Introduction

Les activités terroristes sont d’une nature telle qu’elles requièrent une réaction différente de celle que les Canadiens ont eue devant les autres menaces qu’ils ont dû repousser au cours de leur histoire, et cela a amené les auteurs du projet de loi à intégrer au droit canadien de nouvelles infractions et des procédures inédites. Nous savons pertinemment que pour combattre des dangers différents, il faut des armes différentes, mais nous croyons essentiel d’exercer une surveillance étroite et d’examiner le projet de loi avec soin afin d’être certains que les moyens qu’il nous donne sont bien adaptés à la tâche à accomplir, qu’ils seront employés uniquement comme ils doivent l’être et que les valeurs que nous tenons pour fondamentales comme Canadiens seront préservées.

Au cours de nos délibérations, nous avons examiné trois façons d’assurer cette surveillance et cet examen :

I. charger un comité parlementaire d’examiner à fond toutes les dispositions de la nouvelle loi lorsqu’elle aura été en vigueur pendant un certain temps ;
II. prévoir l’application temporaire de tout ou partie de la nouvelle loi ;
III. charger un organisme indépendant de surveiller ou d’examiner la façon dont certains pouvoirs conférés dans le projet de loi seront exercés.

I. Examen parlementaire rigoureux

Le projet de loi prévoit que trois ans après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, le Parlement devra en examiner l’application. Le Sénat tient à s’assurer que tout examen de ce genre sera rigoureux et suffisant. Il importera également de tenir le Parlement et les Canadiens informés de la façon dont les pouvoirs conférés par le projet de loi C-36 seront exercés.

Le Comité recommande d’amender le libellé actuel de l’article 145 de manière à y préciser que cet examen doit être effectué par un comité du Sénat et un comité distinct de la Chambre des communes.

Le Comité recommande de plus que le ministre de la Justice fasse déposer chaque année devant le Parlement un rapport décrivant les mesures prises en vertu du projet de loi C-36.

Le rapport devrait décrire ces mesures clairement sans pour autant compromettre la sécurité nationale. Par exemple, il devrait indiquer, en vertu de l’article 83.3 (détention préventive), combien de personnes ont été détenues, où elles l’ont été et pendant combien de temps ; combien ont été arrêtées sans mandat ; combien ont été remises en liberté sans que la cour n’impose de conditions ; et combien ont été détenues pour avoir refusé de contracter un engagement assorti de conditions et pendant combien de temps elles l’ont été. Des renseignements de ce genre devraient être fournis au titre de toutes les parties pertinentes du projet de loi.

II. Disposition de temporisation

Le projet de loi C-36 confère des pouvoirs dont l’abus par l’exécutif ou les services chargés d’assurer la sécurité nationale du Canada pourrait compromettre gravement les droits démocratiques dans notre pays. Même en supposant qu’ils seront exercés correctement, les Canadiens pourraient très bien avoir l’impression qu’ils ne le sont pas, une idée qui pourrait être aussi funeste pour la démocratie que l’abus des pouvoirs lui-même. Le Comité était unanime sur ce point.

Le Comité sait bien que nous traversons actuellement une période de grande anxiété, de peur et de confusion. Il importe que les dérogations à nos normes juridiques auxquelles la situation actuelle nous amène à consentir provisoirement, soient remises en question dès que nous pourrons réfléchir avec détachement et évaluer objectivement leur effet. La recherche de la meilleure solution à ce problème nous a donné lieu à des discussions nourries lors de nos délibérations.

Le Comité recommande de prévoir une disposition de temporisation - de " clause crépusculaire " - visant tout le projet de loi C-36 après une période de cinq ans. Ainsi, le gouvernement serait obligé de justifier devant le Parlement le maintien des pouvoirs conférés de manière à garantir aux Canadiens qu’ils sont adéquats sans être excessifs et qu’ils sont encore justifiables et nécessaires à la lutte contre le terrorisme. Il est reconnu que les dispositions qui mettent en application nos engagements sous des conventions internationales doivent bien sûr ne pas être sujettes aux dispositions de temporisation.

III. Surveillance et révision

Certaines dispositions du projet de loi permettent à l’exécutif d’exercer ses pouvoirs sous réserve d’un contrôle, judiciaire ou autre, limité, mais aussi, parfois, sans contrôle aucun. Il ne nous échappe pas que ces dispositions concernent la sécurité nationale et d’autres considérations connexes qui exigent le respect scrupuleux du secret le plus strict et, souvent, une intervention rapide, mais nous croyons néanmoins que le meilleur moyen de garantir que ces pouvoirs ne seront pas exercés au mépris de nos principes et valeurs fondamentales - et que les Canadiens seront en mesure de le constater - est d’exiger dans le projet de loi une surveillance ou une révision permanentes, selon ce qui sera le plus indiqué.

