La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à Mme Antier.

Mme Nelly OLIN, Présidente -Nous allons vous laisser faire votre exposé sur un temps d’environ une dizaine de minutes, après quoi M. le Rapporteur procédera à un certain nombre d’interrogations.

Mme Edwige ANTIER - Je tiens à dire que je suis très concernée, en tant que pédiatre, ici, aujourd’hui.

En tant que réanimateur de nouveau-nés, je constate que, lorsqu’on met un bébé au monde, dans notre pays, on prend des précautions extraordinaires pour que son cerveau naisse avec tout son capital de cellules nerveuses et de compétences cognitives : on fait des monitorings et dès que cela faiblit un peu, on nous demande à nous, pédiatres, d’être libres de jour comme de nuit, et lorsque nous venons, si possible en anténatal, nous déplaçons le SAMU et un véritable Boeing pour emmener ces enfants dans des niveaux 3 où ils seront réanimés à grands renforts de techniques.

Ensuite, que fait-on de ces enfants ? Un sur deux va consommer du cannabis dès le collège et, aujourd’hui, de plus en plus nombreuses sont les victimes de la consommation de substances addictives qui vont considérablement les marginaliser et aggraver leur désespérance existentielle.

Je suis atterrée par cette situation en tant que pédiatre. Quelle est cette société qui fait tant d’efforts au départ et si peu après pour arriver à un résultat aussi catastrophique ? En effet, aujourd’hui, drogues dures ou drogues douces (et je vais vous dire ce que j’en pense), nous sommes dans une invasion totale. J’ai déjeuné récemment avec des proviseurs qui m’ont dit : "Ce n’est pas la peine de vous attaquer à cela parce que c’est foutu !" Je pense que c’est extrêmement grave et qu’il est très important qu’au Sénat, aujourd’hui, on veuille bien, au contraire, s’y atteler.

En ce qui concerne tout d’abord les drogues dures, sachez que 80 % des jeunes qui deviennent consommateurs réguliers de cocaïne ou d’héroïne ont été abusés sexuellement dans leur enfance. On touche donc là à toute la protection de l’enfance et à un dossier extrêmement actuel qui est celui des abus sexuels sur les tout-petits.

Si vous discutez avec le centre de toxicomanes de l’hôpital Georges Pompidou, on vous le confirmera. Les jeunes qui sont là et qui sont complètement dépendants des substances sont, pour 80 %, des jeunes qui ont été abusés sexuellement, qui sont passés de substitut affectif en substitut affectif et qui ont donc un très lourd passé.

Par conséquent, si nous voulons nous attaquer aux problèmes des drogues dures, il faut remonter à la petite enfance et commencer à se poser des vraies questions sur ce que nous faisons contre les abus sexuels, contre la violence à enfants et contre le nomadisme des enfants retirés de leur foyer pour telle ou telle raison, car ce sont eux que l’on retrouve en très grande majorité dans les centres de substitution par la Méthadone, où l’on essaie, clopin-clopant, de leur faire quitter des paradis artificiels qui sont finalement la seule issue qu’ils ont à une souffrance psychique extrême et qui remonte à loin.

Vous comprenez qu’un pédiatre qui, en plus, est diplômé de psychopathologie de Bobigny ne peut qu’être révolté de constater qu’on ne va s’attaquer qu’au bout de la ligne, c’est-à-dire à l’héroïne et la cocaïne, dans des centres de substitution et non pas à la problématique elle-même qui fait que, dans ces centres, on a aussi les bras qui tombent. Finalement, la Méthadone est une solution qui ne me semble pas permettre aux jeunes que je vois d’arriver vraiment à un sevrage mais simplement d’obtenir un accompagnement d’une telle détresse.

Il faut donc arrêter de se dire qu’on a trouvé la clef pour les en sortir, car la clef n’est vraiment pas là. Certes, il est heureux de leur donner un havre psychique, mais de là à construire ce qui remonte à si loin, c’est autre chose. Il faudrait s’attaquer plus haut.

Je vais aussi vous parler de ce qu’on appelle les drogues douces, parce que ce n’est pas tout à fait le même monde. Tous ceux qui en sont aux drogues dures sont passés par les drogues douces alors que l’inverse n’est pas forcément vrai, heureusement, puisqu’aujourd’hui, les jeunes sont très nombreux à fumer du cannabis.

