La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Peuch.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Nous allons écouter avec attention votre exposé qui pourra, si possible, durer une dizaine de minutes pour permettre au rapporteur de vous poser ensuite des questions, ainsi que tous nos collègues sénateurs membres de cette commission. Je vous donne très volontiers la parole.

M. Gérard PEUCH. - Madame la Présidente, mesdames et messieurs les Sénateurs, bonjour. Dans le cadre de vostravaux, vous avez été amenés à entendre de nombreuses personnalités qui, chacune dans leur domaine respectif, font autorité.

En ce qui me concerne, responsable d’un service de police uniquement engagé dans la lutte opérationnelle contre le trafic des stupéfiants, je souhaiterais aujourd’hui vous entretenir de quelques préoccupations quotidiennes concernant les hommes de terrain que je représente devant vous aujourd’hui et qui sont attachés à ce type très spécifique de police.

Vous voudrez bien me pardonner, mais, en ce qui me concerne, je ne vais pas vous parler aujourd’hui de grandes théories concernant la lutte contre les stupéfiants et je risque, au contraire, de tomber dans le concret. Malheureusement, c’est le quotidien qui nous occupe essentiellement.

Dans un premier temps, il faut que je vous dresse un très rapide portrait de ce que représente la brigade des stupéfiants de Paris. Cette brigade se compose à l’heure actuelle de 95 fonctionnaires de police, administratifs compris, et elle est globalement séparées en deux activités.

La première, 24 heures sur 24, les jours fériés et la nuit, concerne ce qu’on appelle les affaires de ramassage. Nous sommes ainsi appelés à faire des interpellations dans le domaine des douanes ou dans celui de la police de l’air et des frontières, pour toute personne qui a une autorité et qui, n’étant pas fonctionnaire de police, est susceptible d’interpeller des personnes qui, à divers titres, ont affaire au domaine de la drogue et du trafic des stupéfiants.

La deuxième partie de l’action de ma brigade est essentiellement dirigée vers les affaires dites d’initiative. Son travail est celui du chien de chasse ou du chien d’arrêt : comme on le dit en termes de métier, son but est de "lever l’affaire". Pour ce faire, nous sommes assistés de quelques fonctionnaires, lesquels s’occupent maintenant — cela devient prépondérant et fondamental — de tout ce qui concerne l’informatique. En effet, il est bien d’avoir des réseaux informatiques, mais, comme vous le savez, ils "plantent" de temps en temps et il faut remettre la machine au travail.

Nous sommes aussi assistés par des personnels dits techniques, c’est-à-dire que nous avons recours à la sonorisation, à la photographie et à d’autres moyens techniques dont nous parlerons tout à l’heure. Il faut aussi des techniciens et des spécialistes dans ce domaine.

Enfin, je dispose d’un pool de fonctionnaires de police qui sont essentiellement interprètes et traducteurs. Je ne vous cache pas qu’énormément de personnes qui donnent dans le domaine de la drogue sont souvent soit d’ascendance, soit d’origine étrangère. Lorsque ce sont des hispanisants, cela va à peu près bien ; lorsque ce sont des anglophones, nous nous en sortons également, mais quand nous tombons dans le domaine du cinghalais, du bambara ou du ticlic, il s’agit d’autant d’idiomes qu’il faut s’amuser à traduire.

Je ne vous cache pas qu’en ce moment, par exemple, je suis très déficitaire en turc, en kurde et en allemand. Cela fait partie des problèmes que l’on rencontre dans la vie courante d’une brigade des stups.

La brigade des stupéfiants a aussi une autre activité : elle a pour obligation de coordonner la lutte contre les stupéfiants entre la police urbaine de proximité et les autres services territoriaux de police judiciaire.

Nous avons enfin une charge importante, qui nous prend beaucoup de temps et qui détourne souvent les personnels actifs de leur mission : nous sommes chargés de la formation des personnels de police qui, à quelque titre que ce soit, sont appelés à travailler dans le domaine de la drogue. C’est une procédure tellement spécifique, aussi bien sur le plan de la logistique et de l’opérationnel que sur celui de la procédure pure, qu’il est vraiment ne nécessaire de former les gens. On ne s’improvise pas, hélas, fonctionnaire des stupéfiants.

Qu’est-ce que la BSP ? Elle a d’abord une compétence territoriale (elle s’étend sur Paris et la petite couronne, soit près de 10 millions d’habitants) et elle a essentiellement pour vocation de lutter contre les réseaux, c’est-à-dire des affaires extrêmement structurées. Sur Paris, on considère qu’il existe quatre types de réseau.

Les premiers sont les réseaux dits internationaux, essentiellement à structures mafieuses, qui sont redoutables, puissants et riches et qui ont des ramifications dans toute l’Europe. C’est le prototype des cartels de Medelin, c’est-à-dire des réseaux colombiens, boliviens et péruviens. Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, ces types de réseau font une offensive énorme sur la France : nous en avons des indicateurs tous les jours. Je vous rappelle qu’au mois de novembre dernier, nous avons, à notre grand étonnement, démantelé un laboratoire de fabrication de cocaïne en plein Paris, dans le 13e arrondissement.

Depuis la French Connexion des années 70, cela ne nous était pas encore arrivé. Je ne vous cache pas que, dans un certain sens, nous étions très fiers de notre victoire, mais je vous avoue aussi que, depuis, je me pose énormément de questions. Certes, nous en avons trouvé un, mais était-ce le seul ? Je ne saurais vous répondre, mais je pense que nous en discuterons tout à l’heure.

