Le commandant Varhola :

Je suis commandant dans l’armée des Etats-Unis, réserviste des
affaires civiles et anthropologue culturel. La complexité du problème
des arts et des monuments en Irak m’est apparue pour la première fois
en 1991, lorsque j’étais chef d’une section de blindés dans le
deuxième régiment de cavalerie blindée.

Lors des combats, nous étions postés aux alentours de Nassiriyah et
dans la ville même, zone qui correspond à l’ancienne ville d’Our et à
ses environs. J’ai pu moi-même observer que les avions militaires
irakiens étaient garés autour de la ziggourat, de toute évidence pour
que nous ne les attaquions pas. J’ai pu moi-même observer que les
forces armées irakiennes retiraient leurs avions de combat de la base
aérienne de Talil située à proximité, pour les placer juste à côté de
la ziggourat, qui date environ de 2000 avant J.-C.

Ceci était intentionnel car l’armée irakienne sait que nous tenons
absolument à protéger les sites culturels, religieux et
archéologiques. Je suis persuadé du bien-fondé de cette approche et
les membres de l’armée américaine en sont également persuadés. C’est
également une obligation qui nous incombe en vertu de la quatrième
Convention de Genève, ainsi qu’une question de principe et de respect.

Dans le cas d’Our en 1991, par exemple, nous avons estimé que les
pertes infligées à long terme au patrimoine culturel mondial seraient
nettement supérieures aux progrès militaires à court terme que nous
aurions réalisés en détruisant ces avions irakiens. Ces avions
irakiens n’ont donc pas été attaqués. Ensuite, lorsque nous nous
sommes emparés de la région, nous les avons retirés de cette zone ;
ils ont été remorqués par des tracteurs et nous les avons ensuite fait
exploser sur place. Nos missiles et nos avions de chasse ont
intentionnellement épargné ces avions car nous ne voulions pas
endommager la ziggourat.

C’est dans ces circonstances que je me suis familiarisé avec la
nécessité de protéger les monuments en Irak, où l’on recense au bas
mot des dizaines de milliers de sites archéologiques connus - non
seulement les plus grands et les plus connus, mais également de
nombreux sites de taille plus restreinte, dont certains remontent à
plus de 10.000 ans.

Nous sommes ici pour parler de la protection des monuments historiques
et des mesures institutionnelles permettant à l’armée américaine de
protéger les sites historiques. La préservation archéologique
s’effectue à de multiples niveaux. Au plus haut niveau, les stratèges
du Pentagone ont collaboré étroitement avec des universitaires et des
chercheurs afin de recenser non seulement les zones sensibles, mais
également les types d’activités militaires qui risquent de nuire à ces
sites.

Les bombardements ne sont pas les seuls à avoir des effets
destructeurs. En creusant des tranchées, dans le sud de l’Irak par
exemple, ou en dressant des fortifications en terre, on risque
d’endommager les multiples couches de sol qui font apparaître le
contexte temporel et social d’un site donné, élément essentiel si l’on
veut comprendre à plus long terme l’importance culturelle et
archéologique du site.

De toute évidence, la planification de haut niveau n’est qu’un seul
aspect d’un ensemble complexe. Rien ne sert de planifier au plus haut
niveau s’il n’existe aucun moyen de transmettre ces consignes aux
combattants. Nous voulons notamment insister ici sur le fait qu’il
existe des mécanismes institutionnels permettant de transmettre
l’information aux soldats combattant sur le terrain. L’un de ces
mécanismes consiste à intégrer les données de ciblage, ce dont le
lieutenant-colonel Kuttas vous parlera.

Sur le plan tactique, le personnel des affaires civiles de l’armée
travaille en étroite collaboration avec les commandants des forces
terrestres, afin de les informer des sites archéologiques et culturels
qui se trouvent dans leur zone d’opérations. C’est l’officier chargé
des affaires culturelles qui joue ce rôle de mécanisme institutionnel.
Il s’agit d’une véritable fonction au sein des affaires civiles ; les
attributions de l’officier chargé des affaires culturelles consistent
à effectuer des recherches, seul et avec des postes de commandement
supérieurs, afin de recenser les cibles qui doivent être protégées. Ce
mécanisme institutionnel passe par l’officier chargé des affaires
civiles présent dans les sections des affaires civiles.

Il est important de noter que, au sein des affaires civiles, nous
sommes dans notre très grande majorité des réservistes. Nous mettons
donc à profit l’expérience professionnelle acquise par les soldats
dans le civil et nous mettons ces compétences au service des
opérations militaires, dans le cas des cibles à protéger, par exemple.

Je suis anthropologue culturel. Je ne suis pas archéologue ; mais,
avant le déploiement, et maintenant encore, par e-mail, je suis en
relation constante avec des archéologues et des anthropologues, afin
d’affiner les listes de cibles grâce à leur aide et à leurs analyses.
Les listes de cibles dont le lieutenant-colonel Kuttas va vous parler
sont de très longs documents qui sont constamment affinés. Nous
perfectionnons les listes de cibles et ajustons les plans militaires
en tenant compte de considérations culturelles et archéologiques.

