(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 27 mars 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui le Général de brigade aérienne Pierre-Marie Gallois. Mon Général, vous êtes connu et reconnu pour avoir été l’un des principaux inspirateurs de la doctrine de la dissuasion nucléaire de notre pays. Votre carrière militaire vous a amené à côtoyer le plus haut niveau de l’Etat, les sphères des Etats-majors des Armées et à rencontrer les responsables militaires des principales grandes puissances. Au-delà de ces prestigieux états de service, vous avez écrit un nombre important d’ouvrages stratégiques et géopolitiques et vous avez également publié de très nombreux articles dans la presse française et étrangère.

A l’époque de la guerre du Golfe, vous n’étiez plus en activité depuis un certain nombre d’années. C’est donc non pas en tant que témoin ou acteur direct des opérations que nous vous auditionnons aujourd’hui, mais en tant que spécialiste et observateur avisé des questions militaires. Nous vous connaissons comme un homme de conviction. Votre carrière en porte témoignage. C’est donc aussi à ces convictions que nous ferons appel, connaissant de longue date votre liberté d’esprit et de ton. Vous avez d’ailleurs déjà répondu aux questions de la presse et participé récemment à une émission de télévision qui visait à traiter, à sa manière, le sujet dit du « syndrome du Golfe ».

Mon Général, notre compétence est claire. Il s’agit pour la mission d’examiner les conditions dans lesquelles nos troupes ont été engagées et de déterminer si ces conditions ont pu les exposer à des risques sanitaires spécifiques. En aucune façon nous ne disposons ici des compétences pour juger les modalités mises en _uvre postérieurement au conflit, au plan diplomatique et politique, et du sort réservé à l’Irak, à son peuple et au régime de Saddam Hussein. Notre ambition commune est de nous enquérir de la protection de nos forces en matière sanitaire et médicale et de proposer le cas échéant les moyens qui nous paraîtraient indispensables pour améliorer tel ou tel aspect de ce dispositif complexe pour de futures opérations extérieures.

Nous vous écoutons à présent pour une courte déclaration introductive au terme de laquelle nous vous poserons des questions sur les sujets qui relèvent des compétences de notre mission et pour lesquels votre éclairage et votre expérience pourraient se révéler utiles pour nous.

Général Pierre-Marie Gallois : M. le Président, je vous remercie de me recevoir. Je n’ai pas de compétence particulière sur l’affaire du « syndrome du Golfe » car je ne suis ni un scientifique, ni un médecin. J’ai simplement été, pendant longtemps, l’utilisateur d’armements - et ce, à une époque où nous ne recourions pas à des munitions à uranium appauvri -, contre l’Allemagne en particulier, puis plus tard sur d’autres théâtres de combat.

Si je suis amené à m’exprimer devant vous, c’est certainement parce que j’ai eu le privilège de me rendre en Irak et dans les Balkans à plusieurs reprises. En ce qui concerne l’Irak, mes sentiments sont un peu particuliers ; ils sortent de l’objet de notre rencontre, mais expliquent mon engagement. En 1977, j’ai été envoyé à Bagdad pour donner des cours de stratégie nucléaire aux Irakiens, et notamment à Saddam Hussein - j’enseignais alors à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) -, croyant naïvement que l’on souhaitait que l’Irak devienne une puissance nucléaire face au danger que représentait M. Khomeyni en Iran.

J’avais réellement le sentiment que nous incitions l’Irak à devenir une puissance nucléaire. D’ailleurs, Saddam Hussein a été reçu à l’Elysée en 1975 par le Président Giscard d’Estaing ; il a dîné avec M. Jacques Chirac, alors Premier ministre ; et Framatome a instruit les techniciens irakiens pendant des années. Nous avons vendu de l’uranium enrichi à l’Irak et nous avons largement contribué à en faire une puissance nucléaire. Par conséquent, lorsque la guerre a éclaté et que nous avons bombardé l’Irak, j’étais désorienté ; je n’ai pas compris pourquoi, tout d’un coup, nous nous retournions contre ce pays sur lequel nous nous étions tellement appuyés. Cependant, il ne s’agit pas là d’éléments qui intéressent le champ de vos investigations.