Le problème, c’est qu’on ait parlé de "drogues douces" et que des images sociales porteuses aient été diffusées, avec des messages du genre : "c’est branché, on réussit quand on fume du cannabis". Malheureusement, ces modèles sont très pernicieux pour l’esprit des jeunes. Quand on discute avec eux, c’est une chose qui joue.

Il faut aussi constater que nous n’avons pas, chez nous, comme aux Etats-Unis, de périmètre scolaire. Aux Etats-Unis, il y a des périmètres autour des établissements scolaires dans lesquels les délits sont beaucoup plus graves qu’à l’extérieur. En France, il est aujourd’hui interdit de fumer dans les cours des collèges et des lycées (et je ne parle que du tabac), mais la mesure est très peu appliquée à l’intérieur. Du coup, les jeunes fument du haschisch dans le tabac et tout le monde ferme les yeux : ils sont en train de fumer une cigarette et on ne se demande pas de quoi elle est faite.

J’ajoute que les dealers sont dans les cours elles-mêmes. Tous les jeunes avec lesquels je parle, collégiens ou lycéens, me disent que le cannabis se vend à l’intérieur de l’établissement scolaire, dans la cour, et qu’on leur en propose !

J’ai déjeuné avec le proviseur du lycée Racine qui m’a dit qu’elle a réussi à interdire aux lycéens de fumer à l’intérieur mais que, désormais, ils sont sur le trottoir (elle les voit de sa fenêtre) et que des dealers tournent toujours autour d’eux, que c’est visible et évident.

Il est donc exercé des pressions sur les jeunes pour les amener à fumer et cette ambiance collective pousse le jeune qui, peut-être, n’y aurait pas songé ou ne l’aurait pas fait, à fumer du cannabis.

Or je constate la gravité de cette drogue. On a fait des campagnes extrêmement pernicieuses en associant le cannabis au tabac et à l’alcool, ce qui aboutit à la question suivante que posent les jeunes : "Pourquoi la consommation de tabac et d’alcool n’est-elle pas un délit, alors que celle de cannabis l’est ?" J’essaie d’expliquer aux jeunes — et il faudra faire vraiment des campagnes sur ce point —, que, pour eux, la conséquence n’est pas du tout la même.

Certes, le tabac va provoquer des cancers, en particulier des cancers du poumon, entre autres méfaits, très nettement et très clairement, mais il y a un délai, avant que ces pathologies ne surviennent, qui donne le temps à la personne d’arriver à une maturité psychique et de vouloir se sevrer, alors qu’au moment où le jeune touche au cannabis, à 14 ou 15 ans, en pleine période d’apprentissage de sélection dans ses cursus, le haschisch provoque chez lui un syndrome amotivationnel qui lui retire sa motivation.

Il se trouve ainsi marginalisé à l’âge clef où les choix se font pour lui. Il n’aura peut-être pas son baccalauréat et ne pourra pas accéder à l’université. Je suis sûre que vous avez fait venir des neurophysiologistes qui vous ont montré les effets que cela avait sur les neurones, la manière dont les neuro-médiateurs en souffrent et la manière dont cela s’incruste dans les graisses pendant longtemps. Ces jeunes ne se rendent pas compte de cet effet qui les marginalise et c’est une situation très grave vu la consommation à grande échelle qui est faite maintenant.

Je pense donc qu’il faudra s’adresser aux jeunes enfants pour essayer de les protéger et créer ce périmètre scolaire de protection de l’enfance. On en revient à ma passion de pédiatre, qui consiste à protéger les enfants.

Par conséquent, pour moi, le fait de parler d’une drogue douce ne veut rien dire. C’est une drogue qui endort, qui marginalise et qui met finalement ses consommateurs dans un état de dépression, parce qu’à 22 ou 23 ans, quand on n’a rien fait et qu’on s’est mis de côté, il est vraiment difficile de retrouver ensuite son chemin alors que la société ou la famille ne vous soutient plus de la même façon.

Voilà l’intervention que je peux faire en préambule, et je serais heureuse de répondre à vos questions.

Mme la Présidente - Je vous remercie au nom de la commission. Vos propos sont empreints de beaucoup d’émotion et, surtout, de beaucoup d’inquiétude face à cet avenir que l’on offre aux jeunes. Nous n’avions pas, jusqu’à maintenant, bien entendu ou bien compris que ce qui pouvait lier les jeunes aux drogues dures, comme on les appelle, même si nous savions que cela venait de phénomènes sociaux (le chômage, les familles déstabilisées, etc.), pouvait venir des abus sexuels et des attouchements, comme vous venez de nous le dire, qui se révèlent malheureusement de plus en plus fréquemment. Cela suscite beaucoup d’émotion et cela incite surtout à une énorme réflexion en direction de la petite enfance.