Dans le cas de l’Irak aussi bien que de l’Afghanistan, par exemple, je
travaille en étroite collaboration avec des anthropologues et des
archéologues de Catholic University, de George Washington University
et de l’Université de Chicago. J’ai travaillé avec un grand nombre
d’entre eux dans le cadre de nos opérations en Afghanistan, lorsque
nous dressions ensemble des listes de cibles à protéger qui étaient
ensuite incorporées à l’ensemble de nos missions.

Il convient ici de mentionner quelques points importants : notamment
que l’armée américaine respecte les sites archéologiques et culturels
et que l’armée irakienne se sert de ces mêmes sites pour se protéger.
Prenons le cas des opérations récemment menées à la mosquée d’Ali à
Nadjaf et dans les environs. Je ne peux pas parler au nom des
commandants des forces terrestres, mais je peux vous assurer que,
grâce aux soldats des affaires civiles, les commandants des forces
terrestres savent à quel point il est important de préserver ces sites
et de ne pas céder aux impératifs militaires à court terme.

Le pillage est un autre motif de préoccupation, notamment en l’absence
d’ordre public et à cause de l’incertitude économique qu’entraîne
toute opération militaire de cette envergure. Un peu partout en Irak,
il existe un certain nombre de musées, en particulier le Musée
national de Bagdad, qui abritent des collections d’une valeur
inestimable. L’armée américaine tient à coopérer avec toute
organisation oeuvrant en faveur de la préservation du patrimoine,
objectif qui transcende les impératifs militaires et opérationnels.

En ce qui concerne les principales organisations concernées, nous
n’avons pas pour habitude de préciser avec qui nous coopérons, mais je
dirai simplement que l’Unesco joue à cet égard un rôle important.
L’organisation suédoise "Patrimoine culturel sans frontières" a la
même vocation. Je ne dis pas que nous coopérons actuellement avec ces
organisations, mais nous pourrions très bien le faire.

Le lieutenant-colonel Kuttas :

Je vais aborder la question centrale et je vais essayer d’expliquer
comment nous protégeons le patrimoine culturel de l’Irak. Nous faisons
tout ce qui est en notre pouvoir pour prévenir toute destruction
inutile. Nous ne ciblons que ce qui est nécessaire sur le plan
militaire. Et nous nous appuyons sur des sources d’information très
diverses afin de ne causer aucune destruction inutile. Nous tenons
toujours à identifier nos cibles avec certitude. Nous ne tirons jamais
au hasard. Nous veillons toujours à savoir ce qui se trouve sur le
terrain, grâce à nos moyens d’observation.

Je ne suis pas anthropologue culturel, je suis simplement canonnier ;
mais nous utilisons toutes les informations que des gens comme Chris
nous donnent. Nous les intégrons à notre manuel d’opérations, afin que
nos données de ciblage soient très précises et constamment mises à
jour. Ces informations sont diffusées à tous les niveaux
hiérarchiques. Il s’agit d’un document utilisé sur le terrain, qui est
constamment affiné et qui témoigne de notre souci et de notre respect
général de la culture.

Nous avons vu les brutes sanguinaires de Saddam Hussein profiter de
notre respect de leur culture et se cacher dans des mosquées. Ils
n’obtiennent aucun résultat de cette façon, mais vous n’allez pas pour
autant nous voir agir de la sorte. Dans une telle situation, par
exemple lorsqu’un avion est garé près d’un site ou que des tireurs
sont embusqués dans un minaret, la réaction de la coalition sera
mesurée ; elle sera proportionnelle à la situation. Si nous devons
agir, ce ne sera que par nécessité militaire et en respectant et en
comprenant toutes les répercussions culturelles et sociales de nos
actions.

Q : (Radio CBS) A l’heure où les troupes pénètrent dans Bagdad,
quelles sont vos préoccupations particulières en ce qui concerne la
préservation de ce qui s’y trouve ?

R : Nous sommes probablement plus préoccupés par les mesures que les
Irakiens pourraient prendre - que Saddam Hussein et ses brutes
sanguinaires pourraient prendre - et par le fait qu’ils pourraient
profiter de notre respect du patrimoine. Nous voyons constamment des
hôpitaux qui servent à des fins militaires et des écoles transformées
en casernes. C’est l’une de nos préoccupations principales. Bien sûr,
nous savons qu’ils utiliseront des écoles et des mosquées et des
hôpitaux et des musées. Nous redoutons avant tout que quelqu’un
profite de notre respect du patrimoine culturel et essaie de s’en
servir comme d’une arme.

Q : Quels édifices avez-vous contribué à préserver à Nassiriyah ?

R : Je ne vais pas répondre à cette question. Cela relève de nos
opérations et je ne peux vraiment pas vous révéler les zones où nous
avons décidé de ne pas tirer car cela servirait aux escadrons de la
mort du régime irakien. Mais je peux vous dire qu’il s’agit d’une
liste assez longue, qui n’a pas été approuvée seulement par des
personnes de mon rang.

Q : Vous dressez un bilan très positif de la situation. Mais
qu’avez-vous à dire des dégâts importants causés aux palais de Saddam
Hussein ?