Je suis retourné en Irak environ trois semaines après la fin de la guerre du Golfe, parcourant quelque 4 000 kilomètres pour évaluer les désastres qui étaient considérables. Le pays a été totalement détruit, alors qu’il avait été très bien aménagé par Saddam Hussein qui avait installé des réseaux d’électricité partout, alimenté les villages, créé des centres commerciaux, etc. Il me semble même que 135 ouvrages d’art - dont certains avaient été construits par la France - ont également été détruits.

J’ai donc trouvé ce pays dans un état épouvantable, en particulier au point de vue médical. Lorsque je suis allé visiter Bassora, je me suis entretenu avec des médecins formés en Angleterre qui estimaient qu’à la fin de l’année 1991 entre 200 000 et 250 000 enfants irakiens seraient morts, empoisonnés par l’eau. Les systèmes d’épuration d’eau avaient été détruits, de nombreux cadavres flottaient un peu partout. L’eau était donc pestilentielle. A cette époque - c’est important pour vous -, aucun médecin ne m’a parlé d’uranium appauvri ou de radioactivité. Ils étaient tous obnubilés par la putridité des eaux et la famine.

En revanche, j’ai examiné minutieusement les véhicules se trouvant sur la route allant de Bassora à Aswan, c’est-à-dire la route menant à la frontière koweïtienne ; c’est sur cette fameuse route que les Américains ont bloqué l’armée irakienne en retraite, détruisant des milliers de véhicules. Je savais qu’à cet endroit, les Américains avaient expérimenté une nouvelle arme, le fuel air explosive (FAE). Imaginez un conteneur inflammable d’environ 400 kilogrammes contenant un aérosol. Ce projectile détonne à 15 ou 20 mètres au-dessus du sol ; une sonde portée au rouge enflamme l’aérosol ce qui produit un effet de chaleur et de choc qui, d’après ce que l’on m’a expliqué, est analogue, en termes d’efficacité, à ce que serait la détonation d’une arme nucléaire de un kilotonne, sans aucun effet de radioactivité.

Je suis entré dans ces véhicules pour chercher à savoir comment ils avaient été incendiés. J’ai appris par la suite qu’ils avaient été, auparavant, mitraillés par des projectiles dont l’ogive contenait de l’uranium appauvri.

Habituellement, lorsqu’un véhicule est enflammé par un projectile, sa carbonisation n’est pas totale ; certaines portions échappent au feu. Or là, ce qui m’avait frappé était le fait que tous ces véhicules avaient été placés dans ce que j’appellerais un « bain de chaleur » ; tous les recoins étaient carbonisés. J’ai donc examiné ces véhicules pendant des heures, et s’il y avait eu des effets de radioactivité prolongés, j’en aurais souffert, ce qui n’est pas le cas : j’ai atteint un âge canonique !

S’il y a eu effet de radioactivité, s’il y a eu - comme je le crois - la création d’un nuage radioactif, très bref, dû à l’impact sur le métal - qui a volatilisé, paraît-il, entre 40 et 60 % d’uranium appauvri : 325 grammes pour des cartouches de 30 millimètres, 4 à 5 kilos pour des obus de char -, ce nuage radioactif a dû retomber. Comme je n’ai ni inhalé, ni ramassé de la terre, laquelle devait être relativement radioactive, je ne m’en suis pas trouvé mal. Voilà ce que je puis vous dire à ce sujet.

Cela étant dit, il est certain que l’uranium appauvri est un métal lourd qui a des effets chimiques. Ses désagrégations successives au bout de 4,5 milliards d’années l’amènent à être ce qu’est le plomb. Or si le plomb est inoffensif, l’usage de la céruse par les peintres est interdit depuis un siècle, à cause de l’oxyde de plomb. L’absorption d’une infime particule de métal lourd est mauvaise pour l’organisme.