Je vais donner la parole à M. le Rapporteur qui — je n’en doute pas — a un certain nombre de questions à vous poser auxquelles on vous demandera de répondre.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur - Merci de votre exposé, docteur. La première question qui me vient est la suivante. Dans votre rôle de pédiatre, voyez-vous une possibilité de dépister de façon très précoce les sujets à risques ?

Mme Edwige ANTIER - Oui, et, même si cela vous étonne, dès le bébé. Quand une mère vient en consultation avec son bébé, nous pouvons dépister la dépression maternelle. Or les enfants qui seront à hauts risques sont souvent des enfants nés de mère déprimée, seule et en souffrance. Vous parlez de cas sociaux, mais on constate déjà que le pédiatre peut avoir là un rôle de dépistage, ne serait-ce que lorsqu’il fait un vaccin, pèse ou mesure l’enfant. C’est pourquoi il faudrait avertir les PMI.

Il faut remonter aussi loin parce que c’est là que l’enfant ne va pas pouvoir s’amarrer de son socle affectif et de cette sécurité affective de base qui va le rendre ensuite beaucoup plus résistant à toutes ces tentations de paradis artificiels. C’est tout petit que cela se construit. Par conséquent, le pédiatre a un rôle à jouer dans son rôle de soutien et d’accompagnement à la mère.

Avant de venir, j’ai reçu une jeune mère qui venait présenter un beau bébé avec le père et tout allait bien, mais, alors qu’il a deux mois, elle prévoyait de partir quatre jours avec des amis aux sports d’hiver, bizarrement, en laissant son mari et son bébé. Après avoir fait le vaccin, il a fallu s’asseoir, se poser et comprendre pourquoi. Elle s’est alors mise à pleurer et a exprimé une interrogation existentielle sur son rôle de mère. J’ai ainsi appris qu’elle était fâchée avec sa mère, et tous les problèmes sociaux qui surgissent entre mère et fille sont apparus.

Le pédiatre a alors un rôle de prévention à jouer à la base pour que ce bébé n’ait pas une mère dépressive et des parents qui se séparent très vite. Ces entretiens sont donc très importants.

Il en est de même pour la formation des pédiatres. Il se trouve que j’ai une grosse expérience en plus de mes diplômes de psychologie, mais, bien que les pédiatres soient toujours des humanistes, des médecins particuliers et vraiment des médecins de l’humain, il serait bon, dans le cadre de l’enseignement, de dispenser une formation aux pratiques addictives des jeunes, c’est-à-dire dans le sens de la prévention de la dépression maternelle et, ensuite, du dépistage du jeune à risque et qui commence. Voilà notre rôle de pédiatre.

On peut le dépister en tant que bébé. On peut le dépister ensuite quand il commence à se mettre en révolte scolaire ou parentale, quand il connaît l’échec scolaire ou quand il entre dans les phobies (auquel cas le premier dealer qui va passer aura sa touche), en essayant de réparer les choses autour de lui. Enfin, on peut le dépister quand il s’agit d’un grand "ado" devant lequel les parents ferment les yeux.

Le pédiatre est donc interpellé à trois niveaux et une formation des pédiatres à l’intérieur du cursus serait vraiment bienvenue.

M. le Rapporteur - Ce que vous dites est très intéressant parce que, dans une autre commission d’enquête sénatoriale sur la délinquance des mineurs, nous avions bien identifié la nécessité de faire des dépistages très précoces et que, malheureusement, il y avait des ruptures dans le cursus de l’enfant, quand il passe du domaine de la PMI à l’école puis au collège...

Mme Edwige ANTIER - ...avec simplement un médecin généraliste.

M. le Rapporteur - Il apparaît qu’il n’y a pas de suivi alors que, s’il y en avait un, le fait d’avoir eu une alerte dès la petite enfance permettrait de mieux comprendre et donc de mieux prévenir.

Si je vous comprends bien, la prévention commence par la mise en place d’une espèce de système d’alerte dès la petite enfance de telle manière qu’à la PMI, on puisse avoir un début de prise en charge.

