(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 octobre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, la mission d’information procède aujourd’hui à sa première audition publique et je voudrais remercier le Général Michel Roquejeoffre d’avoir bien voulu répondre à notre invitation dans des délais très brefs, ce qui a dû être pour lui assez contraignant.

Nous avions prévu d’auditionner en tout premier lieu - et cela aurait sans doute été plus cohérent car conforme à la hiérarchie militaire - le Général Maurice Schmitt, Chef d’état-major des Armées à l’époque du conflit du Golfe, mais un empêchement personnel ne lui a pas permis d’ouvrir le cycle de nos auditions. Nous l’entendrons dès que possible et probablement dès la semaine prochaine selon un calendrier prévisionnel que je vous communiquerai par la suite.

La mission d’information a convenu, comme cela a d’ailleurs été précisé au cours d’un point de presse qui s’est tenu le 18 octobre dernier, qu’elle retenait le principe de l’audition publique, excepté pour un certain nombre d’auditions de militaires et de fonctionnaires qui sont encore en exercice. Pour ce qui vous concerne, mon Général, vous avez souhaité être auditionné publiquement ce qui ne posait aucun problème de principe compte tenu du fait que vous n’êtes plus en activité.

Plus généralement, il a également été décidé que les auditions auraient lieu les mardis dans l’après-midi et les mercredis dans la matinée et l’après-midi après les questions au Gouvernement, sous réserve du programme de travail de la Commission de la Défense dont notre mission est une émanation et d’éventuelles obligations liées à la séance publique.

La presse sera tenue informée par des communiqués des dates et heures des auditions publiques. La mission d’information entend également travailler sur pièces et sur place. Sur pièces, elle a demandé au ministère de la Défense de mettre à disposition du Président et des deux co-rapporteurs la totalité des ordres de missions, comptes rendus d’opérations et notes, documents concernant l’accompagnement médical et les risques sanitaires du conflit pour les périodes des opérations et postérieures à celles-ci. Il est plus que probable qu’après avoir étudié de tels documents, nous serons amenés à compléter nos auditions. C’est là une méthode de rigueur. S’agissant du travail sur place, la mission se déplacera aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni. L’Irak et le Koweït restent des déplacements possibles, sous réserve que des informations précises et crédibles puissent y être collectées.

Ces précisions étant apportées, je vais maintenant inviter le Général Roquejeoffre à bien vouloir se soumettre aux questions de la mission.

Mon Général, s’il ne fait pas de doute que vous avez conservé en mémoire des événements dont vous avez été professionnellement un acteur important, j’ai conscience qu’il n’est jamais facile de retrouver, dix ans après les faits, non seulement leur exacte chronologie mais aussi certains éléments de fait comme de droit qui se sont inscrits au c_ur d’une campagne militaire conduite en coalition avec nos alliés.

Sur ce point, votre expérience est essentielle à l’information de notre mission. Vous étiez, en effet, au contact direct du Haut commandement allié en assumant la responsabilité de l’ensemble de troupes françaises dépêchées dans la région du Golfe. Vous pourrez donc nous éclairer sur les conditions d’organisation d’une campagne de cette nature.

A cet égard, les responsabilités que vous exerciez en tant que Commandant de la force de réaction rapide constituent, en matière de renseignements militaires et de logistique, une précieuse source d’information dont la mission a besoin pour orienter ses travaux.

Avant que les rapporteurs, les commissaires et moi-même ne vous posions différentes questions, je vous donne la parole pour un exposé introductif qui nous éclairera sur vos missions, leur contenu et les conditions de leur déroulement.

Général Michel Roquejeoffre : Je serai très bref puisque, ainsi que vous me le demandez, je m’en tiendrai à vous fournir un aperçu de mon rôle et des missions qui m’étaient confiées personnellement, des missions successives confiées aux forces, de leur articulation, de leur implantation et surtout de leur subordination. A cet effet, je vous ai fait distribuer quatre documents qui illustreront mon propos.

J’ai été désigné comme Commandant des éléments français détachés en Arabie Saoudite - COMELEF - le 17 septembre 1990. Je suis arrivé le 19 septembre à Riyadh, d’où je suis reparti le 29 avril 1991. Je suis donc resté sur place durant sept mois et quelques jours.

J’étais nommé COMELEF, mais je suis passé commandant des forces françaises en Arabie Saoudite (COMFOR), le 8 janvier 1991, soit quelques jours avant l’attaque aérienne, le titre de commandant de forces ayant beaucoup plus de poids vis-à-vis des alliés que celui de commandant des éléments détachés.

A mon arrivée, le 19 septembre, j’étais en possession d’une lettre du Général Schmitt, dont vous avez cité le nom et qui était, à l’époque, Chef d’état-major des Armées. Cette directive personnelle me notifiait la mission des éléments français qui seraient dépêchés sur place. Je ne suis parti pour l’Arabie Saoudite qu’avec 10 officiers.

Cette mission consistait, d’une part, à participer à la défense du royaume d’Arabie Saoudite - cette première phase défensive a été suivie d’une participation à une phase offensive puis d’une période post-offensive et enfin du retrait -, d’autre part, à faire exécuter toute décision de l’ONU dont le Président de la République confierait l’application aux forces françaises.

Si je vous apporte ces précisions, c’est pour vous indiquer que je suis toujours resté sous commandement français. En effet, la lettre comportait, en outre, cette phrase importante : « Vous conserverez le commandement opérationnel des éléments français ».

La mission qui a été la mienne pendant toute la durée des opérations consistait à planifier l’emploi et l’implantation des forces et à évaluer les renforts nécessaires. Concernant le dernier point, le Président de la République est venu, le 4 octobre 1990, à Yanbu où je lui ai fait un exposé sur les renforts souhaitables qui ont d’ailleurs été accordés dans les semaines suivantes. En outre, j’avais en charge la liaison avec les autorités civiles et militaires saoudiennes et alliées.

Si vous souhaitez obtenir, par la suite, des précisions sur ce que recouvrent ces différentes responsabilités, je serai prêt à vous les fournir.

C’est le 11 novembre 1990 qu’a été diffusé l’ordre d’opération numéro 1 que j’ai signé et qui comportait une annexe sur les mesures de protection « NBC » - nucléaire, biologique et chimique -. C’est un document dont je n’ai pas ici les références mais que vous pourrez certainement vous procurer dans les archives.

Tout cela concerne la période défensive durant laquelle les troupes françaises se trouvaient dans le nord de l’Arabie Saoudite. Elles auraient dû être mises sous contrôle opérationnel des forces saoudiennes ; cela n’a pas été le cas puisqu’en novembre intervenait le vote de la résolution de l’ONU stipulant que si l’Irak n’avait pas évacué le Koweït le 15 janvier 1991, on pouvait utiliser la force. A partir de là, nous sommes donc entrés dans la planification offensive qui, elle, ne se faisait plus avec les Saoudiens mais avec les Américains. Le 9 janvier 1991, j’ai reçu une directive particulière du Général Schmitt qui m’autorisait à planifier la man_uvre offensive, notamment avec le commandement américain. Il y était précisé : « Vous restez et resterez sous mes ordres directs. La division Daguet pourra, sur mon ordre, être placée sous contrôle opérationnel du 18ème Corps américain, les forces aériennes sous contrôle opérationnel de AFCENT ... » - AFCENT étant le « Air force central », commandement aérien américain sur place - « ... et la logistique restera sous commandement national ».

Cela confirme le fait que je sois toujours resté sous les ordres français, que je n’ai jamais été placé sous les ordres américains et que les forces elles-mêmes n’ont jamais été sous commandement américain mais sous contrôle opérationnel, ce qui constitue une différence fondamentale que je vous expliquerai par la suite.

Le 16 janvier, donc la veille de l’attaque aérienne, j’ai reçu l’autorisation de mettre les forces aériennes et la division terrestre sous contrôle opérationnel américain et j’ai signé un protocole d’accord, au nom du Général Schmitt et après décision du Président de la République, avec le Général Schwarzkopf. Vous me permettrez de citer une annexe dans laquelle il était précisé : « ... en permanence, prendre des mesures pour faire face au mieux à une agression terroriste ou chimique délivrée par missiles ou avions ».

Le 17 janvier, j’ai signé un deuxième ordre d’opération. L’organisation du commandement était la suivante : les forces françaises en Arabie Saoudite se trouvaient sous mon commandement ; la division terrestre et les éléments aériens, au moins ceux de combat, étaient sous contrôle opérationnel des Américains.

C’est le 18 février 1991 que rentre en application l’ordre d’opération numéro 1 de la division elle-même, signé du Général commandant de la division et accompagné d’une annexe « NBC ».

Pour me résumer, en ce qui concerne le commandement et les missions, je répète que je suis toujours resté aux ordres directs du Chef d’état-major des Armées français, que les forces françaises sont restées sous commandement national et que les forces aériennes et la division terrestre étaient sous contrôle opérationnel américain.