R : Je ne vais pas faire de commentaires sur les zones que nous
contrôlons. Nous essayons de renverser ce régime et si ce régime
choisit de se placer devant des monuments et des objets anciens, c’est
un véritable problème. Mais je ne peux faire aucun commentaire sur
Nadjaf car je n’y suis pas allé.

Q : Avez-vous fait le bilan de la situation après les combats ?
Envisagez-vous des travaux de restauration ?

R : Nous n’avons pas reçu de bilan détaillé de la situation. Des
membres du personnel des affaires civiles seront présents dans toutes
les unités et une évaluation de la situation sera prochainement
effectuée. La reconstruction et la restauration ne sont pas de notre
ressort. Nous cherchons avant tout à atténuer les dégâts militaires.
C’est notre priorité. La restauration est une question épineuse mais
c’est une tâche que les Irakiens devront entreprendre avec leurs
universitaires et leurs experts, peut-être avec la communauté
internationale d’archéologues et d’universitaires. L’idéal est
cependant que quand les hostilités se terminent, le plus grand nombre
possible de choses soient intactes.

Q : Pouvez-vous expliquer selon quelle méthode vous établissez la
liste ?

R : Les informations sont communiquées à tous les niveaux
hiérarchiques. De toute évidence, quand vous êtes sur le terrain, vous
devez en avoir connaissance. Les systèmes d’information jouent en
notre faveur à cet égard. Bien sûr, nous ne voulons pas que nos
soldats meurent en attendant une réponse. C’est au commandant des
forces armées d’analyser la situation et de décider en dernier recours
s’il souhaite faire courir des risques à ses soldats. Mais, il sait
également ce qui est en jeu. Il a une vision d’ensemble de la
situation, qui n’est pas à courte vue. Pour l’instant, nous n’avons
pas encore vu beaucoup de situations de ce type. L’Afghanistan était
probablement un meilleur exemple. Et grâce à ce type d’information,
nous avons recouru à d’autres possibilités en vue d’obtenir les
résultats souhaités.

Q : Vous avez de bonnes intentions mais comment pouvez-vous empêcher
que des destructions se produisent ?

R : Oui. Nous avons une méthode à suivre, qui est constamment
améliorée. Ce n’est pas quelque chose que nous nous contentons de
garder dans nos archives. Cette méthode n’est pas seulement la mienne,
mais également celle de centaines de personnes à tous les niveaux
hiérarchiques, du canonnier aux colonels. Il s’agit d’une entreprise
de longue haleine et non d’un effort ponctuel. Ce n’est pas parfait
mais si je connaissais un meilleur moyen de procéder, nous
l’adopterions.

Q : Y a-t-il eu des désaccords entre les capitaines des forces
terrestres et leurs supérieurs hiérarchiques ?

R : Je ne peux vraiment pas faire de commentaires à ce sujet. En fin
de compte, le problème ne se présente pas souvent.

Q : Des soldats américains n’ont-ils pas essayé de pénétrer dans des
lieux saints à Nadjaf ?

R : Nous ne faisons aucun commentaire quant à ce qui figure ou ne
figure pas sur la liste des cibles mais on peut raisonnablement
supposer que les tombeaux d’Hussein et le tombeau et la mosquée d’Ali
occupent une place très très importante sur cette liste. Et les
soldats ont pour consigne générale de ne pas entrer dans les mosquées.

Il existe de rares exceptions : lorsque nous avons des soldats
musulmans, ils peuvent s’arranger avec la population locale pour
pratiquer leur religion mais nos soldats n’entrent pas dans les
mosquées. Et, encore une fois, sans indiquer ce qui figure ou ne
figure pas sur la liste des cibles, on peut raisonnablement penser que
nous reconnaissons l’importance de ces lieux saints et que vous ne
verrez aucun soldat américain y pénétrer, malgré les informations
selon lesquelles des Irakiens hostiles seraient postés dans ces
mosquées. La situation est très délicate, et c’est pour cela que nous
voulons y apporter des réponses. Mais permettez-moi simplement
d’insister sur le très grand respect que nous avons pour la mosquée
d’Hussein. Nous en reconnaissons l’importance. Je ne le dirai jamais
assez.

Q : Avez-vous un ordre d’idée du nombre de sites sensibles ?

R : Des milliers. Un nombre sans précédent.

Q : Quelle place l’Irak occupe-t-il, à votre avis, sur le plan de
l’archéologie ?

R : Inestimable. C’est le berceau de la civilisation. L’origine d’une
partie très importante de notre culture. C’est véritablement
inestimable. Qu’il s’agisse du plus petit site d’excavation, d’un
village minuscule qui permet de remonter à des systèmes agricoles
datant de plusieurs milliers d’années ou à des structures sociales
entières. Et nous ne nous préoccupons pas seulement des structures de
l’ancienne Mésopotamie mais également de celles de l’âge d’or de
l’Islam, du IXe et Xe siècle jusqu’à la période médiévale. Il existe
également un certain nombre de structures d’une valeur inestimable. Je
ne le répéterai jamais assez. L’Irak occupe une place exceptionnelle.

Traduction officielle du département d’État