10. Les premières études de défense balistique aux Etats-Unis datent des années 1955. Pendant 25 ans, les Etats-Unis ont cherché des solutions techniquement réalisables pour se prémunir contre les attaques de missiles balistiques intercontinentaux en provenance de l’ex-URSS. Les différents systèmes envisagés étaient basés sur des intercepteurs balistiques dotés de charges militaires nucléaires. Durant les discussions entre l’ex-URSS et les Etats-Unis dans le cadre du dialogue SALT (Strategic Arms Limitation Talks), les experts des deux pays se sont mis d’accord sur la signification technique des termes radar ABM, intercepteur ABM et site ABM. Ces mêmes descriptions techniques se retrouvent d’ailleurs dans le Traité ABM de 1972.

11. Au cours de cette période, les Etats-Unis ont déployé et régulièrement modernisé un réseau d’alerte et de trajectographie utilisant des satellites infrarouges de type DSP (Defense Support Program) et des radars de type PAVE PAWS (Position And Velocity Extraction Phased Array Warning System), dont cinq sont toujours opérationnels à ce jour. Compte tenu des difficultés techniques, financières et politiques liées au maintien en condition opérationnelle d’intercepteurs à charge nucléaire, les Etats-Unis se sont tournés dès 1978 vers des intercepteurs balistiques exo-atmosphériques de type "Hit-to-kill" dans le cadre des programmes HOE (High Overlay Experiment), SDI (Strategic Defense Initiative) et BMD (Ballistic Missile Defense). Les solutions proposées par le Pentagone pour la National Missile Defense (NMD) sont issues de ces développements technologiques.

12. En 1999, le Congrès américain a voté le National Missile Defense Act (NMDA) qui oblige l’administration fédérale à déployer, dès que techniquement possible, un système de défense de l’ensemble du territoire des Etats-Unis (incluant l’Alaska et Hawaï) contre trois types de menace pour les citoyens américains : les "Etats préoccupants" ou "Etats voyous" ; des lancements de missiles balistiques accidentels ou des lancements non autorisés. Les Américains redoutaient alors la prolifération des vecteurs balistiques susceptibles d’atteindre les Etats-Unis6. Les "Etats voyous" furent dès le départ clairement identifiés par le NMDA. Il s’agissait notamment de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord. Notons néanmoins que le manque de clarté de la définition des deux autres types de menace permet d’y inclure l’arsenal russe et/ou chinois.

13. Pour répondre à cette obligation du Congrès, l’Administration fédérale du gouvernement Clinton a chargé le Pentagone de lui proposer une solution technique, un calendrier et financement appropriés : la National Missile Defense (NMD). A la suite de l’effondrement du Pacte de Varsovie, il a également fallu redéfinir un cadre de protection des troupes américaines sur théâtre extérieur (TMD - Theater Missile Defence). Pour ce faire, le Pentagone a alors proposé au Congrès de dimensionner les forces pour deux déploiements simultanés sur des théâtres extérieurs et de justifier la définition des forces armées et les demandes de budget au Congrès par ces missions cadres. Le projet NMD proposait une architecture basée, d’une part, sur l’amélioration des systèmes existants de satellites d’alerte (DSP/SBIRS et PAVE PAWS), et d’autre part, sur des technologies déjà démontrées pour les radars de conduite de tir XBR (X Band Radar) et les intercepteurs exo-atmosphériques précoces GBI (Ground Based Interceptor). Le déploiement de la NMD supposait l’accord de la Grande-Bretagne et du Danemark pour moderniser les installations des radars d’alerte UEWR (Upgraded Early Warning Radar) - situées à Fylingdale (Angleterre) et à Thulé (Groenland) - ainsi que l’accord de l’Allemagne (Ramstein) pour la réception des SBIRS (Space-Based Infrared Systems).

14. Afin de répondre aux réactions parfois hostiles du reste du monde à la NMD, la nouvelle administration Bush a chargé le Pentagone de définir une défense répondant aux obligations émanant du Congrès mais pouvant aussi offrir une protection aux alliés et amis des Etats-Unis : la MD (Missile Defense). Cette démarche, en cours actuellement, devrait déboucher sur une architecture technique peu différente de la NMD. Cette extension géographique des Etats-Unis (incluant l’Alaska et Hawaï) aux pays européens alliés ne devrait pas poser de problèmes insurmontables. En effet, le Traité de Washington engage les alliés européens à défendre l’Amérique du Nord, tout comme il engage les alliés nord-américains à défendre l’Europe. De la même manière que les Etats-Unis et le Canada doivent tenir compte des effets de leurs plans de défense sur l’Europe, les alliés européens doivent donc faire en sorte que leur politique en matière de défense antimissile contribue à l’efficacité de la défense de l’Amérique du Nord.