Deuxièmement, vous avez, à Paris et dans la petite couronne, des réseaux à connotation politique. Ces réseaux ne sont pas très nombreux puisque, jusqu’à ce jour, ce sont des réseaux kurdes. Vous connaissez l’ambition du grand Kurdistan, une idée qui renaît. Malheureusement, l’actualité nous le rappelle quasiment toutes les heures en ce moment. Il faut savoir qu’il est quasiment impossible de noyauter ces réseaux, de les pénétrer, de les contourner et d’avoir des renseignements les concernant, ne serait-ce que pour des raisons de langues : je n’ai pas de traducteurs à disposition 24 heures sur 24 concernant ces affaires.

En outre, comme ils se dédient à une cause politique, ils sont clandestins et ils vont même au-delà de la clandestinité en matière de circuits financiers : ils échappent complètement à toutes les structures connues ou inconnues et à tout ce qu’on pourrait imaginer quant au blanchiment de l’argent.

Troisièmement, surtout dans le domaine de la résine de cannabis, vous avez tous ces réseaux animés par les petits truands ou les petits caïds de banlieue qui sont certainement les grands truands de demain car ils sont en train de se former à la délinquance. Ils sont surtout en train de se remplir les poches d’une façon épouvantable, parce qu’il faut savoir qu’un beau réseau de cannabis représente un bénéfice moyen d’environ 1 500 euros le kilogramme une fois tous les frais déduits.

Quand vous savez que certains de ces réseaux font une importation moyenne de 500 à 600 kg par semaine, vous pouvez imaginer les sommes que cela représente. Sachez que Paris et la petite couronne, à l’heure actuelle, consomment 2,5 tonnes de résine de cannabis par semaine ! Si vous faites le calcul sur 52 semaines dans l’année, cela correspond à environ 450 000 "tarpés" (si je peux me permettre d’employer ce mot) qui partent en fumée. Il y a finalement très peu de reliquat : généralement, les quantités qui sont importées sont redistribuées et revendues dans les 48 à 72 heures qui suivent.

Quatrièmement (je ne doute pas qu’en tant qu’élus, vos électeurs vous en parlent souvent), vous avez la cohorte de tous ces petits réseaux à la fois trafiquants et consommateurs, c’est-à-dire les "traficoteurs", comme je les appelle. Ce sont tous ceux qui occupent les trottoirs, qui font du petit deal à deux, trois ou quatre grammes au maximum, ceux qui font peur aux dames qui, le matin, amènent leurs enfants à l’école, ceux qui alimentent les crackers du 18e arrondissement.

C’est effectivement la partie émergée de cet iceberg. Malheureusement, en ce qui nous concerne, même si c’est la plus provocante, la plus voyante et la plus souvent dénoncée, même si c’est celle qui anime le phénomène de la drogue, il faut bien reconnaître que l’on a affaire là beaucoup plus à des gens qui sont malades et qui ont besoin de soins curatifs qu’à de véritables trafiquants au sens orthodoxe du terme, en tout cas tel que le code pénal le prévoit.

Comme je vous l’ai dit, la résine de cannabis marche bien en ce moment.

Quant à la cocaïne, il faut considérer que, sur l’Europe communautaire, cette année, on va friser les 1 000 tonnes de cocaïne importée, ce qui est relativement intéressant. Je précise que la cocaïne se vend par demi gramme. Par conséquent, quand on vous en importe mille tonnes, vous pouvez imaginer le nombre de transactions que cela peut représenter.

Je passe à l’héroïne. Sur Paris, on en trouve toujours autant. Sa consommation n’a baissé que pour une raison mécanique : le seul côté positif des Talibans, c’est qu’ils ont fait arracher les plans de pavot. Malheureusement, en ce moment, on en replante à tout va dans ce secteur et cela va même dépasser toutes les espérances. Je vous donne rendez-vous d’ici dix-huit mois à deux ans : nous verrons quel sera le profil de l’héroïne en France, d’autant que les réseaux d’importation, qui sont essentiellement aux mains des Turcs et des Kurdes à l’heure actuelle, se battent en Allemagne pour refaire le marché et essaient, bon an mal an, de reconquérir le marché français qu’ils avaient perdu.

Il y a un petit débordement du côté du marché italien. En effet, sans que l’on sache exactement pourquoi, l’héroïne est actuellement vendue 10 % de plus en Italie. Personne n’a été capable de me dire quelle était la cause de cette augmentation.

Il reste l’ecstasy. C’est notre grande hantise et je considère que cela va être le grand défi des dix prochaines années. En effet, on retrouve de plus en plus fréquemment les jeunes avec un cachet d’ecstasy dans la poche. A Paris, vous pouvez acheter un cachet d’ecstasy, à l’heure actuelle, pour 6 à 8 euros. Quel est le gosse qui n’a pas entre 6 ou 8 euros dans sa poche ? Le mien les a en permanence.

Il faut savoir aussi qu’à partir du moment où l’interdit sur le cannabis finirait par flancher ou à être moins prégnant, il y a toujours ce goût de l’interdit, de faire différemment des autres et, donc ce risque et cette crainte de voir les gosses se rapatrier sur une drogue bon marché.

Pour participer à l’unité d’enseignement de psychiatrie appliquée à l’hôpital Cochin, je peux vous assurer que nous avons maintenant des exemples extrêmement fréquents, dans les consultations des médecins psychiatres (vous les verrez et ils vous en diront autant que moi), de jeunes adolescents de 16 à 18 ans qui présentent des troubles quasiment définitifs et dont le plus petit commun dénominateur est qu’ils sont essentiellement des consommateurs d’ecstasy. On est en train de fabriquer des malades et je ne sais pas trop comment, à l’avenir, on arrivera à gérer ce problème.

Quant aux autres drogues, vous en entendez parler parfois dans la presse, qui leur donne un très grand écho alors que, finalement, elles représentent des consommations extrêmement marginales, quasiment insignifiantes. Je veux parler du gammahydroxybutyrate de sodium, ou GHB, la fameuse drogue dites des violeurs, ainsi que du crack ou de la kétamine. Tout cela reste, en matière de consommation, quelque chose de folklorique, et je ne pense pas qu’à terme, on en arrive au même degré de consommation que l’héroïne ou la cocaïne.