Le Comité recommande que le Parlement nomme, dans les 90 jours suivant la sanction royale du projet de loi C-36, un haut fonctionnaire du Parlement mandaté pour contrôler, au besoin, l’exercice ou la nécessité des pouvoirs conférés dans le projet de loi. Ce haut fonctionnaire déposerait un rapport devant les deux chambres du Parlement chaque année ou plus souvent, s’il y avait lieu.

Le Comité tient également à signaler les sujets suivants, qui lui semblent justifier une surveillance ou une révision particulières.

a) Inscription des terroristes

Le projet de loi permet au gouverneur en conseil, sur la recommandation du solliciteur général du Canada, d’établir une liste d’entités terroristes sur laquelle pourraient figurer des particuliers, mais aussi des groupes et des organismes. Cette liste servirait plus particulièrement à justifier le blocage d’actifs détenus dans des banques et d’autres institutions financières. Elle déclencherait aussi la mise en œuvre des nouvelles procédures de confiscation décrites dans le projet de loi.

Le Comité reconnaît que cette liste est nécessaire et qu’elle subirait un examen judiciaire dès sa publication, mais il craint que comme elle sera publiée, le fait d’y inscrire erronément le nom d’une personne ou d’un groupe ne cause un préjudice irréparable à la réputation des intéressés.

Le Comité recommande d’exiger que la liste soit soumise à l’examen du haut fonctionnaire du Parlement précité afin d’éviter, à la mesure du possible, l’inscription erronée de groupes ou d’individus innocents . De plus, sauf dans les cas où l’urgence d’agir serait démontrée, la liste doit subir cet examen avant d’être publiée.

Quant à l’examen semestriel de la liste, par le gouvernement, le Comité recommande qu’il soit basé sur un examen de toute information pertinente par un organisme indépendant, comme par exemple, CSARS ou le haut fonctionnaire du Parlement précité.

Comme le préjudice causé aux entités erronément inscrites sur la liste serait attribuable en partie à l’appellation de la liste (" Inscription des terroristes), le Comité recommande aussi d’en changer le nom, par exemple suite à une étude des appellations des listes semblables qui sont utilisées dans d’autres pays.

b) Engagement assorti de conditions (détention préventive)

Selon les dispositions du projet de loi qui concernent la détention préventive, un juge de la cour provinciale pourrait ordonner à une personne de contracter un engagement assorti de conditions s’il soupçonnait que c’était nécessaire pour empêcher la perpétration d’un acte terroriste. La personne qui omet ou refuse de contracter l’engagement s’exposerait à une peine d’emprisonnement maximale d’un an.

Le Comité craint que des innocents ne soient condamnés à la prison pour avoir refusé de contracter cet engagement. Nous savons fort bien qu’un droit d’appel est prévu, mais nous sommes également conscients du caractère inhabituel de la détention préventive. Le Comité recommande de prévoir dans le projet de loi le renvoi automatique devant une cour supérieure des ordonnances visant des personnes condamnées à l’emprisonnement pour avoir refusé de contracter l’engagement.

c) Certificats du procureur général interdisant de divulguer des renseignements

Le projet de loi propose de modifier plusieurs lois de manière à y autoriser le procureur général du Canada à délivrer personnellement des certificats interdisant de divulguer des renseignements afin de ne pas compromettre les relations internationales du Canada, sa défense ou sa sécurité nationale. Ces certificats ont suscité certains des échanges les plus vifs de nos délibérations. De l’avis des sénateurs et des témoins, ce pouvoir est une question grave, d’autant plus qu’il permettrait de passer outre à la Loi sur l’accès à l’information et à la Loi sur la protection des renseignements personnels. La transparence du gouvernement étant un des piliers de toute société libre et démocratique, il est fort troublant que le projet de loi soustraie ce certificat de toute forme de surveillance ou de révision en conférant essentiellement au ministre un pouvoir discrétionnaire absolu sous appel.

Le Comité recommande de soumettre tout certificat de ce genre à l’examen de la Cour fédérale, qui devrait être expressément chargée de mettre en équilibre les intérêts que la divulgation pourrait servir et la sauvegarde des relations internationales ainsi que de la défense et de la sécurité nationales du Canada.