L’uranium appauvri, en se désagrégeant, finit par être comme le plomb : sa radioactivité devient nulle. La radioactivité de l’uranium appauvri est 184 000 fois plus faible que la radioactivité du plutonium 239. Néanmoins, si l’on divise la radioactivité très intense du plutonium 239 par son coefficient de radioactivité, on s’aperçoit, qu’en ce qui concerne l’uranium appauvri, un micron peut dégager encore 5 000 ou 6 000 Röntgen équivalent homme (REM) qui, ingérés et demeurant dans l’organisme pendant des années, démolissent les cellules, transforment l’ADN et provoquent des malformations chez les nouveau-nés.

Je comprends cependant que l’on ait utilisé ce métal, car il est abondant. On trouve actuellement sur la terre 437 centrales nucléaires qui rejettent des déchets ; ces déchets sont bon marché. Par ailleurs, le métal est très dur : il a un grand pouvoir de pénétration. Ce métal est également pyrophorique : il s’enflamme très facilement au choc. Il s’agit donc d’une arme redoutable, en particulier contre les blindages des chars d’assaut.

Toutes les armes, hélas, sont faites pour tuer ; mais les obus à uranium appauvri ajoutent à la mort instantanée, je le crains, occasionnellement, des effets de mort lente suite à l’ingestion de poussières. A ce titre, ils sont une arme redoutable, assimilable aux armes chimiques proscrites par le Protocole de Genève du 17 juin 1925 et par la Convention de Paris du 13 janvier 1993.

Je voudrais également attirer votre attention sur le fait que, ce type d’arme étant composé d’un déchet provenant de centrales nucléaires différentes, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure l’uranium a été appauvri par la centrale nucléaire d’où il provient. Reste-t-il, pour certains lots, des traces de métaux plus radioactifs - comme le plutonium, par exemple - ou de métaux créés artificiellement par les centrales qui ont une vie très brève, de l’ordre de la minute et demie ? Dans l’affirmative, il est alors possible que le hasard ait voulu que des militaires se soient retrouvés sous un nuage radioactif ayant une certaine persistance, qui peut se compter en semaines ou en mois, et que l’ingestion occasionnelle de ces poussières radioactives ait pu entraîner les malaises dont on vous parle. Cela pourrait expliquer le désarroi dans lequel nous nous trouvons face aux témoignages très nombreux, différents, auxquels se mêlent - et c’est humain - des désirs de pension plus ou moins justifiés et des réalités souffrantes.

Je vois mal comment l’on arrivera à faire la part des choses en raison des origines disparates de l’uranium appauvri contenu dans les munitions utilisées. Je sais qu’on considère l’uranium appauvri comme un métal dangereux à l’inhalation de ses poussières car, lorsqu’on le travaille, il y a, devant les établis des ouvriers, des hottes aspirantes. On est conscients de ce danger, d’autant plus que des notices américaines ont été publiées avant la guerre du Golfe et immédiatement après, afin de mettre en garde les troupes contre l’inhalation de ces poussières.

Voilà, M. le Président, ce que je suis en mesure de vous dire.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, je voudrais tout d’abord vous informer, s’agissant de la dernière partie de votre exposé, que nous avons reçu des spécialistes sur les lots d’uranium appauvri à la base desquels ont été produites nos munitions et les possibilités de souillure par des transuraniens. Il s’agit d’une question que nous nous sommes également posé et que nous avons essayé d’approfondir.

Il nous a été souvent dit qu’un soldat curieux qui aurait pris une photo dans un char bombardé aurait ainsi pu s’irradier. Vous venez de nous dire l’inverse puisque vous êtes resté des heures dans des véhicules bombardés. Vous nous confirmez bien que vous n’avez pas constaté de troubles à la suite de ces inspections de chars irakiens détruits ?