Je dois maintenant vous donner quelques chiffres concernant l’activité de mon service. L’année dernière, la brigade des stupéfiants de Paris a traité 722 dossiers, 747 gardes à vue de trafiquants et 855 mises en cause. Les mises en cause sont des gens dont on ne peut pas dire, sur le plan policier, s’ils sont véritablement auteurs d’infractions ou s’ils en sont fort proches : ils en sont à la limite.

Cela représente quand même 1 502 justiciables qui ont été entendus, parmi lesquels je précise qu’il n’y avait que 19 mineurs. C’est vous dire que l’activité que nous traitons s’exerce vis-à-vis d’une délinquance relativement mature.

J’en viens aux saisies. Il est vrai qu’en ce moment, je lis beaucoup d’articles dans la presse concernant l’augmentation des saisies. C’est un paramètre qu’il faut prendre en ligne de compte et je n’en disconviens pas. Cela dit, il est beaucoup plus important — c’est ce que nous essayons de faire à chaque fois que nous rédigeons une procédure à destination des magistrats — d’essayer de déterminer, comme on dit, l’étendue de la fuite. Il est beaucoup plus important de dire que nous avons fait tomber un réseau dont nous avions la certitude qu’il travaillait depuis deux, trois ou quatre ans et qu’il a été capable d’importer 500, 1 000, 2 000 ou 4 000 kg, voire plusieurs dizaines de tonnes. Ce n’est pas tant la saisie résiduelle au moment de l’interpellation qui est importante, mais l’évaluation de la quantité de nocivité de chaque réseau.

De plus en plus souvent, les magistrats font référence à ce type de raisonnement qui, à mon avis, est plus porteur. En effet, si on devait juger une affaire par rapport à la quantité de produits saisis au moment des interpellations, beaucoup de trafiquants échapperaient aux poursuites. Généralement, les plus importants n’ont jamais rien sur eux. De la même façon, si vous me passez la grossièreté de l’expression, vous pouvez les faire pisser dans toutes les éprouvettes du monde, le réactif sera toujours "néant" ! Ils savent très bien ce qu’ils vendent et de quoi ils vivent et ils ne sont pas fous : ils n’en prennent pas ! Ils en font prendre aux autres, mais, de même que leurs femmes, leurs enfants et leurs proches, ils sont tout à fait en dehors du circuit de la consommation des produits toxiques ou dopants.

Je voudrais maintenant vous parler très brièvement, pour ne pas trop prendre de votre temps, de quelques principes qui animent une enquête de police dans le domaine des stupéfiants.

Comme j’ai prêté serment, je l’assume et je ne jouerai pas les hypocrites : si vous voulez pénétrer un réseau relativement important et avoir le maximum de renseignements, il n’y a pas 36 solutions : il faut avoir un indicateur de police. Si vous voulez faire une enquête traditionnelle, une enquête dite "de chaussettes à clous" (je ne le dis pas de façon péjorative), c’est-à-dire de porte à porte, vous ne sortirez jamais rien. Il faut donc recruter des indicateurs de police.

Le problème, à l’heure actuelle, concernant la police, c’est que, contrairement à son frère jumeau que l’on appelle pudiquement "l’aviseur des douanes", l’indicateur de police n’a aucun statut ni aucune réglementation ; rien ne l’encadre. Il faudrait donc peut-être qu’un jour, certaines personnes puissent y songer pour une raison très simple : cela permettrait de moraliser, de normaliser et de judiciariser les relations que nous pouvons avoir avec ces personnes dont nous avons besoin à 101 %. Les relations que nous entretenons avec les indicateurs de police sont toujours considérées soit comme malsaines, soit comme ambiguës, et en tout cas suspectes.

C’est une revendication de l’ensemble des personnels de la police judiciaire et, en ce qui me concerne, en tant que chef de service, j’y souscris totalement. C’est une chose à laquelle il faudra réfléchir, parce qu’on ne peut pas continuer à initier des enquêtes en imaginant des faits faux pour mieux protéger un indicateur de police. Il faut avoir le courage de dire que nous avons pu traiter une affaire parce que quelqu’un nous a renseignés. Cela permettrait de lever certaines ambiguïtés et ce serait plus propre pour tout le monde.

Dans un autre domaine, il faut savoir que les trafiquants se moquent complètement des frontières. Nous avons la chance de vivre dans une Europe sans frontière en ce qui concerne les produits et ils en bénéficient largement.

Le seul problème, c’est que nous, les policiers, nous sommes toujours tenus de respecter ces frontières. C’est ainsi que, lorsque le patron de la police d’Amsterdam fait une opération contrôlée de livraison de produits pour un redistributeur français, par exemple, il est obligé de s’arrêter à sa frontière. Il faut alors passer le témoin à un policier belge, lequel ne sera pas forcément au courant des tenants et aboutissants de son action mais sera obligé de favoriser le passage du produit en Belgique. Enfin, moi qui suis réceptionnaire, je suis obligé de récupérer le produit à la frontière franco-belge sans savoir exactement ce qui a été fait ou non. Cela provoque une discontinuité de la cohérence de l’enquête.

Nous avons un excellent article, en France, l’article 706-32 du code de procédure pénale, qui autorise les livraisons contrôlées sur le territoire national et qui souligne le fait que celles-ci ne peuvent être faites qu’après autorisation expresse d’un magistrat, soit du parquet, soit du siège, et, surtout, que le fonctionnaire de police qui sera au coeur de cette livraison contrôlée bénéficiera de l’immunité. Il participe à un fait qui pourrait être pénalement répréhensible, mais il le fait presque publiquement et pour la bonne cause.