Mme Edwige ANTIER - Absolument. Il s’agit de déceler les familles à risques pour l’enfant et, ensuite, de tisser des liens avec le médecin scolaire quand on passe la main à l’école. Il faudrait un lien avec le médecin scolaire puis avec le médecin du collège. Le seul problème, c’est qu’aujourd’hui, on manque de pédiatres et de médecins scolaires. Les infirmières peuvent être aussi extrêmement précieuses, de même que les puéricultrices dans les dispensaires de PMI. Le personnel paramédical peut être formé à l’alerte.

M. le Rapporteur - Le manque de liens entre les différents stades est évidemment préjudiciable à un bon suivi et à une bonne prise en charge, mais quel système pourrait-on mettre en place sans qu’il s’agisse du "dossier" et de la notion de fichage qu’il peut comporter ? L’inconvénient, c’est que quelqu’un, dès qu’il est bébé, soit suivi d’une façon un peu trop policière, si je puis dire.

Mme Edwige ANTIER - C’est vrai, d’autant plus que les parents sont extrêmement rétifs quand on dit qu’il faudrait que leur enfant voie la psychologue scolaire car ils ont peur d’être interpellés.

Cependant, nous avons des organismes qui sont très précieux dans notre société et qui sont mal exploités.

On a d’abord la PMI, qui suit beaucoup d’enfants, avec des salles d’attente qui sont des véritables lieux d’observation, c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin que le parent vienne vers l’observation, sachant que les psychologues et les puéricultrices de PMI sont très bien placés pour connaître les familles.

Je citerai ensuite les centres médico-psychopédagogiques. Ce sont des centres publics reliés à l’Education nationale dont la fonction est psychopédagogique. Ils reçoivent les enfants en échec scolaire et font de la psychothérapie, le tout gratuitement.

Enfin, à un échelon plus important, quand l’enfant est en plus grande difficulté, on a les centres médico-psychiatriques qui, eux, relèvent du ministère de la santé.

Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’anastomose. Entre l’école, le CMPP et le centre médico-psychiatrique, malheureusement, les relais et les transmissions sont insuffisants, surtout avec les centres médico-psychiatriques qui, pourtant, s’occupent des enfants en détresse et donc en conduite addictive.

Ce n’est donc pas la peine de multiplier les intervenants. En revanche, il serait bon de créer une mission qui puisse coordonner ces différents services et les sensibiliser. C’est à ce moment-là que les familles peuvent être détectées : les choses sont toujours articulées avec l’école et un enfant en difficulté va très vite être en difficulté à l’école. Par conséquent, les parents, qui sont très demandeurs de réussite scolaire, seront sensibilisés par ces difficultés scolaires de leur enfant et pourront ainsi être conduits vers la structure qui prendra l’enfant en charge. On n’aura pas dit qu’il peut être sujet à une conduite addictive, mais on pourra le classer en tant qu’enfant en difficulté psychologique.

M. le Rapporteur - Y a-t-il une corrélation établie entre la consommation de cannabis et l’échec scolaire ?

Mme Edwige ANTIER - Je n’ai pas de statistiques sur ce point (même s’il me semble avoir lu des statistiques claires sur ce point dans certains document), mais mes 35 ans de pratique pédiatrique me permettent de dire que cela saute aux yeux. La corrélation entre l’échec scolaire et la consommation de cannabis est très nette dans deux sens : à partir du moment où l’enfant entre au collège et se sent en difficulté, il aura plus tendance à être en révolte, à transgresser et donc à fumer des joints ; de plus, quand il en fume, c’est très clair : il se lève tard, il n’a plus ses facultés de concentration et ses résultats baissent. Dans les deux sens, c’est donc absolument évident.

M. le Rapporteur - Y a-t-il un profil psychologique de "l’ado" fumeur de cannabis ?

Mme Edwige ANTIER - Comme actuellement, 50 % des lycéens fument du cannabis, on peut dire que cela devient vraiment généralisé. Beaucoup ont l’illusion qu’ils ne deviendront pas "accros", comme on dit, mais la définition médicale d’une drogue est bien qu’elle rend la personne dépendante. Or le cannabis est une drogue.

M. le Rapporteur - Ce que vous dites là est très important car il y a une querelle sur la notion de dépendance. Un magazine qui vient de sortir, "La recherche, l’actualité des sciences", fait un point très intéressant à ce sujet dans un article intitulé "Consensus des scientifiques sur la dangerosité du cannabis", et il reste deux ou trois points sur lesquels il y a une querelle.

L’une de ces querelles d’experts porte sur la question de savoir si le cannabis peut déclencher la schizophrénie ou s’il n’en est qu’un révélateur.