Général Pierre-Marie Gallois : Je suis en effet resté plusieurs demi-heures dans des véhicules différents et je ne suis pas malade. Mais je pense que le blindage a été percé et qu’il y a eu dégagement d’un nuage de poussière causé par l’effet de chaleur ; ce nuage est sans doute retombé ensuite : je n’ai donc pas aspiré ces poussières, car il était trop tard. Je suis en effet arrivé trois ou quatre semaines après la fin des hostilités. Je ne sais pas néanmoins ce qu’il se serait passé si j’étais entré dans ces véhicules dix minutes seulement après leur destruction.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, quand avez-vous appris que les armées utilisaient de l’uranium appauvri ? Etiez-vous informé que les troupes françaises disposaient d’armes incorporant de ce métal ?

Général Pierre-Marie Gallois : J’ai appris cela par un article publié dans la revue du Centre des Hautes Etudes de l’Armement, en 1993. Cet article expliquait que nous vendions des AMX30 dont les obus étaient à uranium appauvri, ce qui était présenté comme un atout supplémentaire. A cette époque, le sentiment qui prévalait au Centre des Hautes Etudes de l’Armement, et par conséquent au sein de la collectivité militaire, était qu’il s’agissait d’une arme efficace et qu’il n’y avait aucune raison de s’en priver.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, croyez-vous possible que les hauts responsables de l’Etat-major des Armées, à Paris comme sur le terrain, n’aient pas été mis au courant, par leurs homologues américains, que les forces américaines allaient utiliser, dans le Golfe, des armes à uranium appauvri, notamment pour des tirs d’appui aérien ?

Général Pierre-Marie Gallois : J’ai toujours milité pour l’indépendance de mon pays. Or depuis quelques années nous mettons nos forces à la disposition de commandements étrangers dans des opérations dont je ne comprends pas en quoi elles relèvent de l’intérêt national. Nous avons fait la guerre en Irak ; je n’ai pas compris pourquoi, puisqu’il s’agit du pays arabe le plus proche de nous : un pays laïque, qui se voulait progressiste.

Au fond, Saddam Hussein, qui est un personnage certainement peu recommandable, a tout de même été pris dans un traquenard. Il suffit de se rappeler les injures dont il a fait l’objet et ce que M. John Kelly, adjoint au Secrétaire d’Etat pour le Proche-Orient, a déclaré le 31 juillet 1991, deux jours avant l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes : « Si d’aventure l’Irak attaquait le Koweït et les Emirats Arabes Unis, l’Amérique n’aurait pas à intervenir ». Sachant que les Américains étaient anticolonialistes et que le Koweït était une création du colonialisme britannique, Saddam Hussein avait donc tendance à penser que les Etats-Unis ne s’opposeraient pas à ses visées. Cela ne me regarde pas, mais j’ai trouvé ce procédé étrange.

Pour en revenir à votre question, il faut se rappeler que les troupes françaises étaient sous commandement opérationnel américain. J’ai servi à l’OTAN pendant cinq ou six ans, au temps heureux où l’Allemagne n’était pas une superpuissance et où nous étions les principaux alliés des Etats-Unis en Europe continentale, c’est-à-dire entre 1952 et 1958. Nous étions tous émerveillés par l’ordre, l’organisation, les moyens, le gigantisme militaire des américains, et nous leur faisions entièrement confiance. Je crois que ce sentiment a perduré par la suite. Nos troupes ont été mises, lors de la guerre du Golfe, à leur disposition ; les soldats américains sont arrivés avec des moyens gigantesques - leur affrontement avec la Russie pendant 40 ans en avait fait une Nation en état de guerre permanent - et une conception de la guerre très étudiée. Je pense qu’existait encore, à ce moment là, ce sentiment d’admiration envers l’armée américaine. Nos soldats et le commandement français leur ont donc fait entièrement confiance.