Je vous demanderai maintenant de vous reporter à la carte qui vous a été distribuée pour attirer votre attention sur les distances.

Mon PC ainsi qu’une base aérienne logistique, avec des Transall, se trouvaient à Riyadh. La base aéroportuaire était à Yanbu, au bord de la Mer rouge, et la base aérienne de nos avions de combat, fabriquée de toutes pièces sur ce qui était un petit aérodrome civil de faible capacité, se situait à Al Ahsa.

La force terrestre, c’est-à-dire la division Daguet et le groupement logistique, était stationnée, dans un premier temps - pendant la phase défensive - à CRK, cité du roi Khaled dite « KKMC » pour King Khaled Military City, par les Américains - après le 17 janvier, elle a fait mouvement vers l’Ouest à Rafha où elle se trouvait implantée avant l’attaque terrestre. Vous noterez les distances dont je relèverai deux exemples. Premièrement, celle qui séparait les deux bases logistiques - Yanbu où les camions chargeaient, et CRK où ils déchargeaient - qui équivaut à la distance Nice-Dunkerque, ce qui explique que ces camions aient effectué chacun 45 000 km, soit le tour de la terre. Deuxièmement celle qui sépare Riyadh, où se trouvait mon PC, de Rafha, où était la division, et qui est équivalente à celle de Paris-Toulouse. Vous comprendrez que le commandement de forces sur un tel terrain n’a rien à voir avec un commandement en Europe centrale et a fortiori en France, lors de man_uvres...

Sur un autre document qui illustre les distances, vous trouverez Rafha en bas, As Samawa sur l’Euphrate en haut, et entre les deux As Salman, où se trouvaient l’aéroport, le camp et l’ancienne prison faisant office de PC qui ont été pris par la sixième division légère blindée (DLB), c’est-à-dire la division Daguet. Il faut savoir que 130 km séparent Rafha d’As Salman et que 120 km séparent As Salman d’As Samawa. Les distances avaient une grande importance !

Le 23 février, j’avais sous mon commandement 50 avions de combat et exactement 14 708 hommes ; chiffre oscillant entre 16 000 et 17 000 si on y inclut les relèves.

Le calendrier chronologique de l’attaque des forces coalisées vous permettra de mieux comprendre l’articulation des forces en présence au moment de l’attaque terrestre. A droite se trouve le Golfe persique, et à gauche la limite Ouest des forces implantées. Vous pouvez constater qu’il y avait cinq secteurs de corps d’armée : en partant de l’Est vers l’Ouest, on trouvait les forces conjointes islamiques Est - JFCE -, puis les Marines
 MARCENT -, les forces conjointes nord ; ces trois corps d’armée faisaient face au Koweït. Toujours en allant vers l’Ouest, les 7ème corps d’armée et 18ème corps d’armée américains, faisaient face, quant à eux, à l’Irak.

La division française qui est représentée, juste au-dessous de la flèche, par les lettres DAG pour Daguet, se trouvait sous contrôle opérationnel du 18ème corps américain dans un secteur divisionnaire. La division Daguet avait elle-même sous son contrôle opérationnel la deuxième brigade de la 82ème Airborne américaine ainsi qu’une brigade d’artillerie, également américaine.

A l’époque, la division Daguet comptait 9 500 hommes et disposait d’environ 3 000 soldats américains sous contrôle opérationnel.

Qu’est-ce que le contrôle opérationnel par rapport au commandement ? Quand on met une troupe aux ordres d’une entité supérieure, cela signifie qu’elle obéit à tous les ordres, quels qu’ils soient, que délivrera ladite entité. Le contrôle opérationnel - création française dans le cadre de l’OTAN, soit dit au passage - vise précisément et délibérément à ne pas se mettre sous les ordres mais à passer un contrat avec « un employeur » comme ce fut le cas lors du protocole que j’ai passé avec le Général Schwarzkopf. Ce contrat dit que l’on met des forces à disposition pour une mission bien déterminée, pour une durée précise, dans un secteur bien défini, sans pouvoir les affecter à d’autres missions mais en pouvant les retirer en tant que de besoin.

Je pense avoir été complet sur ce sujet, mais je répondrai avec plaisir à vos éventuelles questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quel est le nombre exact de soldats ayant participé à la guerre du Golfe ?

Général Michel Roquejeoffre : Je vous ai communiqué deux chiffres dont l’un, extrêmement précis, concerne les effectifs, qui s’élevaient, le 23 février 1991 au soir, à 14 708 hommes. Il y a eu des relèves qui ont été comptabilisées plus tard pour une histoire de récompenses et le nombre des hommes qui, sous mon commandement en Arabie Saoudite, ont participé à la guerre du Golfe, doit se situer entre 16 000 et 17 000. On pourrait retrouver le chiffre exact, mais je pense qu’il est à peine supérieur à 16 000. Il conviendrait d’y rajouter les marins qui se trouvaient dans le Golfe persique. Il ne faisait toutefois pas partie de l’opération Daguet et n’étaient pas sous mes ordres.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui peut nous fournir ces renseignements ?

Général Michel Roquejeoffre : A mon avis, vous les trouverez dans les archives ou auprès des états-majors. Ces chiffres figurent dans les rapports.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si vous le voulez bien, de manière à ce que tout le monde puisse intervenir, je souhaiterais, comme cela se fait le plus souvent, que chacun pose l’ensemble des questions qu’il entend poser et que le Général y réponde de façon globale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Très bien, M. le Président ! Où se trouvaient les troupes françaises par rapport aux troupes américaines pendant l’opération Daguet ? D’après le schéma, elles semblaient implantées à l’Ouest, mais j’aimerais savoir si elles ont gagné d’autres secteurs.

Concernant la prise de Pyridostigmine, l’ordre est-il venu des états-majors ? Pourquoi avez-vous donné cet ordre et que saviez-vous sur ce produit ?

Comment, Général, s’est déroulée l’attaque d’As Salman par la légion étrangère ? Saviez-vous que l’aviation américaine employait des obus à uranium appauvri et pouvez-vous confirmer que les avions utilisés étaient des A 10 ? Si vous en étiez informé, en avez-vous fait part à vos soldats et les avez-vous protégés contre des émanations potentielles ?

Général Michel Roquejeoffre : Si vous voulez bien reprendre le schéma, je préciserai la position des troupes françaises. La division Daguet était la force qui se trouvait le plus à l’Ouest mais elle était dans le secteur du 18ème corps d’armée américain : il faut savoir qu’il y a en effet des secteurs de corps d’armée qui comprennent des secteurs divisionnaires qui englobent eux-mêmes des secteurs de régiment. Cette division se trouvait donc dans le secteur divisionnaire le plus à l’Ouest et elle avait sous contrôle opérationnel des unités américaines qui représentaient environ 2 000 à 3 000 hommes.

Au moment de l’attaque terrestre, la division Daguet est partie en Irak en avant et avant le 18ème corps d’armée américain. Sa percée a été si rapide qu’elle s’est retrouvée dans la matinée sur l’objectif qu’elle aurait dû atteindre en 48 heures. Cela a obligé le Général Schwarzkopf à avancer d’autant l’attaque du reste du 18ème corps américain.

Vous m’avez demandé où se trouvait le reste des troupes françaises. Les aviateurs décollaient d’Al Ahsa et effectuaient des raids, soit sur le Koweït, soit sur l’Irak. Les transports aériens logistiques effectuaient des navettes entre leur base et notamment la base de Rafha. La logistique elle-même, qui n’était pas adaptée à la division, assurait le ravitaillement entre Yanbu et CRK, c’est-à-dire sur l’axe situé entre le port de Yanbu et la base logistique demeurée à la cité du roi Khaled, avant de repartir sur Rafha. En outre, certains soldats, en particulier des conducteurs de citernes, se rendaient à Dhahran, port de la Mer rouge situé à 600 km à l’Est de Rafha. Pour ma part, je me déplaçais constamment, mais mon état-major se trouvait à Riyadh.

J’en arrive à votre troisième question. Parler de l’attaque d’As Salman par la Légion étrangère est un peu rapide puisque plusieurs unités de la division Daguet participaient également à l’opération. Outre le 2ème REI et le 6ème REG qui sont des régiments de la Légion, il y avait également, à coup sûr, le 3ème RIMA et le 1er Spahis ainsi que tous les éléments associés...

Dans toute opération, il est procédé à ce que l’on appelle « un appui-feu » qui est assuré par l’aviation et l’artillerie. L’armée française n’ayant pas, et n’ayant d’ailleurs toujours pas la possibilité de procéder à ces opérations par des avions d’appui rapproché, elle utilise des avions de chasse, en particulier des Jaguar, dont ce n’est pas la spécialité et qui sont plus adaptés aux actions dans la profondeur. En conséquence, l’appui rapproché qui s’exécute à un ou deux kilomètres devant le front des troupes terrestres était, effectivement, assuré essentiellement par des avions A 10 américains.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avec des obus à base d’uranium ?