Une autre querelle d’experts porte sur la dépendance, certains disant que le cannabis ne provoque pas de dépendance. Je pense qu’ils s’appuient sur une définition très restrictive et scientifique de la dépendance, mais qu’à côté de cela, il y a la dépendance telle qu’elle est ressentie. Dans un certain nombre d’enquêtes qui sont publiées, on constate que les consommateurs de cannabis reconnaissent qu’ils sont eux-mêmes dépendants et qu’ils ne peuvent plus s’arrêter.

J’aimerais donc que vous nous aidiez à faire le point là-dessus. Peut-on vraiment parler de dépendance au cannabis ?

Mme Edwige ANTIER - Personnellement, je dis que la plupart deviennent dépendants. J’ai des parents qui, ayant compris, bien qu’ils essaient de se le cacher longtemps, que leur enfant est consommateur, font intervenir la morale, le proviseur du lycée, le grand-père, le pédiatre, etc., tout le monde s’y mettant pour essayer de le faire arrêter. Comme on estime qu’il n’est pas bien de vivre dans la tricherie, le jeune disant qu’il ne consomme plus, on lui demande de faire tous les mois une recherche de produits cannabinoïdes dans les urines au laboratoire. Or la plupart des jeunes qui nous disent qu’ils ne sont pas dépendants et qu’il n’en fument plus ou très rarement éliminent encore des produits cannabinoïdes dans les urines.

Par conséquent, entre la réalité et la fiction, entre ce qu’on raconte et ce qui est, on peut dire aujourd’hui qu’il y a une dépendance au cannabis de la plupart des jeunes quand ils commencent à en prendre. Il serait temps de dire que l’idée que l’on n’est pas dépendant est fausse : c’est une drogue qui crée la dépendance et met beaucoup de jeunes dans des syndromes de démotivation qui sont graves pour leur avenir.

M. le Rapporteur - Les parents sont-ils capables de déceler facilement que leur gamin est consommateur de cannabis ?

Mme Edwige ANTIER - Il y a un déni pendant des mois et des mois, voire des années, et les parents passent par deux étapes. Dans une première étape, le jeune fume des cigarettes (en général, le jeune cache le cannabis dans les cigarettes, ce qui contrarie les choses) car il est encore à peu près admis qu’à 14 ans, on commence à fumer, auquel cas les parents considèrent qu’ils n’y peuvent rien, même s’ils lui demandent de ne pas fumer devant eux, et ils passent des compromis.

Dans une deuxième étape, le jeune met des baguettes d’encens dans sa chambre. Je trouve qu’il faudrait faire une éducation des parents sur les signes de dépistage. Si un jeune commence à mettre des baguettes d’encens dans sa chambre, aère alors qu’il fait très froid, se lève tard et rate le début des cours (combien de professeurs me disent qu’ils détectent la consommation de cannabis dans les retards scolaires), il donne là des signes évidents. Il faudrait donc faire un manuel à l’usage des parents pour faire en sorte qu’ils s’en rendent compte assez tôt pour apporter le soutien adéquat à cet enfant. Sinon, c’est un phénomène de réunion, de transgression ou d’aide à l’endormissement le soir qui devient une accoutumance rapide.

M. le Rapporteur - Par conséquent, il faut faire une information des parents.

Mme Edwige ANTIER - Il faudrait aller éventuellement jusqu’aux tests d’urine. J’ai vu qu’il allait sortir en pharmacie un narco-test qui va permettre de faire cela tout seul.

Il faut dire aux parents qu’il faut parler vrai aux jeunes en leur disant : "Tu consommes du cannabis !" ou bien : "Tu n’en consommes plus ? Tu as arrêté ? J’en suis vraiment heureux. On va faire une analyse au laboratoire pour savoir sur quelle base nous sommes dans nos rapports".

M. le Rapporteur - Une fois que les parents ont compris que leur enfant fumait du cannabis, sont-ils bien placés pour y porter remède ? Sont-ils armés pour cela et leur seule position de parents ne les met-elle pas en dehors du coup ?

Mme Edwige ANTIER - Bien sûr. Ils ne peuvent pas tout faire tout seuls. Rappelons qu’il y a deux catégories d’enfants.