Par ailleurs, il y a eu un phénomène marquant : le corps expéditionnaire français a d’abord été placé sous commandement de l’Arabie Saoudite et du Prince-Sultan, les Américains se réservant, avec les Anglais, le centre de la bataille. En décembre 1990, je me suis rendu sur place, pour rencontrer le Général Schwarzkopf qui m’a fait un briefing sur le déroulement de cette future guerre. Lorsque je lui ai parlé des pertes humaines que cette guerre allait inévitablement causer, il m’a répondu que politiquement il ne pouvait pas se permettre de perdre des hommes : j’ai découvert à ce moment-là la notion de « zéro perte ». Les armes qu’il redoutait le plus étaient les missiles balistiques à courte portée, les Scud. Et en effet, les alliés n’ont jamais pu, tout au long des hostilités, les détruire.

Mais, lorsqu’il s’est aperçu que j’étais Français à mon accent, il m’a tenu les propos suivants : « Je veux vous rassurer. Votre équipement est léger, aussi vous ne serez pas engagés directement face à la Garde républicaine. J’ai donné l’ordre aux forces françaises de procéder à un grand mouvement enveloppant vers l’ouest, à 200 kilomètres des combats ». Il pensait me faire plaisir en disant cela, alors que le choc a été dur ! De tels propos m’ont fait mal.

Je vous dis tout cela car, quand les forces françaises sont passées du commandement arabe au commandement américain, je pense que nos hommes ont été soulagés. Je crois que le commandement français n’a pas cherché à discuter les ordres des Américains qui étaient si bien préparés, avec des inventions stratégiques extraordinaires.

Imaginez la carte de ce pays - les Généraux français ont pu constater cela sur place - et un polyèdre dont le sol est constitué par l’Arabie Saoudite et dont le sommet se trouve à 36 600 kilomètres d’altitude - à hauteur des satellites de surveillance américains : dans ce gigantesque volume, pendant les deux premiers jours de la guerre, un ballet d’électrons a assourdi, assommé, divisé, étouffé toute l’armée irakienne. La guerre a été gagnée le deuxième jour, car les communications irakiennes n’existaient plus : les éléments irakiens avaient été séparés de leur commandement. Cette guerre électronique avait été admirablement préparée. Par ailleurs, les avions furtifs F117, déjouant les radars, pénétraient presque jusqu’à Bagdad sans être détectés.

Comment, ensuite, aller reprocher aux Américains l’ogive à uranium appauvri qu’ils mettaient sur leurs obus ? Nous avons tous considéré ces armes comme des armes de guerre normales, et nous ne nous sommes pas un instant inquiétés des conséquences éventuelles, pensant que eux, qui prévoyaient tout, l’avaient fait.

M. Charles Cova, Vice-président : Les responsables français étaient donc au courant ?

Général Pierre-Marie Gallois : Oui, ils devaient l’être. Nous savions que l’uranium appauvri avait un pouvoir de forte pénétration et incendiaire ; il s’agissait donc d’une arme redoutable. Cette arme est perfide, car vous pouvez prendre un morceau d’uranium appauvri dans la main, il ne se passera rien. Nous sommes habitués, avec Hiroshima et Nagasaki, à nous prémunir contre les rayonnements externes, or là il n’y en a pas. Il n’y a de rayonnements à long terme que par ingestion de poussières ; or nous n’avions absolument pas d’expérience en ce genre de choses.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous avons auditionné les Généraux Schmitt et Roquejeoffre à ce sujet. Or si le Général Schmitt dit avoir été mis au courant du fait que les Américains utilisaient de l’uranium appauvri, le Général Roquejeoffre - ainsi que le Général Janvier, d’ailleurs - affirme quant à lui qu’il ne l’était pas. Cela nous étonne, car ces Généraux étaient présents sur le théâtre des opérations et ont vu à la fois les armes et les résultats des bombardements - vous avez parlé de véhicules totalement carbonisés. Comment ces Généraux peuvent-ils nous soutenir qu’ils n’étaient pas au courant de l’utilisation par les Américains d’obus à uranium appauvri ? En votre qualité d’ancien officier supérieur, cela vous semble-t-il plausible ?