Général Michel Roquejeoffre : Cela, je ne l’ai appris qu’après !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous confirmez que vous ne l’avez appris qu’après ? C’est important !

Général Michel Roquejeoffre : Oui, et j’ajoute que je ne l’ai même pas appris par les officiers américains mais par la presse, puisqu’on a commencé à parler de l’uranium appauvri que beaucoup plus tard.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela signifie que l’on fait la guerre avec des armes dont les soldats - y compris vous qui êtes Général - ignorent la nature ?

Général Michel Roquejeoffre : Personne n’est jamais au courant de l’exacte composition d’une arme ou d’une munition. Nous faisons confiance à leurs fabricants pour qu’elles soient performantes. Je sais qu’un problème peut se poser avec l’uranium appauvri mais nous ne passons pas notre temps à demander à des gens qualifiés, en qui nous avons confiance, comment ils font leur travail !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Général ...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, Madame, mais il y a des règles à observer et une mission d’information parlementaire ne se limite pas à un dialogue entre un rapporteur et la personne auditionnée, surtout lorsque qu’il y a deux rapporteurs. Vous pouvez poser autant de questions que vous le désirez mais je souhaiterais, par souci de méthode et de clarté, que le Général puisse répondre à l’ensemble de vos questions, pour donner ensuite la parole à nos collègues, commissaires, qui ont, eux aussi des questions à formuler. Ensuite, si vous voulez reprendre la parole, Madame, je vous la donnerai bien volontiers, mais les dix parlementaires qui sont membres de cette mission, ont également, je crois, le droit de s’exprimer.

Général Michel Roquejeoffre : Si vous le permettez, je m’étendrai un peu plus longuement sur la réponse à la question posée sur ce produit au nom affreux, la Pyridostigmine, plus connu parmi nous sous le terme de « prétraitement ». Nous savions quand même qu’il se présentait sous forme de cachets en plaquettes dont la photographie a d’ailleurs paru dans la presse.

En préambule, je tiens à préciser que c’était notre devoir de chefs de protéger les troupes contre la menace chimique, en particulier dans ce conflit du Golfe. J’ai indiqué précédemment qu’à chaque fois qu’un ordre arrivait, il nous mettait en garde contre une menace chimique. Ce conflit a d’ailleurs été le premier où nous nous sommes trouvés exposés à trois menaces conjointes : la menace classique à laquelle s’ajoutaient une menace chimique et une menace terroriste.

L’existence de cette menace chimique a été rappelée dans toutes les instructions particulières, de même que dans les ordres et les messages. Elle a donc été prise en compte. Pour la clarté des choses, à ce propos, vous me permettrez de réparer une omission en ajoutant que j’ai assisté chaque jour, avec le Général britannique, au briefing américain, et que j’avais même libre accès à la salle des opérations américaine.

Nous avons donc pris en compte cette menace chimique, d’une part, par l’entraînement notamment pendant la phase défensive - nous avons déclenché des alertes pour évaluer la capacité des hommes à mettre le masque et à revêtir la tenue S3P et je ne parle pas des alertes involontaires, lancées par les satellites et les engins d’investigation, qui se sont d’ailleurs révélées fausses - et d’autre part, par l’instruction au prétraitement et à l’autotraitement. Nous avions, en effet, remarqué qu’en plus du masque à gaz, il était bon de disposer d’un autotraitement par piqûres. Comme les injections devaient se faire à travers le treillis, il fallait donc entraîner les hommes à les pratiquer.

Durant les années 1986-1988, le Service de santé des Armées a estimé qu’il convenait de compléter cette mesure par un prétraitement qui consistait donc à prendre des cachets de Pyridostigmine selon une posologie bien définie.

Comme je l’ai dit précédemment, chaque ordre d’opération était suivi d’une annexe « NBC » qui rappelait ces prescriptions.

La prise de Pyridostigmine était un ordre de commandement sur avis médical. Il est clair qu’il n’appartenait pas au Service de santé de donner l’ordre de prendre ce produit, mais qu’il se contentait de signaler aux chefs, à qui revenait ensuite la décision, qu’il serait souhaitable de le faire. La prise de ce prétraitement a donc été ordonnée par le Général commandant la division Daguet, le 23 février 1991, soit la veille de l’attaque terrestre, selon une posologie réglementaire qui était, si ma mémoire est bonne, la prise d’un cachet toutes les huit heures.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui était ce Général ?

Général Michel Roquejeoffre : Le Général commandant la division Daguet. La pyramide hiérarchique était la suivante : le Chef d’état-major des Armées qui se trouvait à Paris, moi-même à Riyadh, et, sur place, le Général le mieux à même d’évaluer le danger le moment venu, c’est-à-dire celui qui commandait la division.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour la clarté des choses, en réponse à la question de Mme Rivasi, pouvez-vous, mon Général, nous en dire plus sur la chaîne de commandement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Est-ce que les Généraux responsables de division constituent ce qu’on appelle « l’état-major » ?

Général Michel Roquejeoffre : Non, la chaîne hiérarchique du moment était composée de trois niveaux de commandement.

On trouvait d’abord le Général Schmitt, que l’on appelle le chef d’état-major mais qui est Chef de l’état-major des Armées, d’où les confusions entre les états-majors et les chefs. Venaient ensuite, en ma personne, le commandant des forces françaises en Arabie Saoudite qui avait un état-major, organisme de planification et d’exécution, puis un commandant de division qui se trouvait à la tête de la division terrestre et qui disposait, lui aussi, d’un état-major.

Comme je le disais, l’ordre a donc été pris au niveau de la division et j’affirme que c’est à ce niveau qu’il devait l’être. Evidemment, un compte rendu a été rédigé et, comme il est normal lorsqu’une décision est prise, il est remonté jusqu’à Paris.

Je voudrais préciser deux points. Premièrement, si cet ordre n’avait pas été pris, qu’une attaque chimique soit survenue et qu’il y ait eu de nombreux morts, cela ferait beaucoup plus de bruit que ce qui est actuellement le cas. Deuxièmement, puisque l’ordre a été donné à toute la division, ce sont 9 000 hommes qui, en principe, ont absorbé de la Pyridostigmine.

De deux choses l’une : soit ils ont désobéi et n’ont pas pris le produit, soit certains ont dépassé la posologie réglementaire... Il est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour bien comprendre la réponse que vous venez d’apporter à la question précise de Mme Rivasi, je voudrais que soit exactement situé le niveau de la chaîne de commandement où a été prise la décision d’administrer ces substances aux soldats. J’ai cru comprendre, en effet, qu’il appartenait au Général de décider du moment où ces substances devaient être administrées, mais que le principe de protéger les militaires par ce traitement était pris à un autre niveau...

Général Michel Roquejeoffre : Il y a une confusion dans les termes. Il existe des niveaux de protection. Dans mon ordre, j’avais rappelé les niveaux de protection à prendre selon la menace. On distingue le niveau zéro du niveau 1 qui signifie, notamment, que l’on doit appliquer le prétraitement et, en cas de frappe, l’autotraitement.

Le Général commandant la division Daguet, a écrit dans son ordre d’opérations, qu’à partir de tel moment le niveau 1 serait atteint et qu’il conviendrait donc de prendre les cachets selon la posologie fixée jusqu’à ce que l’ordre d’arrêter soit donné, lequel ordre, si mes souvenirs sont bons, est intervenu quatre jours plus tard.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour une opération de la nature de celle que vous avez conduite, je voudrais savoir quels sont le contenu et l’articulation des ordres d’opération, en distinguant bien ce qui vient de l’état-major des Armées et ce qui émane de vous, notamment pour ce qui concerne les aspects sanitaires et médicaux.

Général Michel Roquejeoffre : Pour ce qui est des aspects sanitaires, il ne faut pas confondre les ordres du Service de santé des Armées et les ordres du commandement.

Le Service de santé est responsable de certains ordres dont les exemples m’échappent. Pour ce qui est des ordres de commandement, je répète qu’un ordre d’opération à été délivré de Paris, au niveau de l’état-major des Armées, qu’un autre a été donné à mon niveau à la réception du premier et qu’un autre a été lancé au niveau de la division à la réception du mien.

Puisque je pense que vous vous les procurerez, vous pourrez constater que les chapitres sont les mêmes, notamment celui qui a trait aux mesures « NBC » où peut figurer cette consigne : « sur votre ordre, ou sur ordre, vous passerez selon votre estimation au niveau 1 ou 2 ». J’aurais donc pu prendre la décision, mais ce n’était pas à moi qu’il appartenait de le faire : ne pouvant pas apprécier le risque chimique ponctuel, je ne pouvais émettre que des préconisations. Il était normal que la décision soit prise au niveau de la division comme c’est d’ailleurs l’usage, d’autant qu’elle était située à 900 kilomètres.