Il serait donc souhaitable que l’on puisse faire bénéficier nos collègues étrangers de cette forme d’immunité. Cela permettrait, beaucoup plus souvent qu’il n’y paraît, une meilleure cohérence entre forces de police européennes. En effet, qu’on le veuille ou non, d’une législation à une autre, nous sommes tous d’accord pour faire cesser les trafics de tous types et de tous genres. Cela permettrait d’être dix fois plus efficace. Comme je vous l’ai dit, à partir du moment où vous avez un réseau, il est multinational et on ne peut pas faire seulement du franco-français.

J’aborderai ensuite très rapidement les moyens dits "proactifs" de police, c’est-à-dire les moyens scientifiques qu’il faudrait permettre à notre droit positif de reconnaître soit comme moyens de technique d’enquête, soit comme moyens de preuves. Vous avez actuellement énormément de facilités, aussi bien par le biais de l’informatique que par celui des surveillances radioélectriques. On connaît vaguement la photographie et les écoutes téléphoniques, mais il existe d’autres procédés techniques comme les balises satellitaires. Je ne vais cependant pas développer le sujet aujourd’hui.

Mme la Présidente. - Pourrez-vous nous faire passer une note sur ce point, monsieur le Commissaire ?

M. Gérard PEUCH. - Je le ferai avec plaisir. Je ne vous cache pas qu’hypocritement, le ministère de l’intérieur les achète à ma demande mais que je ne dois pas en faire état, c’est-à-dire que je les utilise mais que, comme ils ne sont pas encore reconnus dans le droit français, on ne sait pas quelle attitude il faut prendre. Est-ce autorisé parce que ce n’est pas interdit ou est-ce interdit parce que ce n’est pas autorisé ? On fait le grand écart entre ces deux notions. Le résultat, c’est qu’on me donne ce matériel parce que, comme les indicateurs de police, j’en ai éminemment besoin, mais il ne faut surtout pas en parler, ce qui, à mon avis, est tout à fait étonnant. Voilà pourquoi je suis heureux d’en parler aujourd’hui devant vous.

Ce n’est pas vous que j’ai besoin de convaincre, mais il serait beaucoup plus simple de faire des opérations portes ouvertes dans un service de police parce qu’on se rendrait compte qu’il n’y a pas grand-chose à cacher, finalement, et que les fonctionnaires qui y travaillent, notamment les personnels de la police judiciaire, sont favorables à ce qu’on jette un nouvel éclairage sur ce qu’ils font tous les jours. On constaterait alors que nous ne sommes pas là pour "faire des coups tordus". Ce n’est pas du tout notre propos.

Je passerai rapidement sur la jurisprudence de l’article 451 du code pénal concernant l’infraction d’association de malfaiteurs. Là aussi, c’est une infraction fondamentale qu’il conviendrait de redéfinir car elle est fondée sur l’affectio societatis d’un groupe de délinquants. Il est vrai que lorsqu’on les regarde opérer et évoluer, on constate qu’ils ont beaucoup plus de points communs entre eux dans leur société criminelle que peuvent l’avoir par exemple les associés de Vivendi Universal ! Cela n’a rien de comparable : pour leur part, ils sont vraiment ensemble jusqu’au bout !

Le seul problème, c’est que cette infraction cesse de vivre lorsque le fait pénal est consommé. Si vous avez une bande qui, toutes les semaines, réceptionne un arrivage de résine de cannabis en provenance du Maroc, chaque fait en soi est clos. Cela veut dire qu’on ne projette pas sur l’avenir le fait que cette bande continue de prospérer et qu’il existe un aspect de délit continu.

On le fait pour le recel : on a créé le recel en délit continu, mais il faudrait voir s’il n’y aurait pas lieu (certains juristes doctrinaires en parlent actuellement) de créer cette infraction et de lui donner un caractère continu. Tant qu’on ne démontre pas que la bande a explosé et que chacun est parti de son côté, elle continuera d’être là et tant que ses membres ne sont ni arrêtés, ni interpellés, ils continueront de faire leur business.

Le trafic de drogue est un véritable business. C’est une loi du marché, une loi d’achat et de revente et une loi de concurrence. Si les Colombiens sont si puissants en France en ce moment, c’est parce qu’ils se sont eux-mêmes rendu compte que le marché de l’héroïne avait connu un certain recul avec l’affaire de l’Afghanistan.

Comme nous le disons souvent entre nous en plaisantant, pour être trafiquant, il faut désormais avoir fait HEC (héroïne, ecstasy, cocaïne) ! C’est en tout cas le raisonnement qui est utilisé.

Pour terminer en beauté, si je puis dire, il faudrait revoir les autorisations de perquisition de nuit. En droit français, dans le domaine du terrorisme et du trafic de stupéfiants, nous avons la possibilité de faire des perquisitions de nuit. Quand vous agissez en tant que fonctionnaire de police sous l’autorité d’un juge d’instruction, cela ne pose aucun problème : quel que soit l’endroit que vous voulez perquisitionner, c’est le juge d’instruction qui vous donne ou ne vous donne pas l’autorisation écrite. Cela se fait toujours sur autorisation écrite.

En revanche, si vous êtes en flagrant délit, il faut saisir chaque procureur du lieu où une perquisition doit être faite, lequel, sur réquisition également écrite, doit saisir chaque juge des libertés de son tribunal qui accordera ou non la perquisition.