Il y a d’abord ceux dont j’ai parlé au début de mon exposé, qui ont connu une petite enfance extrêmement difficile et qui risquent de passer aux drogues dures parce qu’ils sont cassés et brisés psychologiquement et parce que, dans leur passé, ils ont subi ces abus sexuels dont nous avons parlé. Dans ce cas, seul un pédopsychiatre ou un psychologue va pouvoir y remonter si cela n’a pas été su. Parfois, les parents le savent mais ne peuvent pas le dire, de même que les services sociaux. Il faut prendre en compte cette notion des abus sexuels, parce que plus tôt on arrivera à ouvrir cette mémoire, mieux on pourra éviter les passages aux drogues dures.

Pour ceux qui n’ont pas eu des enfances comme celles-là et qui sont des enfants de familles à peu près équilibrées, les parents sont en effet complètement démunis. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont dans le déni, parce qu’ils savent bien que, s’ils le découvrent, ils n’y pourront rien et que, lorsqu’ils le découvrent, ils essaient de banaliser. C’est peut-être là que votre travail permettra de porter ces risques à la connaissance de tous, parce qu’il est plus facile de dire : "De toute façon, ils fument tous des joints, docteur. On sait bien que des gens brillants fument des joints..." On se raconte plein d’histoires et on n’en sort pas parce que les parents n’ont pas d’autre méthode.

Il faudrait que tout enfant qui est détenteur de cannabis ou qui fume du cannabis puisse aller en consultation. C’est pourquoi je dis que les centres médico-psychopédagogiques ou les centres médico-psychiatriques doivent être appelés en renfort pour recevoir ces familles et permettre de leur parler vrai.

Certains proviseurs d’école et conseillers d’orientation essaient de faire un travail admirable, mais ils sont souvent découragés. Leur rôle est néanmoins très important, parce que cela passe aussi par l’échec scolaire et si l’enfant est marginalisé par l’école, il aura beaucoup plus de mal à s’en sortir que si l’école le revalorise. Pallier la phobie scolaire, inculquer l’estime de soi et revaloriser l’école sont des points qui sont aussi sous la dépendance des enseignants.

M. le Rapporteur - Nous sommes là dans le domaine de la prévention, qui, à mon avis, commence par l’information. On l’a dit pour les parents, qui doivent apprendre un certain nombre de choses qu’ils ignorent par définition, mais, en ce qui concerne les adolescents eux-mêmes ou les enfants, à partir de quel âge peut-on, selon vous, leur donner des informations et quelle doit être la nature de cette information ? On nous a dit par exemple qu’un enfant ou un adolescent n’était pas sensible aux dangers du produit qu’on voudrait qu’il ne consomme pas. Qu’en pensez vous ?

Mme Edwige ANTIER - C’est vrai. Il n’est pas sensible à notre discours quand on lui explique que c’est nocif pour son cerveau parce qu’à 15 ou 16 ans, il est dans une autre problématique. En revanche, à 9 ou 10 ans, c’est l’âge béni pour ces informations. C’est en CM1 et CM2 qu’il faut expliquer aux petits comment marche le cerveau et les neurones, comment passe le courant de notre pensée et comment fonctionne notre vie psychique. Ils sont passionnés, à cet âge, par les sciences et les discours des grandes personnes et il les écoutent. Le fait qu’on leur explique ce que fait la drogue leur permettra, sinon de ne pas y toucher, du moins de faire simplement un petit essai et de s’en sortir.

Je l’ai vraiment vu, et je dois dire qu’en tant que pédiatre, je le fais. Il m’arrive en effet de voir des parents qui me disent devant leur enfant : "Il est en 6e, je sais que de la drogue traîne au collège et cela me fait peur". Dans ce cas, je prends un papier et un crayon, je dessine les neurones et j’explique les choses au jeune en lui disant : "cela fait ceci et cela sur ta pensée et cela bouche telle voie". Ils sont alors fascinés et je peux vraiment dire qu’on retrouve ces enfants beaucoup moins preneurs et sachant dire non.

C’est vraiment au CM1 et au CM2 qu’il y a un énorme effort d’information à faire auprès d’eux.

Ensuite, en 6e et en 5e, ils peuvent encore y être sensibles, mais si on parle du collège et du lycée, l’information devrait pratiquement être faite par des jeunes, parce qu’il est vrai que nous n’avons plus la même crédibilité : ils sont dans un film où le risque vital signifie quelque chose. Ils jouent avec leur vie, ils sont en métamorphose, ils ne savent plus bien qui ils sont et l’information ne peut pas réussir de la même façon si elle n’est pas faite par des pères ou des jeunes qui s’en sont sortis, qui ont fréquenté des centres, etc.