A ma connaissance, cet ordre de passer au niveau 1 et de prendre de la Pyridostigmine n’a été donné qu’à la division terrestre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, je vais m’efforcer, ainsi que l’a souhaité le Président, d’être très concis de manière à ce que l’ensemble de mes collègues puissent s’exprimer. Si j’ai bien compris, le risque « NBC » était fortement ressenti et pris en compte sur le terrain. Il ne répondait pas à une simple préoccupation de la presse ou de personnes éloignées du champ d’intervention. On a pu lire cependant que certains soldats manquaient de combinaisons ou de masques, d’où ma question : une fois arrêtée la décision d’entrer avec les troupes en terrain adverse, les mesures sanitaires ont-elles aussitôt été prises et le matériel de protection « NBC » - ou autre - était-il suffisant ?

Général Michel Roquejeoffre : Notre discussion concerne toujours la division Daguet puisque c’est celle qui est rentrée en Irak avec sa logistique adaptée.

A mon avis, la chaîne médicale était assez dense puisqu’en pourcentage, nous avions la plus forte proportion de personnel médical de toutes les troupes alliées. Les forces françaises disposaient d’environ 10 % de personnel médical alors que les Américains n’en avaient que 7 % ou 8 %. Nous avions notamment mis en place, prêtes à être déployées - ce qui a été fait ou pas -, des chaînes de décontamination médicales pour décontaminer les blessés avant de les soigner et qu’il ne faut pas confondre avec les chaînes de décontamination des troupes. J’estime donc que nous étions équipés.

Vous m’avez demandé si tous les personnels avaient des masques à gaz et des tenues S3P. A cette question, je réponds par l’affirmative, même si tout l’équipement n’était pas forcément du même modèle. Je n’ai reçu, moi-même, le nouveau modèle de masque à gaz qu’au cours de mon séjour, je ne saurais dire exactement à quel moment... Je précise que ce n’était pas parce qu’il n’était pas au point lors de mon départ, ce qui, en revanche, a pu être le cas pour d’autres matériels qui ont été perfectionnés par les ingénieurs durant la campagne.

M. Claude Lanfranca, co-raprorteur : L’information est-elle vite passée ? Dès l’engagement des troupes, les soldats connaissaient-ils les risques contre lesquels ils devaient se protéger ?

Général Michel Roquejeoffre : Il faut distinguer les soldats qui, arrivés en septembre sont restés jusqu’en avril, des renforts ponctuels venus, eux, assez tard. Les derniers ont été envoyés la semaine précédant l’attaque terrestre, mais ils connaissaient très bien l’instruction pour l’avoir suivie en France.

M. Jean-Louis Bernard : Je ne reviendrai pas longtemps sur le problème de la Pyridostigmine, mais si j’ai bien compris, mon Général, vous confirmez qu’il y a eu un ordre et non pas une autorisation ce qui est fondamentalement différent. Je crois qu’il serait important de nous procurer l’ordre émanant de l’état-major ...

Général Michel Roquejeoffre : Il y a eu un ordre émanant du commandant de la division. Je pense que vous en aurez confirmation en vous procurant l’ordre d’opération.

M. Jean-Louis Bernard : Nos militaires engagés ont-ils été soumis à certains types de vaccinations. Lesquelles ? A-t-on pratiqué des vaccinations contre le charbon ou le botulisme ?

Par ailleurs, j’ai cru comprendre que vous étiez dans une région plutôt désertique et j’aimerais savoir s’il y a eu utilisation d’insecticides et d’antifongiques.

J’en aurai terminé après vous avoir posé encore deux questions rapides. Première question : quelle était la distance qui séparait vos soldats des incendies des puits de pétrole au Koweït ? Deuxième question : quel était le type de votre approvisionnement en eau ?

Général Michel Roquejeoffre : Je peux répondre précisément à votre toute première question, puisque cela figure sur mon carnet de vaccination. Outre les vaccinations que nous avions subies au départ, une mission médicale est venue, en novembre 1990, nous vacciner contre la méningite et la grippe. Comme il faisait très chaud ce jour-là, je n’ai pas très bien compris l’objet du premier vaccin, mais on m’a dit que la grippe asiatique pouvait s’attraper un peu partout, y compris quand il faisait chaud. Toutes les troupes présentes sur le terrain en novembre 1990 ont été vaccinées. J’ignore si cela a été le cas des relèves envoyées de France par la suite...

En revanche, à ma connaissance - et je l’aurais appris puisque j’aurais été vacciné comme les autres - nous n’avons pas été vaccinés contre le charbon ou le botulisme.

La réponse concernant la distance séparant les troupes des puits de pétrole en feu, comporte deux aspects. La division Daguet se trouvait à environ 700 km des puits de pétrole et elle est restée dans le secteur jusqu’aux retraits, dont le dernier s’est effectué au mois d’avril. Cela étant, un détachement a été envoyé à Koweït City, lequel a réouvert à l’Ambassadeur de France l’accès à son ambassade après en avoir assuré ce que j’appellerai « le déminage », pour ne pas employer le terme de « dépollution » qui a une connotation chimique. Cette action qui a permis de rouvrir en même temps les ambassades britannique et américaine puisque le montage de l’opération avait été organisé conjointement, s’est déroulée, pour autant que je m’en souvienne, le 28 mars 1991.

A cette date, les puits de pétrole étaient en feu. Je me suis rendu moi-même, le lendemain ou le surlendemain, à Koweït City pour rencontrer le détachement qui s’y trouvait et je me souviens que le Mystère 20 qui m’y transportait est entré, avant d’atterrir, dans un nuage noir à travers lequel, malgré sa réelle opacité, on pouvait voir les puits brûler.

Je sais que Paris - soit le ministère de l’Intérieur puisqu’il s’agissait de la protection civile, soit le ministère de la Défense - a envoyé une équipe sur place, pour évaluer les dangers de ces nuages. Elle a conclu qu’ils n’en présentaient aucun.

Vous m’avez demandé de préciser le nombre d’hommes envoyés à Koweït City. L’effectif ne dépassait pas 1 000 hommes et devait plutôt osciller entre 700 et 800 personnes.

Pour ce qui est de l’approvisionnement, l’eau nous parvenait, d’une part, en bouteilles qui étaient livrées par la chaîne logistique, d’autre part, après épuration, en citernes. Il faut savoir que sur ce que l’on appelle Tapline road, qui figure sur votre carte et qui est la route goudronnée qui part de Dhahran pour aller vers l’Ouest, se trouvent un oléoduc et une conduite d’eau. Les Saoudiens ont prévu, en particulier pour les populations bédouines, des prises d’eau tout au long de cet axe. C’était donc là que nous allions chercher l’eau qui était décontaminée et filtrée avant d’être mise en citernes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A-t-il été fait usage d’insecticides ?

Général Michel Roquejeoffre : Pas à ma connaissance !

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, vous avez répondu que, dans les ordres d’opération n° 1 et n° 2 qui émanaient, l’un du Chef d’état-major des Armées, l’autre de vous-même, les annexes « NBC » étaient précises. Les mesures de protection prévues par ces annexes étaient-elles générales ou ciblées ?

Par ailleurs, y avait-il, lors des appuis-feu pratiqués par l’aviation américaine, distribution de vêtements spéciaux ? Si vous ignoriez la nature des munitions, vous assistiez néanmoins, selon vos propres dires, aux « briefings » de l’état-major. Dans ces conditions, est-ce que dans l’ordre que vous avez lancé, il a été bien précisé qu’outre les risques « NBC », on pouvait recourir à l’emploi de munitions à uranium appauvri, lequel nécessitait à la fois le port des vêtements spéciaux et la mise en place d’unités de décontamination ? Y a-t-il eu, en l’absence d’eau dont on sait qu’elle est le principal agent de décontamination, quelque chose de prévu en la matière ?

Enfin, les Américains de la 82ème Airborne qui étaient sous contrôle opérationnel - mais c’est une question que nous poserons vraisemblablement à leurs représentants lorsque nous les auditionnerons - ont-ils pris au même moment que les troupes françaises des cachets de Pyridostigmine, suite à l’ordre lancé par un Général dont vous n’avez pas, je crois, précisé le nom ?

Général Michel Roquejeoffre : Je peux parfaitement donner le nom de ce Général qui est connu puisqu’il s’agit du Général Bernard Janvier.

M. Charles Cova, Vice-président : C’est donc lui qui a donné l’ordre de prendre ces cachets ?

Général Michel Roquejeoffre : Oui et, je le répète, il a bien fait !

M. Charles Cova, Vice-président : Le problème n’est pas là ! Il s’agit simplement de savoir si les Américains placés sous notre contrôle opérationnel ont pris ces médicaments, encore qu’il faille, ainsi que vous le dites vous-même, distinguer les directives du Service de santé des directives opérationnelles, même si elles peuvent parfois se confondre. Au bout du compte, comment les choses se traduisent-elles ?

