considérable. Les deux derniers exemples d’interventions militaires massives organisées par l’ONU (le Golfe et le Kosovo) ont en effet mis en relief un mode opératoire qui semble devoir se répéter à l’avenir, à savoir une importante concentration de moyens aériens sur des zones de regroupements limités, en prévision des frappes conventionnelles massives, préalables à un déploiement terrestre. Les faits ont montré que la qualité des frappes aériennes occidentales était tributaire du volume d’avions déployés au plus près du front, les taux de sorties record observés durant ces deux conflits étant essentiellement le fait des nombreux chasseurs-bombardiers concentrés dans les bases limitrophes des zones de combat.

16. Les résultats médiocres obtenus contre les cibles purement militaires (en particulier au Kosovo) laissent présager qu’il sera difficile de substituer à ces moyens tactiques des systèmes de frappe longue portée, permettant une concentration des forces militaires à distance de sécurité. Dans ces conditions, un impératif de dispersion pourrait rendre l’efficacité des frappes aériennes plus douteuse, remettant en cause les raisons d’une éventuelle intervention.

17. L’observation de ces conditions opérationnelles conduit presque systématiquement à conclure qu’une frappe balistique sur ces centres de regroupement présenterait un risque incalculable pour les armées déployées, non seulement par les pertes humaines qu’elle entraînerait, mais aussi sur les plans économique et politique. Or, s’il est douteux que les dérivés des Scud B/C actuellement mis en oeuvre dans les diverses zones à risques du globe constituent de réelles menaces, il n’est pas difficile, à court terme, de trouver mieux.

18. Les systèmes très courte portée (70 km) SS-21A dont dispose la Syrie permettent ce type de frappe, avec un CEP de 150 mètres, et un temps de réaction probablement élevé. De même, les SS-X-26 dérivés du SS-23 interdit par le Traité de Washington sur les FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire), que la Russie se propose d’exporter, offrent des perspectives intéressantes, avec une portée de 250 km, des aides à la pénétration, une tête à guidage terminal, et un CEP de 10 mètres (5). L’Inde, de son côté, développe du matériel d’une qualité croissante, qui commence à s’approcher des normes occidentales, du point de vue de la portée et de la précision. Bien que l’Inde ne soit pas un pays proliférant (elle ne produit que pour elle-même), et que son niveau technologique soit incomparablement supérieur à celui de nombre de pays balistiques émergents, cet exemple démontre que les contrôles sur les technologies balistiques sont amenés à se détendre, au fur et à mesure que ces technologies se vulgarisent.

19. La mise sur le marché de tels systèmes fait évoluer considérablement la donne dans le domaine balistique, en particulier dans le domaine tactique. Si la famille des Scud et ses dérivés ne faisait peser qu’une menace virtuelle sur le plan strictement militaire, et ne disposait que d’un potentiel d’amélioration réduit, la nouvelle génération de vecteurs disponibles offre de multiples possibilités opérationnelles et un potentiel d’amélioration considérable, en particulier en termes de portée et de puissance.

20. Or, en Europe, la prise en compte de ce type de menace demeure équivoque. Si des programmes ATBM (Anti-Tactical Ballistic Missile) ont été engagés en France, en Allemagne, en Italie et en Grande-Bretagne, le discours public et les programmes engagés semblent devoir se cantonner dans la lutte contre les missiles aérobies et les vecteurs de type Scud. Dès que l’on envisage une protection contre des vecteurs plus évolués, dotés d’une plus grande portée et d’une plus grande précision, le discours se trouble. En effet, la prise en compte de vecteurs tactiques à longue portée (3 000 km et plus) par des armes antimissiles inquiète l’Europe, dans le sens où les intercepteurs pouvant traiter ces menaces approchent des normes stratégiques, sapant les fondements du Traité ABM et remettant implicitement en cause le concept de dissuasion offensive.

21. Or, sans nier la validité du traité (en particulier dans le cadre des réserves admises lors des accords de Genève et d’Helsinki), il est nécessaire de tenir compte de l’évolution que les nouveaux vecteurs offriront et l’effet de " spin over " que provoquera l’adoption unilatérale de systèmes ATBM aux Etats-Unis, en Israël et en Asie. Que l’Europe l’admette ou non, les pays balistiques émergents seront tentés de se doter d’armes se rapprochant de plus en plus des normes substratégiques (en termes de portée et de capacité), offrant des capacités préventives contre les systèmes ABM et ATBM (leurres, aides à la pénétration, sous-munitions), systèmes contre lesquels des programmes militaires défensifs devront être envisagés.