M. le Rapporteur - Une personne que nous avons auditionnée avant vous nous a dépeint les difficultés de la société moderne vis-à-vis des drogues, notamment du cannabis, sans rien celer des effets négatifs du cannabis, et la solution qu’elle préconise est la légalisation (et non pas la dépénalisation), en estimant que l’on résoudrait une partie importante du problème si on autorisait la diffusion du cannabis sous contrôle, en l’interdisant aux mineurs, comme pour l’alcool.

Que pensez-vous d’une voie comme celle-là pour essayer de résoudre nos problèmes ?

Mme Edwige ANTIER - Je pense que ce serait très grave dans l’image que donnent les adultes et le législateur, qui doit être l’autorité phare, modèle et réfléchie, auprès des jeunes et des parents. Il faut que nous ayons le courage de dire qu’une chose est dangereuse et donc qu’elle est interdite, parce que nous ne voulons pas dire que ce qui est nocif est possible.

Certes, on nous opposera le tabac et l’alcool. Je constate que les jeunes qui se marginalisent aujourd’hui vont consommer plusieurs toxiques, notamment de plus en plus d’alcool, mais que ce n’est pas l’ivresse qui marginalise nos jeunes dans les collèges et les écoles, dans leurs études et leur devenir, mais vraiment, aujourd’hui, le cannabis. Le tabac sera dangereux, mais, encore une fois, ils auront le temps de réaliser et d’arriver à une maturité qui les rendra maîtres de ces toxiques. On ne peut donc pas les assimiler.

Pour ce qui est du tabac, l’individu a le temps de sortir de sa phase de chrysalide pour entrer dans sa phase d’adulte et dire : "Je n’en veux pas", alors que je ne vois pas les jeunes sortir du cannabis, du moins pour la plupart d’entre eux. En tout cas, même s’ils en sortent à l’âge adulte par une consommation moindre, ils se sont marginalisés à l’âge des grands apprentissages.

Pour moi, la légalisation du cannabis serait une démission totale.

Je voudrais dire aussi qu’en tant qu’élue municipale, je participe au Conseil d’administration de la mission Belliard, une mission de la ville de Paris qui a pour but de réinsérer les jeunes exclus. En discutant avec la présidente de cette mission, je lui ai demandé si, parmi ces exclus, il y avait ou non beaucoup de fumeurs de cannabis. Quand elle m’a répondu que c’était évident, je lui ai demandé de me donner des chiffres et elle m’a indiqué qu’elle ne pouvait pas le faire parce qu’on ne peut pas marquer qu’un jeune est fumeur de cannabis puisque c’est interdit et qu’il faudrait alors le signaler. Comme c’est interdit, cela ne peut pas apparaître et nous n’avons donc pas de chiffres qui donnent une indication sur la corrélation entre le cannabis et l’exclusion.

Cela veut donc dire que, dans les interdictions, il faudrait établir une graduation qui permette de s’occuper officiellement de ces fumeurs de cannabis sans être obligé de les cacher. Il y a donc quand même quelque chose à discuter dans le cadre de la loi.

De là à dire que c’est autorisé et qu’on s’en lave les mains, c’est à mon avis une très mauvaise idée. Quant au fait de dire que cela ne peut pas se faire en dessous de 18 ans quand on mélange dans les lycées des jeunes de 19 ans avec des élèves plus jeunes, ce serait une démission grave pour l’image du législateur, des adultes en général et des professionnels, dont je suis.

Mme la Présidente - Madame, je vous remercie. Je donne la parole à Mme André.

Mme Michèle ANDRÉ - Ce que vous avez dit est extrêmement intéressant, madame, mais, vous connaissant de réputation, je n’en doutais pas.

Je voudrais revenir sur la question tout à fait inquiétante des abus sexuels, de la maltraitance et de ce que vous appelez le nomadisme, c’est-à-dire ces enfants qui ont des familles d’accueil multiples ou des choses difficiles dans leur enfance.

Quand vous dites qu’il y a un lien très important, j’aimerais savoir si on a des études dans ce sens. J’ai beaucoup travaillé sur ces problèmes d’inceste et ces questions de maltraitance, d’abord pour les femmes, sachant qu’évidemment, les enfants sont concernés par ces problèmes de violence en général.