Général Michel Roquejeoffre : J’ignore si les Américains - je parle de la 82ème Airborne et de la brigade d’artillerie - ont ou n’ont pas pris ces médicaments. Peut-être certains témoins ayant été à leur contact pourraient-ils vous renseigner ?

Quoi qu’il en soit, je répète que nous n’avions pas d’ordre à donner aux Américains dans ce domaine : le domaine médical échappait aux ordres opérationnels. Pour ce qui concerne les Américains, leur protection « NBC » relevait de leur chaîne de commandement.

Concernant les munitions des avions A 10, jamais, pas même au cours des « briefings », les Américains n’ont attiré mon attention - et je pense que, s’ils en étaient informés à l’époque, ils l’auraient fait - sur un quelconque danger à être en contact avec les restes d’un obus tiré par un A 10. Je crois savoir que le danger n’est pas nucléaire, mais chimique. C’est bien cela ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il est plus chimique que radioactif, mais...

Général Michel Roquejeoffre : Je n’ajouterai donc rien, Mme la députée. Je me bornerai à répondre à la question : non, ni à mon niveau, ni aux niveaux subalternes et supérieurs - mais il faudrait interroger le Général Schmitt - nous n’avons été alertés sur la prétendue nocivité des têtes de missiles ou des munitions des A 10.

Pendant toute l’attaque terrestre il n’y a eu qu’une sorte de vêtements spéciaux, la tenue S3P complétée par le masque à gaz, étant précisé que les véhicules étaient pressurisés. Cette protection était utilisée aussi bien contre les risques chimiques que radioactifs. En outre, je tiens à souligner qu’il n’y a eu dans le secteur de la division Daguet, secteur français, ni tirs, ni frappes chimiques irakiens, ni destruction de dépôts chimiques.

Comme je vous l’ai dit, j’étais fréquemment présent à la « war room » et je pense qu’en cas de tirs chimiques ou de destructions de dépôts susceptibles de produire des dommages sérieux, j’en aurais été informé. Lorsque des tirs fratricides américano-américains et américano-britanniques - les Français n’y ont pas été impliqués, sans doute parce qu’ils se sont montrés plus disciplinés - ont eu lieu, je l’ai appris immédiatement. Je présume donc que s’il y avait eu une quelconque frappe chimique ou une destruction dangereuse, il en aurait été de même.

M. André Vauchez : Mon Général, vous avez indiqué la fréquence des prises de cachets de Pyridostigmine, mais sans préciser la durée de celles-ci et sans dire si ce produit était utilisé pour la première fois dans un conflit.

Par ailleurs, j’aimerais savoir si vous avez détecté des objets susceptibles de receler de la radioactivité, ce qui est difficile avec l’uranium appauvri, ou retrouvé des isotopes sur des machines, du matériel ou tout autre objet.

Général Michel Roquejeoffre : A l’époque, j’ai dû connaître la durée du prétraitement, mais, aujourd’hui, je ne m’en souviens plus. Vous comprendrez que, pour avoir fait beaucoup de conférences, je sois extrêmement précis sur certains sujets mais que, le temps ayant fait son _uvre, je le sois beaucoup moins sur d’autres, d’autant que, si j’attache beaucoup de prix à vos questions, ce ne sont pas les seules qui pouvaient m’être posées...

C’est le 23 février 1991 - et je suis quasiment certain de cette date parce que je l’avais notée - que l’ordre a été donné de prendre les cachets de Pyridogstimine toutes les huit heures jusqu’à ordre contraire. Je pense que ce dernier est intervenu quatre jours plus tard. Si je le situe à cette date, c’est parce que je me suis rendu moi-même, le 26 ou le 28 février, à As Salman, par un jour de très fort vent de sable, revêtu de la tenue S3P et équipé d’un masque à gaz : je pense que si la consigne de suivre la posologie n’avait pas été levée, mon subordonné m’aurait ordonné de prendre les cachets. Comme cela n’a pas été le cas, j’en déduis que l’ordre d’arrêter les prises de Pyridostigmine est intervenu le 26 ou le 27 février ce qui porte la durée du prétraitement à quatre jours, mais il reste à le vérifier.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, mais vous laissez entendre que si le prétraitement n’avait pas été suspendu, vous auriez reçu un ordre de votre subordonné, ce qui, en termes militaires, est un peu surprenant...

Général Michel Roquejeoffre : Je veux dire par là que si mon subordonné avait continué de prendre des cachets, il m’aurait mis en garde et rappelé de les prendre !

M. Bernard Cazeneuve, Président : De quel subordonné parlez-vous ?

Général Michel Roquejeoffre : Du Général commandant la division, puisque c’est lui que j’allais rencontrer !

La menace chimique concernait aussi Riyadh qui a quand même été la cible de 18 Scud. Je me souviens d’ailleurs fort bien que, lorsque le premier Scud a été tiré le jour de l’attaque aérienne, le 17 ou le 18 janvier, nous ne savions pas exactement ce que contenait sa tête. Il s’est avéré que les Scud qui étaient prévus pour aller jusqu’à 300 km ont été poussés pour atteindre des cibles à 700 km. Comme il faut respecter une constante de poids et que la charge propulsive avait été augmentée, la charge militaire avait été diminuée d’autant, ce qui explique qu’aucun des Scud tirés sur Riyadh n’ait été chargé de munitions chimiques. Il n’empêche qu’à chaque alerte, nous revêtions la tenue S3P et le masque à gaz.

Puisque je sais que des journalistes nous écoutent, j’ajouterai que je me souviens qu’ils me reprochaient à l’époque de ne pas les fournir en masques, mais on m’avait dit qu’ils devaient les acheter avant de venir... C’était une question prise au sérieux !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous dites qu’il n’y a pas eu de nuages toxiques irakiens. Or, certains témoignages d’anciens militaires font état de l’apparition de nuages de couleur verte notamment. Si vous-même n’êtes pas au courant, qui peut relater ce type d’incidents ?

Général Michel Roquejeoffre : Entendons-nous bien : je peux affirmer qu’il n’y a pas eu de dépôts chimiques détruits soit par les Américains au cours des frappes aériennes ou d’artillerie, soit par nous-mêmes.

En revanche, il y a eu beaucoup d’opérations de destruction, en particulier de mines ! Ces dernières ne sont pas, en effet, détruites sur place : on ne les fait exploser, qu’après enlèvement et l’opération produit un nuage qui n’est pas toxique mais d’une couleur qui, pour certains, peut prêter à confusion... Sans préjuger la réalité des faits, c’est ainsi que j’explique la chose. Vous savez, quand un nuage toxique recouvre une zone, toutes les personnes qui ne portent pas le masque sont atteintes.

De même, j’ai pu lire dans la presse que nous avions enterré des matériels contaminés...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui et c’est sur ces allégations que je me disposais à vous interroger.

Général Michel Roquejeoffre : Vous voyez que je vous précède, Madame !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi on a enfoui des matériels en bon état de marche, notamment des générateurs, alors que l’on en était encore à la phase offensive ?

Général Michel Roquejeoffre : Il convient de relier cela à deux événements.

Le 17 janvier 1991, nous avons reçu l’ordre de nous déplacer de CRK à Rafha, ce qui représente une distance de 250 km. La mission de la division consistait, d’une part, à effectuer un déplacement opérationnel parallèle à la frontière irakienne donc en sûreté et d’autre part, à couvrir le déplacement des Américains qui nous suivaient. L’exécution devait être rapide. Or il y avait beaucoup de matériels dit « d’intendance » ou de « commissariat », sans compter ceux, type appentis, que les troupes, depuis cinq mois, avaient pu fabriquer sur place. Il nous a fallu, faute de pouvoir les transporter, les enterrer. Voilà ce qu’il en est pour l’Arabie Saoudite.

Au moment du retrait de l’Irak, un ordre émanant de Paris précisait que certains matériels devaient être rapatriés.

Il faut savoir que l’armée de Terre dispose de deux sortes de matériels : le matériel relevant du service du matériel, ce qui est le cas pour tout le matériel roulant, et le matériel relevant du commissariat, comme les frigidaires, tentes, machines à laver et j’en passe... On nous a donc demandé, suivant une liste fournie par Paris, de rapatrier certains matériels.

Si le rapatriement jusqu’à Yanbu ne coûtait pas cher, l’essence étant fournie par les Saoudiens, il fallait, de Yanbu à Toulon, emprunter des bateaux aux frais de l’Etat, ce qui explique qu’il pouvait être plus onéreux de rapatrier certains matériels que de les racheter en France. Dans ces conditions, l’ordre a été donné de rapatrier les équipements majeurs ou indispensables et de réformer les autres.