Général Pierre-Marie Gallois : Tout dépend des fonctions que ces Généraux ont occupées auparavant. Si avant d’être affectés dans le Golfe, ils commandaient, par exemple, une région, avec un travail purement administratif, il est bien évident que la technicité n’était pas leur lot. Le Général Schmitt, ayant sans doute exercé des fonctions plus proches des questions techniques, a normalement été mis au courant par ses adjoints ; pour le reste, je ne connais pas les antécédents des deux autres Généraux dont vous avez parlé. Ayant certainement accompli des tâches essentiellement administratives à l’Etat-major des Armées, ils n’ont pu que s’émerveiller devant les résultats des frappes américaines sans nécessairement s’interroger sur les armes employées.

M. André Vauchez : Mon Général, vous avez dit que ces armes contenant de l’uranium appauvri ajoutent à la mort instantanée une mort lente, et qu’elles pouvaient s’apparenter aux armes chimiques. Pensez-vous que, dans un avenir proche, ces armes seront interdites par le Protocole de Genève signé le 17 juin 1925 et la Convention de Paris signée le 13 janvier 1993 ?

Général Pierre-Marie Gallois : L’uranium appauvri est un métal lourd, et tous les métaux lourds ont des effets chimiques ; j’ai cité tout à l’heure l’exemple du plomb et de la céruse. Cependant, ces effets chimiques ne paraissent être de caractère occasionnel : il faut vraiment, au moment de l’impact sur le char, se trouver à proximité pour risquer d’inhaler des poussières qui, étant plus lourdes que l’air, retombent ensuite dans le sol. Il s’agit donc de circonstances particulières auxquelles les militaires n’ont pas prêté attention, car, je le répète, les armes sont faites pour tuer. Que l’on meure tout de suite ou plus tard, il s’agit toujours des horreurs de la guerre. Ce sont la guerre et les armes qu’il convient de supprimer !

Je comprends l’intérêt que mes collègues ont trouvé dans l’uranium appauvri : il s’agit d’un métal bon marché, inflammable et pouvant pénétrer le blindage des chars d’assaut. Il s’agit d’une arme extraordinairement efficace. Alors que les Américains ont tué 60 000 ou 80 000 Irakiens, ils n’ont perdu que 146 hommes, dont certains ont été tués au cours de combats fratricides : leurs avions ont mitraillé des chars américains. Les soldats de ces chars étaient donc aux premières loges, quand ils ne sont pas morts sur le coup, pour respirer des poussières radioactives ; en effet, par la suite, une fois dans le sol, ces poussières ne sont plus nocives pour les combattants. Reste la future « chaîne alimentaire ».

La grande équivoque, dans cette affaire, réside dans la comparaison entre, d’une part, les effets de l’irradiation d’Hiroshima et de Nagasaki, avec des rayons bêta, gamma émis par l’explosion de la bombe atomique à 600 mètres de haut, brûlant le corps des individus et induisant une mort instantanée, et, d’autre part, les conséquences de l’inhalation par des soldats de poussières d’uranium appauvri invisibles, inattendues, qui produisent des effets au bout de plusieurs années. Dans ce dernier cas, la détérioration de l’organisme humain se fait très lentement, car chaque micron de poussières radioactives émet une radioactivité extrêmement faible ; en outre, elle est cumulative, par conséquent l’ADN en souffre, et des malformations de naissance sont donc possibles.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, je vous poserai deux questions. La première concerne la composition isotopique des armes à uranium appauvri. Vous avez indiqué dans votre propos liminaire, que l’uranium appauvri utilisé pouvait être de l’uranium issu des centrales nucléaires, et qu’il n’était pas exclu qu’un certain nombre d’autres métaux, dont le plutonium, puissent faire partie de la composition de ces armes. Nous possédons la composition isotopique des armes françaises à uranium appauvri : elles ne comportent pas de plutonium. Par conséquent, sur quelles études et quels documents vous fondez-vous pour avancer que l’uranium appauvri utilisé pour la composition des obus-flèches américains aurait pu être de l’uranium provenant de centrales nucléaires ou de l’uranium retraité ?