22. De ce point de vue, la pertinence opérationnelle du déploiement des ATBM repose sur deux arguments. D’une part, quel que soit le degré d’imperfection du système, il demeure préférable à l’absence totale de protection face à la menace. D’autre part, le système ATBM s’intègre dans un système militaire plus vaste. Il peut être d’efficacité limitée en cas d’attaque surprise sur les troupes, mais il voit son utilité décuplée quand il est associé à la dégradation du C3I et des sites de frappe adverses.

23. Récuser le risque conventionnel que font peser les vecteurs longue portée et se contenter d’adopter des systèmes ATBM à très courte portée risque de causer de graves tensions si une intervention militaire était envisagée contre un pays possédant ce type de vecteurs (6). En restant dans l’expectative, l’Europe s’expose à voir son rôle de régulateur des crises remis peu à peu en cause par une incapacité à intervenir contre des acteurs régionaux sanctionnés par l’ONU. De surcroît, sa dépendance envers les Etats-Unis dans le domaine des hautes technologies militaires est appelée à s’accroître, l’adoption de systèmes ATBM crédibles s’accompagnant d’un environnement technologique (communication, détection, gestion du champ de bataille) dont les retombées excèdent largement le domaine de la lutte antimissile.

24. Pour expliciter les choses plus clairement, l’impératif dissuasif établi contre l’Union soviétique puis la Russie n’a peut-être plus la même raison d’être, d’autant qu’à l’inverse de ce pays et des Etats-Unis, l’ensemble de la communauté balistique (nucléaire ou non) n’adhère pas au Traité ABM, ni aux limitations techniques établies par les accords de Taormina, START I et START II (7) et n’est nullement disposée à le faire. Ainsi, les arsenaux en présence, les limitations techniques, les contraintes géographiques et les habitudes politiques ne sont plus les mêmes, ce qui justifie une évolution des perceptions de la menace et des moyens de la contenir.

25. Les doctrines présidant à la dissuasion en Europe devraient donc être réexaminées, non que l’Europe doive elle aussi se chercher de nouveaux ennemis, mais parce que les forces balistiques mises en oeuvre dans le monde risquent d’évoluer en fonction des développements décrits ci-dessus. Il est désormais trop tard pour se prononcer contre la mise en place de systèmes antimissiles, au sens où ils affaiblissent la crédibilité de la dissuasion. Tout pays possesseur d’une arme balistique cherche à terme à se doter de moyens permettant de contrer les effets prévisibles des ABM et des ATBM, ce qui implique une globalisation croissante de la menace, sans respect pour les taxonomies du MTCR et des doctrines nucléaires officielles. De ce fait, l’Europe doit avoir conscience qu’il est nécessaire de travailler dans le sens d’une protection accrue contre les menaces balistiques, sans se restreindre aux capacités antimissiles ponctuelles, explicitement dirigées contre les vecteurs aérobies, les missiles très courte portée ou les systèmes balistiques antédiluviens de la famille des Scud.

26. Accepter le lancement de tels programmes est une décision politique lourde qui implique une évaluation de la menace et surtout une identification publique des ennemis potentiels, processus jusqu’à présent évité, les divers gouvernements de l’Union répugnant à désigner leurs adversaires et à prendre des mesures préventives. L’identification publique de la menace demande un engagement politique contraignant que l’Union européenne ne peut supporter aussi facilement que les Etats-Unis. Il est toutefois souhaitable que les menaces potentielles soient clairement identifiées, ce qui implique une évolution des doctrines, mais aussi une révision des relations de sécurité établies entre les alliés et un élargissement vers d’autres partenaires.


(5) La version d’exportation sera probablement dégradée, comme cela est souvent le cas pour le matériel russe. Toutefois, l’amélioration est significative par rapport au matériel désuet que certains pays du tiers-monde tentent de développer eux-mêmes.

(6) Dans ce cas, en effet, la portée importe moins que la vitesse de rentrée de l’ogive - qui augmente avec la portée du vecteur. Un intercepteur tactique optimisé contre les SRBM peut se révéler inutile contre un IRBM. Ceci implique néanmoins que le pays qui a recours aux IRBM dispose de la profondeur stratégique suffisante pour les utiliser.

(7) A savoir, les limitations sur le " MIRVage " (MIRV : Multiple Indepently Targetable Re-entry Vehicle) des SLBM (Submarine-Launched Ballistic Missiles), l’abolition du MIRVage pour les ICBM (Intercontinental Ballistic Missiles) et la restriction sur les capacités nucléaires des missiles de croisière utilisés par la marine.


Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/