Un commissaire a donc été donc chargé de réformer une partie des matériels. Les uns ont été remis aux Saoudiens et, comme il n’y avait personne en Irak pour bénéficier des autres, ordre a été donné de les détruire. Dans un souci d’écologie, pour rendre le désert aussi propre que nous l’avions trouvé, nous avons choisi de les enterrer.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Vous confirmez donc, mon Général, que ces matériels n’ont pas été enterrés parce qu’ils étaient contaminés comme la rumeur a pu le prétendre, mais simplement parce qu’il fallait alléger votre déplacement ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne connaissais pas cette rumeur, mais je peux confirmer qu’ils ont été enterrés suite à l’ordre qui avait été donné de réformer certains matériels, de les détruire et de les enterrer.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Ce sont des ordres que nous retrouverons, probablement à l’état-major, dans les archives ?

Général Michel Roquejeoffre : Vous les retrouverez peut-être même dans l’ordre de redéploiement que j’ai personnellement signé par la suite, et dans lequel je n’ai fait que retranscrire les instructions de Paris.`

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce point, je précise que la mission d’information a d’ailleurs demandé au ministère de la Défense de bien vouloir lui transmettre, dans des délais relativement brefs, l’ensemble des ordres d’opération. De la sorte, il nous sera possible, d’une part, de vérifier l’adéquation entre ce qui nous est dit à l’occasion des auditions et ce qui était inscrit dans les ordres d’opération et, d’autre part, de compléter dans les semaines à venir nos questions au regard des documents. Cela signifie, d’ailleurs, mon Général, que vous pourriez éventuellement être auditionné de nouveau.

Général Michel Roquejeoffre : M. le Président, vous m’avez devancé puisque j’allais vous dire que si vous aviez besoin de moi, je me tenais à votre entière disposition !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous ne manquerons pas de faire appel à vous !

Je souhaiterais, à mon tour, vous poser quelques questions. Existe-t-il une spécificité de ce conflit qui pourrait, à vos yeux - et là je m’adresse, bien entendu au militaire que vous êtes et pas à un scientifique ou à un médecin -, justifier que les soldats qui y ont été impliqués puissent être atteints de maladies ou de syndromes particuliers ? A la lumière de votre expérience de militaire, quel est votre sentiment sur ce point ?

Général Michel Roquejeoffre : Tout au long de mon expérience militaire, depuis la guerre d’Algérie jusqu’à celle du Golfe en passant par le Tchad et d’autres lieux, je n’ai pas participé à des opérations ayant engendré ce que l’on pourrait appeler un « syndrome », mais, n’étant pas médecin, encore faudrait-il m’expliquer ce que l’on entend vraiment par là... Pour ma part, j’assimile, certainement à tort, le syndrome à une épidémie. Quand les malades présentant des symptômes identiques sont assez nombreux, l’affection devient un syndrome, encore que des médecins m’aient dit que le syndrome de la grippe est individuel. Personnellement, je n’ai jamais participé à des conflits qui aient donné lieu à ce dont nous parlons actuellement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce conflit avait-il, par rapport aux autres conflits dans lesquels l’armée française s’est trouvée impliquée, des spécificités qui pourraient être à l’origine d’un éventuel syndrome ?

Général Michel Roquejeoffre : J’ai omis de répondre à la question posée par un commissaire, mais selon moi, c’est la première fois - il conviendrait de le vérifier - qu’un prétraitement a été suivi.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C’est là un élément important !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ... et qu’on utilisait l’uranium ?

Général Michel Roquejeoffre : Vous voulez dire les Américains, puisque nous n’avions pas encore, pour ce qui nous concerne, de têtes d’obus à uranium appauvri. Mais, c’est vous qui affirmez que les Américains en employaient...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C’est la vérité !

Général Michel Roquejeoffre : Maintenant c’est peut-être une vérité, mais à l’époque...

Pourquoi les Américains ne m’ont-ils pas averti ? Peut-être parce qu’ils n’attachaient pas d’importance à l’utilisation de l’uranium appauvri et jugeaient que ce composant n’était pas nocif ! Quoi qu’il en soit, je n’ai pas été informé !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ma deuxième question touche justement au point que vous évoquez : si les Américains ne vous ont pas tenu au courant est-ce, selon vous, pour cacher délibérément certains éléments à leurs alliés français - ce qui n’est pas exclu -, ou pour ne pas donner une information qu’ils jugeaient dérisoire et qui, à leurs yeux, ne posait pas de problème, voire pour d’autres raisons ?

Général Michel Roquejeoffre : Je pense qu’ils ne me l’ont pas dit parce que si, comme certains le prétendent, l’uranium appauvri est nocif, ils ne le savaient pas. Dans le cas contraire, des précautions auraient été prises dans les autres secteurs américains où les avions A 10 ont frappé. Or, je n’ai pas entendu parler de passages par des chaînes de décontamination ou de prises de médicaments.

Pourquoi suis-je quelque peu affirmatif ? Parce qu’à force de passer des heures à la salle d’opération avec les Américains, je savais comment ils fonctionnaient. Ils n’avaient rien à me cacher et ils ont d’ailleurs dit beaucoup de choses devant moi, notamment au sujet des tirs fratricides. Si j’insiste sur ce point c’est parce que de tels tirs ne sont pas anodins et que ce n’est jamais avec plaisir qu’un chef apprend à d’autres que ses soldats se sont tirés dessus.

S’il y avait eu quelque chose à dire sur la nocivité des têtes des munitions tirées par les avions A 10, je pense que les Américains m’auraient prévenu ou que Paris en aurait été averti par New York ou par Washington, ce qui n’a pas été le cas ! Pour répondre à votre question, je dirai que les Américains ne m’ont rien caché et que je pense qu’ils ignoraient que ces obus pouvaient être nocifs. Je le pense !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Selon vous, est-il envisageable, dans un conflit d’une telle ampleur qui prend une telle dimension internationale, qu’une puissance comme les Etats-Unis soit à ce point ignorante des effets de l’utilisation de ses armes ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne sais à quoi attribuer cette ignorance. Je réponds à votre question : alors que j’étais sur place, à la salle d’opération, jamais le Général Schwarzkopf pour le citer, ne m’a alerté sur ce danger parce que, je pense que, pour lui, il n’y en avait pas. Je n’affirme rien ; je vous dis ce que je crois !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je suis, moi, très béotien et un peu cartésien. J’essaie donc de comprendre comment les choses ont pu se passer, en ayant quelques interrogations sur le fait qu’une puissance comme les Etats-Unis, dont les services de renseignement ne sont pas ceux qui fonctionnent le plus mal au monde, puisse s’engager dans un conflit de cette ampleur en ignorant les conséquences d’utilisation d’un certain nombre d’armements... Je suis un peu étonné, mais n’étant pas militaire, je prends acte de votre réponse.

Général Michel Roquejeoffre : Je vais me faire l’avocat du diable en disant la chose suivante : à quoi sert de prévenir quelqu’un d’un danger inexistant ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : S’il n’y a pas de danger, on comprend très bien qu’il n’y ait pas de mise en garde. Là où le problème se pose, c’est quand le danger existe !

Général Michel Roquejeoffre : Il n’y avait pas de danger connu à l’époque !

M. Charles Cova, Vice-président : Ma question s’adresse davantage à ceux qui, parmi nous, connaissent la nocivité des obus à uranium appauvri. Puisque le Général nous a dit que l’appui-feu se fait environ à un ou deux kilomètres avant la ligne de front, en cas de dispersion de substances chimiques - je vous le demande à vous, Mme Rivasi, qui connaissez bien ces questions -, quelle est leur durée de vie ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Des milliards d’années.

L’uranium appauvri est ainsi qualifié parce qu’il contient peu d’isotopes d’uranium 235 et pratiquement que de l’uranium 238, qui est radioactif. Le problème des armes à base d’uranium appauvri, c’est qu’elles ont un pouvoir de pénétration très important, notamment vis-à-vis des chars et du béton. Une fois qu’elles ont pénétré, elles brûlent, ce qui leur permet justement d’éliminer très rapidement les soldats qui se trouvent à l’intérieur des chars. Cela étant, lors de la combustion, des vapeurs se dégagent qui contiennent de l’uranium et leurs particules ont une dimension telle qu’elles peuvent très vite être incorporées au niveau des alvéoles pulmonaires, ce qui comporte deux risques : un risque chimique qui se double d’un risque radioactif, dans la mesure où les rayonnements émis au niveau cellulaire peuvent endommager les chromosomes.

Les études actuellement réalisées sur le nucléaire - les militaires ne sont pas seuls à utiliser l’uranium et son usage en matière de combustibles engendre les mêmes problèmes sanitaires - montrent que l’uranium entraîne des dommages au niveau des poumons et au niveau des reins.