15. Néanmoins, à long terme, cette forte dépendance vis-à-vis des alliés risque de constituer un frein aux développements de la MD. Le Pentagone, sous la poussée de la marine, propose donc, à moyen terme, le déploiement de radars ou même d’intercepteurs sur navires, permettant de ne plus dépendre d’amis ou d’alliés pour la défense du peuple américain. A ce jour, l’administration Bush n’a pas encore tranché entre ces différentes approches.

16. Le budget américain de la défense pour 2002 prévoit en effet plusieurs études d’intercepteurs en phase propulsée (BPI - Boost Phase Intercept)7 : l’un tiré de navires, l’autre de l’espace. Le Pentagone vient d’ailleurs d’inscrire à son budget 2002, pour l’un et l’autre concepts, des demandes chiffrées respectivement à 50 millions de dollars (57 millions d’euros) et 63 millions de dollars (70 millions d’euros). Si le Congrès les accepte, ces deux projets viendront s’ajouter au démonstrateur ABL (Airborne Laser) encore plus généreusement financé - à 410 millions de dollars (450 millions d’euros) - pour l’année prochaine. Développé par Boeing et TRW sur la base du 747-400F, l’ABL devrait être testé en conditions réelles contre un missile de type Scud d’ici à la fin 2003. L’interception en phase propulsée (BPI) gagne des adeptes car elle présente l’avantage tactique de n’avoir à traiter que le lanceur adverse et non ses éventuelles têtes multiples de rentrée. Et elle présente comme avantage psychologique le fait de menacer l’agresseur de la retombée des charges qu’il aura mises dans son missile. Les partisans de la défense antimissile en phase de propulsion font observer qu’il serait possible de déployer un système de ce type sur un navire basé au large des côtes de la Corée du Nord. L’Iran et l’Irak pourraient néanmoins poser un problème plus délicat en raison de leur taille et de leur emplacement géographique. Une solution consisterait éventuellement à ce que la Turquie propose d’accueillir un système de défense antimissile à proximité de ses frontières avec l’Iran et l’Irak. Une autre solution pourrait être de demander l’aide de la Russie.

17. Si le projectile cinétique tiré de l’espace contre un missile en phase ascendante rappelle le projet "Brilliant Pebbles" de la "Guerre des Etoiles" du Président Reagan, l’intercepteur naval correspond à un missile entièrement nouveau, vu les performances cinématiques demandées. Le Pentagone évoque donc un missile bi-étage dont l’accélération pourrait atteindre les 30 g et la vitesse les 8 km/s - performances que n’atteint aucun missile existant dans la marine américaine. Et c’est pourquoi les ingénieurs américains ne pourront vraisemblablement pas repartir sur la base du missile Standard ni du croiseur Aegis. Enfin, le concept d’impact direct ("Hit-to-kill"), cher aux Américains, se justifie moins pour une interception BPI qu’en phase de rentrée. Ce "Naval BPI" pourrait donc se contenter d’une classique charge à fragmentation qui fera peser moins d’exigences sur le guidage de l’engin, si la mise au point d’un autodirecteur capable de "voir" au travers du panache de sa cible - lorsqu’il est lancé à sa poursuite - s’avère trop complexe.

18. Des discussions ont commencé au niveau industriel entre Israéliens et Américains depuis que les premiers ont évoqué le souhait de monter une coopération dans le domaine du BPI8 afin de compléter l’Arrow d’un dispositif de drones patrouillant sur zone pour détecter et interdire le tir d’engins balistiques. Le schéma proposé par l’industrie, mais non encore avalisé par les autorités, serait basé sur un drone HALE (Haute altitude longue endurance) Global Hawk de Northrop Grumman embarquant les capteurs de détection et transmettant ses désignations d’objectif vers une série de drones Heron-2 d’Israel Aircraft Industries portant quant à eux les missiles intercepteurs. Ces Heron-2 pourraient bénéficier des développements réalisés en partenariat avec EADS dans le cadre du programme français de Système intérimaire de drone MALE (SIDM) pour lequel les deux partenaires ont été retenus.

