L’Europe et la défense antimissile américaine

85. Il convient, dans un premier temps, de s’intéresser à la position de l’Europe vis-à-vis de la défense antimissile américaine. Ceci implique d’une part d’examiner l’appréciation de la menace en Europe et ce, en comparaison de l’appréciation qui en est faite de l’autre côté de l’Atlantique, d’autre part d’envisager les réactions européennes face aux programmes américains de défense antimissile, et en particulier face à l’éventualité d’un déploiement de la NMD.

86. Cette étude est rendue complexe par l’absence de position commune européenne. Concernant l’appréciation de la menace, elle varie d’un pays à un autre, notamment du fait de la position géographique des Etats. Des divergences d’opinion existent également sur le déploiement de la défense antimissile américaine.

87. Malgré certaines divergences d’opinions, les Européens considèrent, dans leur grande majorité, que ni l’Europe, ni les Etats-Unis ne sont aujourd’hui menacés par une attaque balistique, quelle que soit son origine. Les dirigeants européens reconnaissent néanmoins que les phénomènes de prolifération sont très préoccupants, et représentent un risque pour la sécurité internationale. Mais en dépit de ces phénomènes, la situation actuelle demeure, pour la majorité des Etats européens, bien moins dangereuse que ne l’était la guerre froide en termes de risque d’attaque balistique, et le risque engendré par la prolifération ne constitue pas leur principale source d’inquiétude en ce qui concerne leur sécurité.

88. Concernant le déploiement de la National Missile Defense, la position européenne est encore plus éloignée de la position américaine. La plupart des pays européens fondent leur inquiétude face au déploiement de la NMD sur trois points.

89. Le premier point concerne la remise en cause des instruments juridiques de lutte contre la prolifération, au premier rang desquels le Traité ABM, que le déploiement de la NMd pourrait engendrer. Ce traité est considéré par beaucoup comme la pierre angulaire du processus de maîtrise des armements. Or il est évident que la NMD, telle qu’elle est actuellement envisagée, n’est pas compatible avec le Traité ABM. Il apparaît en effet que la défense antimissile limitée viole des dispositions importantes du Traité ABM sur de nombreux points. Tout d’abord, l’article I serait violé dans la mesure où il interdit le déploiement de toute défense antimissile protégeant l’ensemble du territoire d’une des parties, ce qui constitue l’objectif même de la NMD. En outre, même si tous les intercepteurs sont localisés sur un seul site, il ne s’agit pas d’un seul site au sens où l’article III du Traité ABM l’entend. Selon cet article, tous les composants doivent être déployés sur le même site, dans un rayon de 150 kilomètres. Or le programme de défense antimissile correspondant à l’étape C-1 prévoitle déploiement d’un radar à bande large (X-Band radar) sur l’île de Shemya, dans l’archipel des îles Aléoutiennes, qui se trouve à environ 1000 kilomètres du site d’intercepteurs en Alaska. Par ailleurs, pour que le système soit opérationnel et efficace, des radars d’alerte avancée doivent être déployés au Groenland et en Grande-Bretagne. Or, ceci viole de façon évidente l’article IX du Traité ABM qui dispose que "chaque Etat s’engage à ne pas transférer à d’autres Etats et à ne pas déployer en dehors du territoire national tout système ABm ou un de ses composants couverts par ce traité". Enfin, les étapes C-2 et C-3, qui ont été remplacées par une seule étape supplémentaire, engendreraient de nouvelles violations du traité. Par exemple, les systèmes de poursuite SBIRS basés dans l’espace seraient contraires à l’article V-1 du Traité ABM selon lequel "chaque partie s’engage à ne pas développer, tester ou déployer de système ABM ou un de ses composants en mer, dans les airs, dans l’espace extra-atmosphérique ou au sol s’il est possible de le déplacer" (33).

90. Dans le cadre de la NMD, le Traité ABM peut être remis en cause de deux façons. La première consiste à trouver un accord avec les Russes afin de préserver le Traité ABM tout en autorisant le déploiement de la NMD. Or, cela inquiète beaucoup les Européens dans la mesure où il faudrait modifier des dispositions essentielles du traité pour que cela soit possible, ce qui entraînerait sa totale dénaturation. La seconde solution, préconisée par la majorité des républicains, est de se retirer du Traité ABM après un délai de notification de six mois. Mais cette hypothèse n’est guère plus satisfaisante pour les Européens.

91. La seconde source d’inquiétude européenne est liée au risque de relance de la course aux armements que le déploiement de la NMD pourrait entraîner. L’Europe craint en premier lieu la réaction de la Chine qui pourrait, pour faire face à la défense antimissile américaine, accroître son arsenal nucléaire afin de maintenir la crédibilité de sa dissuasion. La Chine pourrait également jouer un rôle accru en matière de prolifération, en direction de la Corée du Nord, de la Syrie, de l’Iran ou encore de l’Irak. Outre ces conséquences en cas de déploiement de la NMD, l’Europe craint également que le déploiement d’une défense antimissile de théâtre protégeant Taiwan n’entraîne des réactions très hostiles de la part de la Chine. L’Europe s’inquiète également de la réaction de la Russie. Celle-ci a, à plusieurs reprises, menacé de se retirer des traités internationaux auxquels elle est partie, et de ne plus participer aux négociations relatives au désarmement nucléaire.