Pas plus tard que la semaine dernière, pour un réseau interpellé à Paris, j’avais à faire des perquisitions dans le 93, le 94, le 95, le 77 et le 27. Sur cinq tribunaux dont aucun ne connaîtra ma procédure, j’ai dû réveiller cinq substituts et cinq juges des libertés, et j’ai eu trois autorisations et deux refus ! Comme cohérence de l’enquête, c’est nul, si vous me passez l’expression. Ensuite, comme surveillance des forces de police, c’est tout aussi nul ! Personne ne pourra dire qu’il aura, d’une façon quelconque, surveillé l’activité des fonctionnaires de police. Enfin, du point de vue de l’efficacité, entre le premier et le dernier coup de téléphone que j’ai dû donner, il s’est passé quatre heures !

Les perquisitions de nuit sont importantes. Comme tout fonctionnaire de police, nous préférons dormir chez nous la nuit plutôt que de somnoler au bureau, mais, dans les réseaux, avec les parents, les amis, les copains et les structures dans les cités, dès qu’il se passe quelque chose d’anormal, vous avez toujours quelqu’un qui passe derrière pour faire le ménage. Il est donc fondamental, pour nous, d’essayer d’être plus performants et plus rapides. En l’occurrence, c’est le contraire de la rapidité.

Allez expliquer pourquoi un magistrat va vous dire oui et un autre non, d’autant plus que le magistrat juge des libertés qui aura dit non sera peut-être, quelques mois plus tard, procureur de la République et demandera que l’on dise oui ! Il y a une interpénétration des valeurs et j’avoue que je n’ai toujours pas trouvé la solution.

Voilà les quelques remarques et les quelques mots qu’il me semblait fondamental d’exprimer devant votre commission. Je suis maintenant à votre entière disposition pour répondre aux éventuelles questions que vous auriez à me poser.

Mme la Présidente. - Je vous remercie, monsieur le Commissaire, et je donne tout de suite la parole à M. le Rapporteur.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - Merci beaucoup, monsieur le Commissaire. Vous avez dit d’emblée que vous seriez concret ; vous l’avez été et cela nous ravit, mais je voudrais être plus exigeant encore et vous demander de nous préparer cette opération de terrain que nous avons demandée à M. le Préfet de police de Paris, de telle manière que vous puissiez nous faire toucher du doigt certaines réalités et certaines difficultés que vous rencontrez.

C’est dans cet esprit que je voudrais vous poser ma première question. Avez-vous, en dehors de ce que vous venez d’évoquer, du fait de la législation actuelle, notamment de la loi de 1970, avec ses limites et ses carences, des difficultés que vous souhaiteriez signaler ? Pour poser la question autrement, pensez-vous que cet arsenal législatif est globalement satisfaisant ou a-t-il besoin d’être modifié ?

M. Gérard PEUCH. - Comme vous l’avez constaté, je n’ai pas fait état de la loi de 1970 dont les dispositions, en ce qui me concerne et en ce qui concerne mes collègues qui donnent dans le domaine des stupéfiants, sont amplement suffisantes.

La loi de 1970 est essentiellement discutée concernant les dispositions qui sont contenues dans le code de la santé publique, c’est-à-dire au niveau du consommateur. Or, comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, je ne m’occupe pas des consommateurs : ce n’est pas mon problème. Ce n’est pas que je m’en désintéresse, bien au contraire : nous en croisons dans nos procédures et nous les convoquons pour pouvoir recueillir leurs témoignages et les entendre dire que, depuis tant d’années, de mois ou de jours, ils achètent tel produit à tel individu, ce qui permet de verrouiller la procédure concernant le trafic, mais ce n’est pas du tout mon objectif.

M. le Rapporteur. - J’ai maintenant une question à vous poser concernant la coordination des services de police, de gendarmerie, de douane et de justice. Quel est le bilan des GIR et comment les choses fonctionnent-elles entre l’OCRTIS, la MILAD et vos services ? Y a-t-il des distorsions ou des difficultés ou la coordination est-elle bonne ?

M. Gérard PEUCH. - Pour ma part, je m’occupe de la coordination entre les effectifs de la police urbaine de proximité, à Paris intra muros, et les services de division de la police judiciaire. Pourquoi cette coordination ? Tout simplement pour éviter que plusieurs services travaillent sur les mêmes personnes. Il y a tout un travail de remontées d’information qu’essaie de gérer mon service, et cela permet de signaler de temps en temps que tel service et tel autre sont sur le même réseau. Dans ces conditions, il faut que l’un des deux "abandonne". C’est l’arbitrage que je suis tenu de faire, une charge qui m’est imposée par un protocole du mois d’avril 1999.

Quant aux GIR, je ne travaille pas avec eux. Les GIR sont tout à fait spécifiques et très rayonnants : on ne les a pas créés uniquement pour faire la chasse aux stupéfiants. Ils ont bien d’autres activités ô combien importantes.

La gendarmerie sur Paris et la petite couronne est devenue "inexistante" parce qu’on la "chasse" petit à petit des départements de la petite couronne, qu’elle en disparaît ou, en tout cas, qu’elle n’est plus conservée que pour des objectifs militaires (recensement et autres).

Par ailleurs, je travaille avec les douanes parce que je suis chargé de gérer les importations par les voies ferroviaires. Les gares étant à Paris, on se rend compte qu’entre Amsterdam et Milan, au lieu de passer pas les voies aériennes, de plus en plus de "mules", ainsi qu’on les appelle (ces gens qui, pour une misère, vont avaler 40, 50 ou 60 ovules de poudre de cocaïne ou d’amphétamines pour les amener à bon port), passent par les trains. Je suis donc chargé de gérer les procédures suite aux interpellations douanières.

Enfin, je travaille très exceptionnellement avec la police de l’air et des frontières.