19. A terme, la marine américaine envisage également de doter une partie de ses Hawkeye Advanced (qui succéderont aux Hawkeye 2000) de capteurs IRST (Infrared Sensor and Tracker) intégrés au système de mission et associés à la chaîne de transmission de données à haut débit CEC (Cooperative Engagement Capability). Ainsi équipés, les avions de surveillance embarqués pourront participer au dispositif antibalistique de la marine américaine en détectant les départs de missiles et en déterminant leur trajectoire au profit des croiseurs Aegis via la transmission de données CEC, lesquels pourront intercepter le missile assaillant en phase de rentrée au moyen du missile Standard SM-2 Block IV A ou en phase ascendante avec le missile SM-3, ou encore retransmettre les données de trajectographie de la cible au profit d’autres unités d’intercepteurs.

20. C’est en fait la troisième fois depuis les années 1960 que les Etats-Unis se font les avocats d’une défense antimissile destinée à mieux garantir leur sécurité. Mais si les projets Johnson et Reagan ont échoué faute d’une technologie suffisamment avancée, celui de George W. Bush pourrait bien, quant à lui, connaître des développements concrets. Encore faut-il que l’administration précise la nature et la portée exacte de ce nouveau bouclier en répondant à deux questions-clefs : qui vise-t-il et qui protège-t-il ? Encore faut-il, en outre, que Washington soit capable de convaincre à la fois le Sénat (devenu démocrate) et les alliés européens et asiatiques du bien-fondé du projet. Celui-ci ne pourra en effet aboutir que si les Etats-Unis respectent quatre principes essentiels : joindre au projet de défense antimissile une stratégie élargie de non-prolifération ; étendre le bouclier aux alliés et aux amis de Washington contre les attaques de nouveaux détenteurs de l’arme nucléaire (et non contre Pékin ou Moscou) ; tester ces défenses avec le plus grand sérieux et ne les déployer que si leur efficacité est prouvée ; enfin, coopérer dès que possible avec la Russie.

21. De son côté, le Sénat américain a approuvé à l’unanimité, le 2 octobre 2001, un projet de loi d’orientation budgétaire au titre de l’année fiscale 2002 pour le ministère de la défense totalisant 345 milliards de dollars, soit 376 milliards d’euros. En ces temps troublés par les attentats du 11 septembre dernier, le soutien des sénateurs aux demandes de George W. Bush a été quasi total. Une enveloppe budgétaire supplémentaire de 18,4 milliards de dollars, réclamée par le Président américain cet été, a ainsi été votée. Cette enveloppe, en hausse de 11% par rapport au budget de l’année précédente, comprend une somme de 8,3 milliards de dollars destinée au projet de bouclier antimissile, projet pourtant très controversé. Pour faire face au terrorisme, les sénateurs ont également fait un geste et ont accordé 217 millions de dollars de plus que l’année dernière9. Reste donc à convaincre les pays alliés...

22. Or, même si George W. Bush, dans son discours sur la défense antimissile prononcé le 1er mai 2001, mentionnait bien ces quatre points comme essentiels à la future MD, il n’a pas du tout précisé si le bouclier antimissile serait destiné à contrer les menaces que la Corée du Nord ou l’Iran pourrait faire peser au cours des dix prochaines années, ou s’il viserait de façon plus ambitieuse à rendre inopérants les arsenaux nucléaires russe et chinois. Et tandis que M. Bush a insisté sur ses espoirs d’une coopération russo-américaine en matière de défense - sans jamais définir ce que pourrait être cette nouvelle structure stratégique avec la Russie ni quel système de défense serait envisagé - il n’a fait que mentionner la Chine. La nouvelle administration devra donc dorénavant se montrer plus explicite si elle compte obtenir l’accord de ses amis et alliés pour le lancement de la MD.


6 Le déclencheur du vote fut l’essai en vol par la Corée du Nord du Taepo-Dong 1, en 1998.

7 Cf. Air&Cosmos n° 1808.

8 Cf. Air&Cosmos n° 1795.

9 La Chambre des représentants ayant adopté un projet de loi légèrement différent le 25 septembre, les deux textes devront désormais être harmonisés.


Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/