92. Enfin, les Européens craignent également que le déploiement de la NMD n’entraîne un phénomène dit de découplage de la sécurité européenne. L’Europe a peur en effet que les Etats-Unis, une fois protégés sur leur territoire, refusent de s’impliquer dans les affaires liées à la sécurité européenne, laissant ainsi les Européens s’occuper seuls de ces questions. Or cet argument semble plus que douteux. En effet, comment penser que les Américains, qui ont continué de protéger l’Europe d’une attaque de Moscou pendant plus de quarante ans, en dépit de la vulnérabilité de leur territoire face à une riposte soviétique, décideraient aujourd’hui de se désintéresser de la sécurité européenne, alors que leur territoire serait protégé ?

93. Malgré tout, les pays européens demeurent très partagés sur cette question. Si certains pays comme la France et surtout l’Allemagne se sont montrés très nettement opposés au déploiement de la NMD, d’autres, en particulier le Royaume-Uni, ont été beaucoup plus discrets dans leurs réactions, en allant même jusqu’à proposer leur aide ou leur collaboration (34).

94. Mais les Européens, s’ils sont plutôt hostiles au déploiement d’une défense antimissile sur le territoire américain, participent parallèlement, pour certains d’entre eux, à des programmes d’étude en matière de défense antimissile de théâtre.

Les travaux menés en Europe concernant la défense antimissile

95. Les études auxquelles les Européens participent se concentrent actuellement sur la défense de théâtre, et sont conduites, pour la majorité d’entre elles, en coopération avec les Etats-Unis. Nous reviendrons sur la coopération transatlantique dans la section suivante, afin de nous concentrer ici sur les programmes purement européens. Ces programmes ont déjà été étudiés dans le Document 1588 consacré à "La coopération transatlantique dans le domaine de la défense antimissile européenne" (Deuxième partie). Nous étudierons donc ici l’évolution de ces programmes, sans en reprendre l’historique.

96. Dans le rapport susmentionné, nous soulignions que la seule réalité tangible en Europe en matière de défense antimissile était l’Aster. Or aujourd’hui, c’est encore le cas.

97. Le programme FSAF (Famille sol-air futur) est un programme franco-italien (Aérospatiale Matra et Alenia), destiné à la défense localisée contre tous types d’aéronefs et de missiles aérobies. Le missile Aster développé conjointement pas ces deux firmes est au coeur de ce programme qui se décline en trois versions, en cours de développement ou de fabrication.

98. Le système sol-air antimissile (SAAM) opère avec le missile Aster 15. La version SAAM-F équipe déjà le porte-avions Charles de Gaulle, et est assistée d’un radar de contrôle de tir Arabel. La version SAAM-i doit quant à elle équiper la marine italienne, et est composée de missiles Aster 15 et d’un radar Empar. D’ici 2003, six tests sont prévus depuis la frégate italienne Carabiniere.

99. Le système sol-air moyenne portée terrestre (SAMP/T, désormais dénommé Land SAAM AD) doit équiper l’armée de terre à partir de 2006 et l’armée de l’air à partir de 2008. Il s’agit un système aérotransportable monté sur véhicule, composé d’un radar Arabel conçu par Thomson et de lanceurs permettant de tirer huit missiles Aster 30 devant détruire l’objectif par impact direct. Il comprend en outre un poste de tir, quatre lanceurs et trois systèmes de rechargement. Il pourrait enfin être doté d’une capacité contre les missiles tactiques de type SCUD (bloc1), et ultérieurement d’une capacité contre les missiles d’une portée de plus de 1 000 km et d’une plus grande furtivité (bloc 2).

100. La France et l’Italie ont annoncé, lors d’un colloque de l’Association aéronautique et astronautique de France (AAAF), à la fin de l’année 1999, qu’elles avaient décidé de lancer le développement d’une nouvelle version de l’Aster dédiée à l’interception de missiles balistiques. Ce système, qui sera le Land SAAM Block 1, doit permettre l’interception de missiles balistiques d’une portée d’environ 600 kilomètres. Le calendrier de développement prévoit un premier prototype qui pourrait être testé dès la fin de l’année 2004, l’objectif étant de produire plusieurs dizaines de systèmes pour la France et l’Italie à partir de 2005.

101. Le programme PAAMS (Principal Anti-Air Missile System) est développé en coopération franco-italo-britannique par le consortium Europaams composé d’Eurosam (qui regroupe Alenia Marconi Systems, Thomson CSF et Aérospatiale Matra) et de la société Ukams (contrôlée en majorité par Bae Systems). Le système est composé de radar de conduite de tir (Empar pour la France et l’Italie, Sampson pour le Royaume-Uni), des moyens de contrôle et de gestion des tirs de missiles, des missiles Aster 15 et Aster 30, d’un système de lancement vertical SYLVER et d’un radar de surveillance S1850M. Ce système est destiné aux prochaines frégates antiaériennes des trois nations.


(33) Nous n’envisagerons pas ici les éventuelles violations supplémentaires que l’étape suivante pourrait induire, dans la mesure où l’administration Clinton ne négociait que les modifications au Traité ABM qui sont nécessaires au déploiement de la première étape de la défense antimissile NMD.

(34) Le Royaume-Uni s’est en effet dit disposé à laisser les Américains utiliser la station radar de Fylingdales dans le cadre de leur défense antimissile. Cette station fait partie de l’architecture de la NMD, et est nécessaire à son bon fonctionnement car elle permet de repérer les têtes assaillantes très tôt. Une station radar similaire est située au Groenland, mais le Danemark s’est jusqu’à présent catégoriquement opposé à toute utilisation de cette station par les Américains pour le fonctionnement de leur défense antimissile.


Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/