En revanche, je suis le correspondant naturel de l’Office des stupéfiants sur Paris et la région parisienne, et il est évident qu’avec la MILAD et la MILDT, nous participons très activement à des réunions communes. De la même façon, depuis quelques années, j’ai réussi à intégrer certains de mes fonctionnaires au niveau de l’Office français des drogues et de la toxicomanie par les rapports Trend ou Escapad, parce que ce sont autant de structures "sonnette" qui, en fonction des consommations avouées, nous permettent de connaître l’implantation des réseaux et, surtout, leurs développements.

Comme cela correspond à une loi commerciale, avec l’offre et la demande, c’est ainsi que l’on peut savoir si tel secteur ou tel milieu doit être pris davantage en considération, si on va laisser tomber les hispaniques au profit des Turcs, les Turcs au profit des Hollandais, etc.

Quand je dis cela, mettons-nous bien d’accord : c’est à la limite de l’action politique, étant entendu qu’en Hollande, ce ne sont pas toujours des Hollandais qui font le trafic de l’ecstasy, que lorsque je parle des Turcs, ce ne sont pas obligatoirement des Turcs qui font l’importation en France, etc. C’est simplement une façon rapide, pour nous, d’essayer de sectoriser le lieu où nous devons chercher à approfondir nos investigations.

M. le Rapporteur. - Madame la Présidente, je vais laisser mes collègues poser leurs questions, après quoi j’en poserai moi-même d’autres éventuellement.

Mme la Présidente. - Je vais donner successivement la parole à Mme Papon, M. Lagauche et M. Mahéas.

Mme Monique PAPON. - Au début de vos propos, monsieur le Commissaire, vous avez fait allusion à ce fait divers dont nous nous souvenons très bien et qui a eu lieu en novembre...

M. Gérard PEUCH. - Le 9 novembre exactement.

Mme Monique PAPON. -Vous avez démantelé un laboratoire de fabrication de cocaïne en plein13e arrondissement. Si j’ai bien compris, la drogue des cartels colombiens arrivait sous forme de pâte à l’état brut...

M. Gérard PEUCH. - C’est la pasta, effectivement.

Mme Monique PAPON. - ...qui présente le double avantage d’être dix fois moins chère que la coke et de résister aux chiens renifleurs.

A la suite de ce coup de filet, avez-vous pu apprécier l’étendue et les ramifications d’un tel trafic ?

M. Gérard PEUCH. - Pour l’instant, nous avons interpellé quatre personnes, et je ne vous cache pas qu’une cinquième qui nous intéressait nous a filé entre les mains alors que c’était très probablement le représentant du cartel qui voulait s’installer en France.

Etant soumis au secret de l’enquête judiciaire, je n’en dirai que trois mots. Il semblerait que ces personnes ont réussi, en environ deux mois, à fabriquer près de 600 kg de cocaïne.

La pasta est un produit de décomposition de la coca qui a l’avantage de se présenter sous la forme de feuilles mortes pourrissantes. Cela sent le végétal pourri, ce qui signifie que tous les chiens renifleurs du monde peuvent passer à côté sans rien sentir. Vous pouvez importer cela dans des grands conteneurs par voie maritime, par exemple à Rotterdam ou ailleurs, avec l’étiquette "terreau pour tulipes" et cela passera tout à fait inaperçu aux yeux des douaniers.

Il faut savoir que, si vous disposez d’un bon chimiste, avec un kilo de pasta, vous faites environ 120 grammes de cocaïne. Le gros intérêt, comme la cocaïne est toujours dissoute dans cette pasta, c’est que le produit n’est pas fragile : on peut lui mettre de l’eau, de l’acide ou en faire n’importe quoi ; on arrivera toujours, par précipité, à récupérer la cocaïne, alors que, s’il arrive quoi que ce soit à un pain de cocaïne pure que l’on veut faire voyager, même emballé, si jamais il prend l’eau ou l’humidité, il perd de sa valeur marchande.

Un kilo de cocaïne pure à 97 ou 98 % importée comme cela coûte près de 25 000 ou 26 000 ¤. Inutile de vous dire que si vous faites une perte sur un kilo, c’est énorme. La pasta, à la limite, cela ne vaut rien, mais l’intérêt était de la faire fabriquer sur le lieu de production et de distribution.

La logistique était donc très différente et, là aussi, c’était une première. C’était en effet la première fois que l’on mettait en évidence la fabrication sous couvert de cette pasta introduite en Europe. Jusqu’à présent, cela ne s’était jamais vu. Souvent, la drogue était imprégnée dans des vêtements, par exemple, ou dissoute dans des shampooings ou dans des pots de peinture. La cocaïne se dissout très bien dans la laque glycérophtalmique et il suffit ensuite, par un procédé chimique, de séparer la peinture de la cocaïne, mais ce sont quand même des procédés relativement complexes. En l’occurrence, c’est un procédé très simple et très vulgaire, mais manifestement très efficace.

M. Serge LAGAUCHE. - Vous nous avez parlé des problèmes européens et de vos rapports avec vos collègues d’Europe. Quels sont vos rapports avec Europol et Interpol ?

M. Gérard PEUCH. - Ils sont nuls. Interpol ne reste qu’un simple organisme de transit d’informations.

Quant à Europol, j’ai de temps en temps des fonctionnaires belges ou français d’Europol qui viennent me voir et me demandent ce que je fais. Je fais la même chose : je leur demande ce qu’ils font. Il faut reconnaître que tout reste à faire là-dedans. On les alimente beaucoup, contrairement à ce qu’on pense, c’est-à-dire que l’information va beaucoup sur Europol, mais peu de choses en découlent.

Quand j’exprime devant vous la nécessité de modifier quelques réglementations permettant aussi bien aux policiers étrangers ou européens de venir chez nous ou à moi-même d’aller chez eux, c’est parce que, pour l’instant, cela ne m’apporte absolument rien. Il faut construire l’Europe sur le plan pénal. A cet égard, il est évident que le trafic des stupéfiants et le terrorisme peuvent être les deux bases fondamentales pour construire quelque chose de solide et de sérieux.