Si on regarde les chiffres de consommation de drogues, que vous appelez "dures" et que l’on peut définir peut-être comme toutes drogues en dehors du cannabis, on s’aperçoit, vu la progression importante, que cela suscite encore plus d’inquiétudes pour la petite enfance et les abus qu’elle subit qu’on veut bien le dire ou le reconnaître. Je sais que ce sujet a été longtemps tabou et que ce sont des choses dont on ne parle pas. On voit bien, quand on en parle, combien cela déclenche comme scandales et d’extrêmes difficultés, mais je fais partie des gens qui pensent qu’il faut le dire pour le faire cesser.

Si on ouvre cette boîte en relation avec la consommation de drogues, sur quelles bases peut-on partir, sur quels chiffres et sur quels dégâts ? En tant que pédiatre, comme tous les éducateurs, vous savez que c’est peu réparable.

Mme Edwige ANTIER - Je pourrai fournir ces études à la commission dans les jours qui viennent. Elles me sont souvent communiquées par les psychologues qui travaillent dans les centres de substitution et les centres médico-psychiatriques et qui s’occupent de ces jeunes. Elles ont été publiées plusieurs fois et je vous les donnerai.

Ce sont vraiment des jeunes qui, quand on les interroge, racontent leur enfance sans aucune affection, expliquent qu’ils ont été maltraités et qu’ils ont subi des abus sexuels souvent intra-familiaux et plusieurs placements. C’est la clientèle répétitive et le défilé que l’on rencontre dans les centres dans lesquels on recueille ces jeunes victimes des drogues dures. La drogue dure paraît alors presque un épiphénomène, tellement la personne est explosée psychiquement.

Mme la Présidente - Je vous remercie de tout ce que vous venez de nous dire. En effet, c’est très intéressant, mais cela pose un certain nombre de questions et je rejoins ma collègue qui dit qu’il faut parler de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore en ce qui concerne les abus sexuels, parce qu’on s’aperçoit aujourd’hui que ceux qui arrivent à en parler ont vécu des souffrances particulièrement difficiles à gommer, quelle que soit leur vie ensuite, même s’ils la reconstruisent ou tentent de le faire.

D’après ce que vous avez dit, vous avez une certaine connaissance du milieu scolaire. Il est vrai que nous sommes tout à fait informés, aujourd’hui, du fait que la drogue circule de manière tout à fait significative et importante dans les collèges et les lycées. On parle beaucoup du cannabis mais, au travers des entretiens que vous avez avec les conseillers pédagogiques, les proviseurs et les principaux, pouvez-vous dire que c’est la seule drogue qui circule ou s’il y en a d’autres ? Nous avons en effet entendu tout à l’heure que, contrairement à l’idée que l’on pouvait en avoir, la cocaïne et l’héroïne n’ont pas disparu. Y a-t-il d’autres drogues ou le cannabis est-elle la seule drogue qui circule aujourd’hui dans les établissements scolaires ?

Mme Edwige ANTIER - L’héroïne et la cocaïne ne circulent pas aussi facilement dans les lycées, ce qui n’est pas le cas de l’ecstasy. Certes, ils ne sont pas très nombreux à y basculer et je pense que si on utilise cette méthode attentive qui consiste à dépister le fumeur de joints, à l’accompagner, à soutenir ses parents et à se battre scolairement pour le récupérer, il ne va pas sombrer dans la dépendance à l’ecstasy. Cependant, c’est cette drogue qui pointe son nez, même si elle n’est pas encore invasive. En tout cas, c’est un grand danger.

Je reviens sur ce que disait tout à l’heure le sénateur au sujet de la schizophrénie. Je n’ai pas de chiffres ici, mais avec la pratique, il me semble en effet voir des bouffées schizophrènes chez des jeunes qui n’en avaient pas montré les prémisses, et j’ai l’impression que, lorsqu’on les sort rapidement de la substance addictive, ils peuvent y échapper. Je pense à deux jeunes que j’ai suivis récemment, dont la petite Flore, qui était vraiment, l’année dernière, chez le psychiatre, en plein délire schizophrène et qui est maintenant absolument normale. Je me demande si on n’a pas frôlé le passage à la schizophrénie et si on ne l’a pas arrêté, mais c’est une interrogation alors que ce que je vous ai dit auparavant relève des certitudes.

Mme la Présidente - Nous vous remercions beaucoup, madame, de votre contribution aux travaux de la commission.

Mme Edwige ANTIER - Merci. Je serai très intéressée par la lecture de votre rapport global.


Source : Sénat français