Si je suis plus sceptique que vous Général, c’est que j’ai à ma disposition, des documents américains en date des années quatre-vingts qui, déjà, posent le problème du danger de l’utilisation de l’uranium appauvri dans les armements. Je suis donc un peu surprise de vous voir affirmer que si un Général américain ne vous a pas informé du danger, c’est qu’il pensait que ce danger n’existait pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de redonner la parole au Général pour qu’il réponde sur ce point, je demanderai à Mme Rivasi de bien vouloir, si elle en a convenance, verser ces informations au dossier de la mission, qui pourra les publier. En effet, si ces documents incluent les éléments dont vient de faire état Mme Rivasi, ils seront déterminants pour le déroulement de nos travaux.

Général Michel Roquejeoffre : Je ne vais pas, loin s’en faut, infirmer les propos de Mme Rivasi. Mais je répète qu’à mon sens, si les Américains avaient eu connaissance du danger, ils m’en auraient informé parce que c’est ainsi que j’aurais agi à leur place.

M. Guy Teissier : Ce n’est pas la rétention d’informations qui me paraît être la plus déterminante dans cette affaire parce qu’un chef peut effectivement pêcher par omission, mais le fait de commettre une telle omission au détriment de ses propres hommes puisqu’un régiment de parachutistes américains se trouvait à l’Ouest du théâtre des opérations.

On connaît la tendance des Américains à oublier parfois les autres, mais s’ils ont négligé leurs propres hommes, l’omission me paraît beaucoup plus grave ! C’est pourquoi j’ai un peu tendance à penser, comme le Général Roquejeoffre, que le Général Schwarzkopf pouvait ne pas être au courant.

Général Michel Roquejeoffre : Si vous le voulez bien, je compléterai ces propos en disant que, non seulement il y avait des Américains dans le secteur français, mais que les avions A-10 ont été mis en _uvre sur tout le front et donc que les mêmes armes ont été tirées devant les autres troupes américaines. Or, à ma connaissance, elles n’ont pas pris de précautions spéciales.

M. Jean-Louis Bernard : Mme Rivasi a bien souligné la capacité de pénétration de l’uranium appauvri et expliqué le phénomène de « big bang protonique » qu’il engendre. Cela explique que, s’il y a bien eu recours à des munitions à uranium appauvri, il a dû se produire essentiellement sur les carcasses de chars, d’où ma question : Mon Général, selon vous, combien de militaires ont approché ces carcasses ?

Général Michel Roquejeoffre : La phase offensive s’étant déroulée entre la frontière irakienne et As Salman, c’est là que des chars ont été détruits, soit par l’aviation américaine ou les hélicoptères français, soit par l’artillerie américaine ou française. Leur nombre dépasse la dizaine, mais n’atteint vraisemblablement pas la cinquantaine, étant précisé qu’aux carcasses de chars venaient s’ajouter celles de véhicules blindés ainsi que de camions.

Les hommes ayant participé à l’attaque terrestre, soit se trouvaient dans des véhicules pressurisés, soit étaient revêtus de tenues S3P et équipés de masques à gaz. Ils n’avaient pas pour mission de vérifier ce qui se passait à l’intérieur des carcasses de véhicules. Cela étant je n’étais pas derrière chaque soldat pour contrôler ce qu’il faisait.

Ces hommes sont restés en Irak, entre As Salman et la frontière, du 28 février jusqu’au 12 avril pour les derniers, dans une zone d’environ 120 kilomètres de long sur 100 kilomètres de large, dans laquelle parvenait chaque jour du ravitaillement par des colonnes qui empruntaient ce que l’on appelle « l’axe Texas », qui part de la frontière pour rallier As Salman. Le jour où je me suis rendu au PC de la division, il y avait une colonne de camions ininterrompue de la frontière à As Salman ; c’est vous dire combien cet axe était chargé !

Le comportement des êtres humains étant ce qu’il est, si certains soldats sont allés voir ce qui se passait dans les carcasses de chars, de deux choses l’une : soit ils l’ont fait sans ordre, soit ils appartenaient à une mission de la section technique des armées, envoyée de France vers le mois d’avril, et dont j’ignore ce qu’elle a fait sur place.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voulais faire une réflexion générale : il ne s’agit pas de savoir quels sont les dangers de l’uranium appauvri qui est aussi un médicament, mais de savoir où se trouvaient nos hommes par rapport aux charges d’uranium, quelle était la distance qui les en séparait et le temps d’exposition auquel ils ont été soumis. En effet, l’uranium appauvri n’est pas forcément un danger et ses risques sont facteurs de nombreux paramètres.

En fonction de ces précisions que peut nous apporter le Général Roquejeoffre, il appartiendra à la commission des experts médicaux nommés par le Ministre de la Défense et par la Secrétaire d’Etat à la Santé, commission qui est indépendante, de se prononcer sur le fait de savoir si un soldat exposé, par exemple, à 100 kilomètres d’un obus peut courir des risques. Nous faisons actuellement le procès de l’uranium et ce n’est pas ce que, personnellement, je recherche.

Général Michel Roquejeoffre : Je n’ai pas dit, M. le député, que les soldats se trouvaient à 120 kilomètres, mais que la zone s’étendait sur 100 kilomètres. Certains ont sans doute été très près des blindés détruits, mais la réponse est à chercher - et je ne le dis pas pour me défausser - auprès des commandements des régiments ou de la division, étant précisé qu’aller voir ce qui se passe dans les carcasses de chars ne doit pas figurer dans les ordres d’opération.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les témoignages de militaires nous en apprendront plus !

Général Michel Roquejeoffre : Oui, mais alors, il faudra remonter la chaîne.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, nous verrons ce que comportent les documents et lorsqu’ils ne comporteront pas les informations que nous cherchons, nous procéderons à des auditions de témoins de l’époque, militaires ou autres, de manière à disposer de l’ensemble des éléments qui nous permettront de nous forger une conviction.

Pour que les choses soient parfaitement claires, je voudrais, maintenant, revenir sur un point précédemment évoqué par Mme Rivasi : celui du fonctionnement du Service de santé des Armées.

Lorsque s’initie une opération du type de celle dans laquelle vous vous êtes trouvé engagé et qui s’inscrivait, de surcroît, dans un dispositif où des alliés se trouvaient à nos côtés, de quelle manière le Service de santé des Armées intervient-il lors de la phase de préparation, dont j’imagine qu’elle se déroule au sein de l’état-major des Armées, donc à Paris ?

Général Michel Roquejeoffre : Il peut y avoir différents cas, mais dans celui qui nous intéresse, un « ordre logistique santé » émanait de la Direction centrale du Service de santé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Que disait cet ordre logistique ?

Général Michel Roquejeoffre : Autant que je me souvienne, les ordres logistiques du Service de santé comportent une vingtaine de pages ; ils définissent toute l’organisation, la subordination, le déploiement des chaînes et les effectifs.

Pourquoi a-t-il été établi au niveau central ? Parce que la chaîne santé partait du blessé que l’on récupérait sur le terrain jusqu’à l’hôpital qui le recevait en France. Il fallait donc bien prévoir un fédérateur. J’aurais pu établir un ordre santé pour les éléments qui se trouvaient sur place, mais il fallait assurer une coordination entre l’évacuation qui se faisait dans les hôpitaux d’évacuation et l’arrivée en France.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C’est un point qui me paraît très important pour la bonne compréhension de notre sujet. En effet, il signifie qu’en amont de l’opération, au sein de l’état-major, un travail est réalisé en commun par ceux qui sont en charge de l’opération militaire dans sa dimension opérationnelle et le Service de santé des Armées, lequel élabore un document où j’imagine que sont évaluées toutes les situations et définies les conditions dans lesquelles il conviendra de réagir en cas de problème sanitaire ou d’évacuation de militaires blessés. C’est bien cela ?

Général Michel Roquejeoffre : Exactement ! Seules les procédures à suivre en cas d’alerte chimique n’y figurent pas, car elles relèvent d’un ordre de commandement.

Pour bien situer les choses, je vais vous fournir un autre exemple : quand nous allions outre-mer, la prise de Paludrine relevait d’un acte de commandement et non pas du Service de santé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais justement que ce point soit bien précisé parce qu’il signifie que, pour ce qui concerne le système « NBC » médicamenteux, rien n’est prévu dans le document de vingt pages auquel vous venez de faire allusion ?

Général Michel Roquejeoffre : Non et cela n’a pas à l’être.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela pourrait s’y trouver, mon Général, si le Service de santé des Armées, ayant anticipé ou évalué les conséquences que pourrait avoir une prise de cachets de Pyridostigmine par les militaires, recommandait qu’on les utilise dans telle ou telle condition ?

Général Michel Roquejeoffre : Je n’ai pas le souvenir des vingt pages de l’ordre de santé, mais les seules choses qu’il pouvait comporter étaient la posologie recommandée si l’on passait au niveau 1 et le rappel aux chefs qu’il était de leur devoir de donner l’ordre de suivre ou non le prétraitement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce point est important car la question qui se pose à nous est de savoir si la prise de ces médicaments a pu avoir ultérieurement des conséquences sur la santé des militaires qui les ont absorbés.