Beaucoup de nos enquêtes nous amènent à franchir une, deux ou trois frontières. En ce moment, la brigade des stupéfiants a en portefeuille des dossiers qui vont de San Francisco jusqu’à Tbilissi. Nous avons donc une marge importante de pays divers et variés.

En fait, on ne travaille bien que lorsqu’on finit par avoir des contacts directs avec l’un de ses homologues, et si on veut être rapide et efficace, il ne faut surtout pas passer par les structures telles qu’on les a conçues, parce que l’information se perd dans les tuyaux et que l’on ne sait pas où elle arrive ni qui en fait quoi. Chaque année, nous avons des rapports excellents et très documentés d’Europol qui nous sont adressés. Il m’arrive de les lire.

M. Jacques MAHÉAS. - J’ai plusieurs questions à vous poser.

Tout d’abord, j’ai été assez surpris que vous ayez traité d’anecdotiques certaines drogues illicites comme le crack, par exemple, dont les saisies ont beaucoup augmenté...

M. Gérard PEUCH. - L’année dernière, on en a saisi à peine 200 grammes sur Paris.

M. Jacques MAHÉAS. - ...et dont on nous dit que l’utilisation est importante dans les rave parties et qu’il apparaît dans nos banlieues. Nous avons, en quelque sorte, une atmosphère sur ce produit. Pouvez-vous confirmer que c’est anecdotique ?

M. Gérard PEUCH. - C’est anecdotique au niveau des consommateurs : cela ne représente que 0,3 ou 0,4 % des consommations.

M. Jacques MAHÉAS. - C’est aussi rassurant pour nous, élus, parce que nous avons des informations selon lesquelles il faut faire attention à ce produit nouveau et à ces difficultés.

M. Gérard PEUCH. - Je suis tout à fait d’accord avec vous. La presse en parle beaucoup et cela fait l’objet de nombreux articles.

On me téléphone au moins vingt fois par semaine pour me parler de la drogue du violeur. Lorsque je suis arrivé à la tête de la brigade des stups, cela ne se faisait pas et je me suis donc intéressé à ce phénomène. Je peux vous assurer que, sur Paris et la petite couronne, depuis deux ans et demi que ce produit est recensé, il n’y a eu que 23 cas sûrs et certains de viols avec utilisation du GHB sur lesquels il y a eu 21 interpellations.

M. Jacques MAHÉAS - J’attendais cette confirmation, parce que, dans ce domaine, en tant qu’élus, il fut un moment où nous avions certainement plus d’informations que maintenant. Nous avions des relations différentes avec nos commissariats et nous avions un certain nombre d’informations. Maintenant, je dois dire que nous n’en avons plus beaucoup, et cela ne date pas de huit mois mais de plusieurs années. Je le dis parce que c’est la réalité des choses.

Vous ne nous avez pas parlé non plus des amphétamines.

M. Gérard PEUCH. - L’ecstasy est le principal des amphétamines, avec le diméthyl de métamphétamine. Cela dit, si on doit parler des amphétamines dites illicites, on pourrait aussi beaucoup parler des amphétamines licites qui sont distribués tous les jours à coups d’ordonnances médicales.

M. Jacques MAHÉAS. - C’est de ceux-là que je veux parler.

M. Gérard PEUCH. - De la même façon, je vous ai peu parlé du commerce des produits de substitution, comme la Méthadone ou le Subutex. Un individu qui est en cure peut très bien, dans la journée, voir huit, neuf ou dix médecins pour avoir à chaque fois sa prescription sur deux ou trois mois. S’il va ensuite voir dix ou douze pharmaciens, il va se retrouver à la tête d’une quantité relativement importante de ces produits. De deux choses l’une, soit il les consomme pour lui et, au lieu de se soigner, il utilise le produit pour continuer d’être toxicomane, soit il les revend. Cependant, cela correspond pour l’instant à un marché relativement mineur.

A l’heure actuelle, on peut considérer qu’en France, on a entre 3,5 et 4 millions de fumeurs d’habitude de résine de cannabis et environ 450 000 personnes qui prennent, comme on le dit en termes génériques, de la "poudre", soit de la cocaïne, soit de l’ecstasy. D’un autre côté, vous n’avez pas plus de 2 000 à 3 000 personnes qui sont vraiment accros au Subutex à l’heure actuelle.

En ce qui nous concerne, nous raisonnons sur une politique d’échelle. Nous essayons de nous intéresser au phénomène de masse le plus important, et il est vrai que, pour l’instant, nous mettons de côté ce type de consommation qui reste marginal. Cela dit, nous traitons de temps en temps des trafiquants de crack. C’est même une forme de vie pour certains.

Je vous livre cette anecdote : ce pêcheur de langoustes antillais qui ne pêchait plus de langoustes depuis dix ans mais qui, tous les quatre ou cinq mois, arrivait en France avec son petit kilo de cocaïne (puisque c’est un simple mélange de cocaïne et de bicarbonate de soude qui est fait de façon totalement artisanale), qui restait un mois et demi à Paris, le temps de vendre sa marchandise, et qui repartait tranquillement aux Antilles, fortune faite.

Si vous voulez voir ce que représentent les ravages du crack, il faut aller à Saint-Kitts et Nevis au moment du carnaval. La population, de 8 ans à quasiment hors d’âge, marche entièrement au crack. Quand vous traversez les rues, vous êtes dans une vapeur de crack en permanence !

Mme la Présidente. - Pouvez-vous nous répéter le lieu dont vous parlez ?