En outre, le Comité dénonce le fait que ces certificats, une fois délivrés, seront valides à perpétuité. Avec le passage du temps et l’évolution des circonstances, il peut devenir inutile de garder certains renseignements secrets ; en fait, les citoyens auraient tout intérêt à ce qu’ils soient accessible dès que cela ne posera plus de risque. Le Comité recommande d’exiger l’expiration des certificats au bout d’un certain délai - de cinq ans, par exemple -, avec possibilité de les proroger. Le Comité recommande aussi de soumettre leur prorogation à la même procédure d’examen.

d) Loi sur la protection de l’information - Personnes astreintes au secret à perpétuité

La nouvelle Loi sur la protection de l’information qui est proposée dans le projet de loi (et qui remplacerait l’actuelle Loi sur les secrets officiels) permettrait de désigner des " personnes astreintes au secret à perpétuité ", mais ces personnes, elles, ne pourraient jamais contester la désignation, ni en appeler ni même en obtenir une forme quelconque de révision.

Le Comité recommande de permettre aux personnes désignées comme personnes astreintes au secret à perpétuité d’appeler de leur désignation ou de la faire réviser par un tribunal ou un autre organisme indépendant. Il recommande aussi de faire en sorte que les personnes désignées puissent demander la révision de leur désignation lorsqu’un certain temps se sera écoulé ou que les circonstances auront évolué.

e) Centre de la sécurité des télécommunications (CST) Interception de communications

Le projet de loi conférerait pour la première fois au Centre de la sécurité des télécommunications (CST) un mandat autorisé lui permettant notamment d’intercepter certaines communications auxquelles participeraient des Canadiens lorsque la " cible " de l’interception se trouverait à l’étranger. Il prévoit aussi des garanties, notamment que les interceptions soient autorisées par le ministre de la Défense nationale et uniquement à certaines conditions bien définies.

Le Comité craint qu’en conférant un mandat autorisé à la faveur du contexte actuel, qui est tout à fait particulier, le projet de loi n’ait pour effet de transférer à l’exécutif (autorisation ministérielle) un pouvoir dont l’exercice a toujours été confié aux tribunaux. Le Comité recommande donc d’exiger une autorisation judiciaire lorsque ce sera approprié et possible.

Le Comité déplore également que le terme " sécurité " ne soit pas plus clairement défini dans cette partie du projet de loi. Selon les témoins entendus, il risque d’être employé au sens le plus large, notamment dans des cas impliquant des activités criminelles à grande échelle, comme le trafic de stupéfiants. Le Comité recommande de définir clairement l’expression " sécurité nationale " et les termes connexes afin de préciser l’objet des dispositions pertinentes.

f) Loi sur l’enregistrement des organismes de bienfaisance (renseignements de sécurité) (partie 6 du projet de loi C-36)

Les organismes de bienfaisance enregistrés dont on aura des motifs raisonnables de croire qu’ils financent des activités terroristes verront leur enregistrement révoqué. Il sera d’autant plus important de veiller à l’application régulière de la loi que l’interprétation et l’application de cette partie du projet de loi posera des difficultés et qu’il faudra absolument protéger la réputation des organismes de bienfaisance de bonne foi. La réputation étant la pierre angulaire de ces organismes, le risque d’erreurs d’identité est très élevé et nous inquiète au plus haut point. Le Comité a rappelé aux fonctionnaires que les organismes dont l’enregistrement sera révoqué, seront sans doute automatiquement inscrits sur la liste de terroristes, liste qui sera publiée, et qu’en plus d’être ainsi pénalisés, les innocents verront leurs biens bloqués ou confisqués et seront publiquement humiliés.

Le Comité s’inquiète du fait que lorsque le juge de la Cour fédérale décidera qu’un certificat aura été délivré pour des motifs raisonnables, sa décision sera sans appel. En conséquence, le Comité recommande de prévoir un droit d’appel. De plus, comme l’examen de l’information obligera à limiter la communication de renseignements aux demandeurs afin de ne pas compromettre les relations internationales ainsi que la défense ou la sécurité nationales du Canada, ces procédures d’appel pourront suivre le modèle mis au point par le CSARS, qui garantit à la fois le respect de la justice naturelle et la protection de la sécurité nationale.

g) Règlements

Le Comité remarque que peu de dispositions du projet de loi C-36 confèrent le pouvoir d’adopter des règlements, mais que les lois qu’il modifie permettent d’adopter des règlements qui pourraient influer sur l’application du projet de loi. Étant donné l’importance du projet de loi C-36 et l’impact qu’il pourrait avoir sur les droits des Canadiens, le Comité recommande de soumettre aussi les règlements à un examen parlementaire.


Source : Sénat du Canada : http://www.parl.gc.ca