Général Michel Roquejeoffre : J’ai bien saisi !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Puisque c’est bien là le fond de la question, nous pouvons nous interroger sur l’existence, au sein du Service de santé des Armées, d’études, d’investigations, d’interrogations, dont les médecins auraient d’ailleurs pu légitimement être les auteurs, compte tenu de leur spécialité, sur les effets de ces médicaments.

Dois-je déduire du fait que ces questions n’ont pas été posées, que la prise de ces médicaments était considérée par le Service de santé des Armées comme n’étant pas susceptible d’avoir des conséquences sur la santé des soldats ?

Général Michel Roquejeoffre : Je pense que oui, sinon il ne les aurait pas délivrés puisque c’est quand même lui qui, d’abord les fabrique à la Pharmacie centrale, et ensuite les distribue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela revient à dire que le Service de santé des Armées a fabriqué les médicaments. Je déduis, par conséquent, de vos déclarations que le Service de santé des Armées considérait que la prise de ces médicaments par les soldats était sans danger.

Général Michel Roquejeoffre : Oui, sinon je ne vois pas pourquoi on nous aurait prescrit, sur notre ordre, de prendre, pour pallier un danger, des médicaments qui nous auraient mis en danger. Il faut quand même faire confiance aux médecins !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pendant les opérations, mon Général, combien de personnels du Service de santé des Armées sont présents ? Comment s’articule leur mission par rapport à celle des militaires ? De quelle manière interviennent-ils pendant l’opération sur place ?

Général Michel Roquejeoffre : Pour répondre précisément à votre question, il m’aurait fallu un organigramme dont je ne dispose pas, mais je peux dire qu’on trouve, à chaque niveau, un personnel médical.

En schématisant, l’organisation est la suivante : en partant du bas, au niveau de la section, il y a un infirmier par groupe de combattants ; puis au niveau de la compagnie, le poste de secours ; et, au niveau du régiment, l’antenne chirurgicale. On peut ainsi remonter jusqu’à l’hôpital d’instruction des armées du Val de Grâce à Paris ou jusqu’à Bégin, Percy ou encore jusqu’à l’hôpital de Toulon où étaient soignés les blessés après leur évacuation.

Il y a donc toute une chaîne médicale, avec des antennes chirurgicales, des sections de décontamination, des sections de ravitaillement en sang et j’en passe - des spécialistes vous la décriront plus en détail -, jusqu’aux hôpitaux d’évacuation dont l’un se trouvait à Riyadh, l’autre à Yanbu ; un PEVA - point d’évacuation par voie aérienne - était, en outre, installé à Rafha. Il s’agissait donc bien d’une chaîne qui employait, ainsi que je l’ai dit précédemment, un personnel médical d’environ 1 000 personnes.

A mon avis, en la matière, nous étions bien équipés ! Il m’est difficile de vous décrire le système dans le détail, mais je pense que le Service de santé ou l’état-major des Armées pourront vous donner plus de précisions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons demandé des documents qui vont nous être communiqués et nous auditionnerons des personnes directement intéressées par le sujet. Bien que des médecins soient sur place, c’est de vous que vient l’ordre de prendre des médicaments ?

Général Michel Roquejeoffre : J’avais un adjoint médical. Pour ce qui concerne l’ordre, les médecins, eux, n’interviennent pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J’ai bien compris que c’est votre subordonné militaire commandant l’opération sur place qui donne l’ordre, d’où ma question : lorsque les personnels du Service de santé des Armées, sur place, savent que l’ordre est donné, ont-ils le pouvoir d’intervenir auprès du commandant de l’opération pour lui indiquer que la posologie peut avoir des conséquences ?

Général Michel Roquejeoffre : Il existe au niveau de la division un « chef santé », médecin colonel qui participe à l’élaboration de l’ordre d’opération ou en est, pour le moins, destinataire.

Au moment où l’ordre a été diffusé, il connaissait la décision du Général commandant de la division de passer au niveau 1 et la fréquence des prises de Pyridostigmine. Il n’allait pas s’opposer à la prise de ces cachets puisque c’est le Service de santé qui les a mis dans les trousses ! Il aurait peut-être pu dénoncer un éventuel irrespect de la fréquence des prises, mais comme il ne s’est pas produit, cela n’a pas été le cas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous eu des conversations avec le Général Schwarzkopf sur la manière dont les soldats des autres armées se protégeaient ?

Général Michel Roquejeoffre : Au niveau de la protection chimique, oui ! Je suis allé souvent au 18ème corps américain. J’y suis notamment passé avant de me rendre à As Salman et, sans savoir quel en était le type exact, j’ai remarqué que les soldats portaient des tenues du genre de nos combinaisons S3P et qu’ils étaient équipés d’un masque à gaz. Si les matériels n’étaient évidemment pas les mêmes, ils étaient protégés dans les mêmes conditions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous eu des discussions avec vos collègues américains ou britanniques concernant les médicaments ingérés et les vaccinations effectuées par les alliés ?

Général Michel Roquejeoffre : Non ! J’en ai eu avec mes médecins que j’ai retrouvés un ou deux ans plus tard et avec qui nous avons parlé du « syndrome du Golfe », puisqu’il en a été fait état d’abord aux Etats-Unis, puis en Grande-Bretagne et au Canada. C’est tout !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous le sentiment que le traitement réservé aux Américains, Britanniques et Canadiens est très différent de celui qui a été réservé à nos soldats ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne suis pas en mesure de vous répondre, puisque je ne le connais pas !

Je pense que les vaccinations, ou du moins les produits injectés, n’étaient pas les mêmes. En la matière, l’action américaine était complètement indépendante de notre chaîne et, si nous avons eu des conversations sur de nombreux sujets avec le Général Schwarzkopf, nous n’avons jamais évoqué la façon dont ses soldats étaient protégés. J’ai constaté qu’ils l’étaient physiquement parce qu’une tenue antichimique et un masque à gaz ne passent pas inaperçus.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous le sentiment que les Américains ont, contre les attaques chimiques et radioactives, des tenues plus opérationnelles que celles des Français ?

Par ailleurs, ayant entendu certains témoignages, je voudrais avoir votre version de ce qui s’est passé à As Salman. Les légionnaires que j’ai rencontrés m’ont dit que lorsqu’ils « dépolluaient », c’est-à-dire lorsqu’ils enlevaient les obus qui n’avaient pas explosé et d’autres engins, ils ne portaient plus de masque.

Le problème de l’uranium n’est pas tant l’irradiation que la contamination interne. Or, il faut savoir que si des vents de sable soufflent et qu’il y a de l’uranium au niveau du sol, les hommes sur place peuvent aussi respirer de l’uranium.

Général Michel Roquejeoffre : D’après ce que je crois comprendre, les légionnaires que vous avez rencontrés appartiennent probablement au 6e régiment étranger du génie, puisque c’était ce régiment qui était chargé de cette opération. C’est bien cela ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Tout à fait !

Général Michel Roquejeoffre : Après le 28 février 1991, ces légionnaires ont « dépollué », ce terme étant préféré à celui de « déminé », compte tenu du fait que pour une mine on trouve dix autres engins non explosés. J’ai moi-même assisté à des séances de dépollution - tout champ de bataille, y compris dans le désert, est semé de tels engins -, et je peux vous dire que les débris étaient ramassés avec précaution, désamorcés et détruits. Ces opérations, pour la plupart, ont eu lieu après le 28 février, quand il n’y avait plus d’alerte chimique.

Pour ce qui est du vent de sable, je suis d’accord avec votre vision des choses, même si elle suppose de se trouver à proximité d’une carcasse de char, ce qui ne pouvait pas être le cas à As Salman puisque les chars, pour autant que je m’en souvienne, se trouvaient à peu près à mi-chemin entre la frontière et As Salman. Cela étant, je souscris à vos propos : c’est le vent qui charrie les poussières. Je ne pense pas que les légionnaires en question se soient trouvés à proximité des carcasses de chars.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais ils décontaminaient l’aéroport qui avait, lui aussi, été bombardé.

Général Michel Roquejeoffre : Je crois qu’il a été traité avec des bombes antipistes, mais pas avec des obus d’avions A-10. C’est un point à vérifier, mais on peut dire que ce n’est pas l’exemple classique de tirs sur du béton à partir de A-10.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De toute façon, ces points seront vérifiés.

Mon Général, je vous remercie de votre présence. Si nous avons besoin de vous revoir, nous ne manquerons pas de vous demander de revenir devant nous.

Général Michel Roquejeoffre : Je reste à votre disposition pour vous fournir des renseignements complémentaires par écrit ou lors d’une autre audition.


Source : Assemblée nationale (France)