M. Gérard PEUCH. - Ce sont deux îles des Caraïbes. C’est absolument épouvantable.

M. Jacques MAHÉAS. - J’ai une dernière question courte à vous poser. Le domaine que je vais évoquer n’est pas dans vos missions, mais cela peut constituer une aide. Nous nous interrogeons, bien évidemment, sur la manière de faire cesser ces marchés de drogues illicites. Par là même, avez-vous un suivi et une indication sur le blanchiment d’argent et sur l’économie parallèle qui en résulte ? Cette économie se situe-t-elle au niveau d’un quartier, au niveau national ou au niveau international et les paradis fiscaux ne sont-ils pas la pierre angulaire de cette drogue internationale ? C’est votre avis que je demande.

M. Gérard PEUCH. - Tous les réseaux de la cocaïne, notamment colombiens, disposent de circuits de rapatriement des fonds extrêmement sophistiqués et passent par différents organismes, aussi bien des banques suisses que des banques françaises. Paradoxalement, ce n’est pas aussi masqué que cela et ils ne vont pas obligatoirement dans les paradis fiscaux de certaines îles ou de certains Etats.

Pour l’héroïne, paradoxalement, cela reste très artificiel et les premières rétributions se font de la main à la main avant d’accéder à un circuit bancaire. Il est vrai aussi que cela retombe auprès des pays producteurs dans lesquels, finalement, les réseaux bancaires ne sont pas aussi développés qu’il n’y paraît.

En revanche, en ce qui concerne la résine de cannabis, ce qui se passe est très étonnant. Si vous m’accordez deux minutes, je vais vous raconter une affaire que nous avons vécue il y a très peu de temps avec cinq jeunes hommes (le plus jeune ayant 18 ans et le plus âgé 23 ans) habitant une cité d’urgence du Val-de-Marne et correspondant à tous les jeunes tels qu’on les voit dans la rue.

Nous avons pu les avoir grâce à un indicateur qui donnait dans la remontée de cannabis, et lorsque nous les avons interpellés, ils étaient dans des voitures convois contenant 480 kg de résine, ce qui est une quantité moyenne.

Quand nous avons fait les perquisitions, nous n’avions rien trouvé en dehors d’une valise, sous le lit d’une des mères, contenant 700 000 F (on en était encore à l’époque des francs), ce qui est une somme appréciable. Quand on leur a demandé quel était le but de cet argent, ils nous ont dit : "C’est pour maman faire des courses". Cela a été la réponse officielle qui nous a été donnée et elle est retranscrite ainsi dans le procès-verbal.

Dans cette même perquisition, nous avons trouvé un bout de papier à moitié déchiré qui correspondait à une adresse bancaire. Après identification, nous sommes tombés sur une banque du Liechtenstein. A chaque fois qu’ils avaient de l’argent issu de leur commerce, ils partaient au Liechtenstein, où ils avaient un compte bloqué à 8 % d’intérêt sur treize ans (c’était un bon placement) sur lequel on a retrouvé presque 17 millions de francs !

Au cours de cette même perquisition, nous avons trouvé un catalogue FRAM (vous connaissez ce genre de catalogue que nous avons tous feuilleté et grâce auquel on peut partir en vacances) sur lequel figurait un hôtel avec une croix surlignée. Nous nous sommes dit qu’ils avaient dû aller en vacances là-bas avec leur famille, puisque les parents étaient toujours de nationalité marocaine. Nous avons donc envoyé une mission là-bas pour voir s’ils n’avaient pas un train de vie supérieur à la moyenne. Je précise qu’ils étaient tous sans emploi, bien évidemment. C’est là que nous avons découvert que cet hôtel de 55 chambres, avec deux boîtes de nuit, trois courts de tennis, unterrain de golf et une piscine leur appartenait !

Comment tout cela revient-il au pays ? Tout simplement dans des valises. Du 30 juin au 10 juillet, tout ce qui va descendre en vacances au pays emmène des valises pour le compte d’autres personnes par des circuits de copinage et d’amis.

En l’occurrence, ce sont des petits jeunes de banlieue, mais vous avez des petits jeunes comme ceux-là, hélas, par dizaines sur Paris et la petite couronne. L’économie souterraine fonctionne bien.

Les GIR ont fait quelques opérations qui ont redressé plusieurs circuits en vertu de l’article 222-39-1 du code pénal sur le proxénétisme de la drogue. Ils ont été très efficaces ces derniers temps, aussi bien à Paris qu’en province, parce qu’ils ont pu, sous cet angle, mettre à jour l’enrichissement clandestin de certaines personnes. Je parle bien d’un enrichissement clandestin, parce que ces personnes n’ont aucun signe extérieur de richesse : pas de voiture, pas de vêtements, pas de meubles, même pas un gadget !

Ce n’est pas le cas de nos "braves" trafiquants français qui, en association avec des Colombiens ou des trafiquants d’héroïne, c’est-à-dire dans la drogue dure, dépensent énormément : l’argent leur brûle les doigts et on les retrouve avec la voiture, l’appartement, quatre téléviseurs à écran plasma dans la même pièce, un sur chaque mur, des voyages dans les plus grands hôtels de la Côte, etc.

Il serait parfois beaucoup plus simple, pour nous, de redresser quelques personnages donnant dans le trafic des stupéfiants en compulsant tout simplement la liste des réservations du Carlton ou du Negresco. Ce serait parfois tout aussi efficace.

Mme la Présidente. - Monsieur le Commissaire, nous vous remercions beaucoup. Au nom des membres de la commission, je tiens à vous dire que vous avez été extrêmement concret. Nous avons parfois ouvert des grands yeux, mais il ne faut pas se voiler la face devant une réalité absolument dramatique. En tout cas, nous savons que vous avez énormément de travail et nous vous souhaitons bon courage dans votre mission. Pour notre part, nous essaierons d’avancer grâce aux éléments que vous nous avez apportés aujourd’hui. Merci infiniment.


Source : Sénat français