Ma seconde question concerne les aspects épidémiologiques. Vous avez indiqué que l’inhalation de particules d’uranium appauvri pouvait avoir des conséquences biologiques et être la cause de malformations chez les personnes concernées. Quelles sont les études épidémiologiques, portées à votre connaissance, qui permettraient assurément de déterminer le lien qui peut exister entre l’inhalation de quelques particules à uranium appauvri et le développement de pathologies particulières ? Nous sommes en effet amenés à examiner les conditions dans lesquelles des militaires français auraient pu se trouver exposés à des risques particuliers sur le théâtre des opérations, mais nous n’avons pas la possibilité de conduire des développements épidémiologiques ; c’est le groupe d’experts indépendants, mis en place par la Secrétaire d’Etat à la Santé et le Ministre de la Défense et présidé par le Professeur Salamon, qui est en charge de ce travail.

Général Pierre-Marie Gallois : S’agissant de l’uranium appauvri, je n’ai émis qu’une hypothèse, car nous ne pouvons pas être sûrs à 100 % que toutes les centrales nucléaires qui ont fourni les déchets les aient appauvris au même degré ; la probabilité mathématique que cela se soit réalisé me paraît douteuse. Je lis depuis un certain temps toute une littérature sur ces questions et un grand nombre d’idées germent de part et d’autre. Par exemple, un spécialiste a avancé l’hypothèse selon laquelle les pointes des ogives à uranium appauvri auraient été enrobées de béryllium, de manière à limiter l’échauffement du projectile à une vitesse de 2 000 mètres par seconde et, ainsi, à éviter qu’il ne s’enflamme avant de pénétrer dans le char. Or le béryllium est hautement radioactif.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, s’agissant de la composition des armes à uranium appauvri - sujet très important pour nous -, nous avons demandé la composition isotopique des obus-flèches français utilisés par nos armées. Il nous manque les résultats de trois lots, mais l’ensemble des analyses auxquelles il a été procédé montre qu’il n’y a pas de produits du type plutonium ou autres. Par ailleurs, nous savons aussi que de l’uranium appauvri a été importé des Etats-Unis en vue de la fabrication de nos armes. Il a été procédé à l’analyse de cet uranium importé, et là aussi la composition isotopique confirme les résultats des tests réalisés sur sept des dix lots d’obus-flèches français. Nous attendons le résultat des trois lots restants pour pouvoir, s’agissant des armes françaises, avoir une conviction définitive.

En ce qui concerne les articles écrits ici ou là à ce sujet, bien entendu, nous les prenons comme des éléments de réflexion intéressants pour approfondir nos investigations, mais nous ne pouvons en aucun cas, compte tenu de la volonté de rigueur qui préside à nos travaux, considérer ces écrits comme plus forts que ce que les analyses isotopiques des obus-flèches nous révèlent !

Général Pierre-Marie Gallois : Ces analyses mettraient donc hors de cause les obus-flèches français, mais sont-elles valables pour les quelque 300 tonnes d’uranium appauvri qui ont été lancées sur l’Irak et les dix à quinze tonnes lancées sur les Balkans par les A10 américains ?

J’ai été surpris d’apprendre que bien que nous ayons un grand nombre de centrales nucléaires en fonctionnement en France, nous achetions de l’uranium appauvri aux Etats-Unis. Je ne pas comprends pourquoi. J’ai d’abord pensé que l’on agissait ainsi par un souci de pureté ; je suppose que les examens qui ont été réalisés confirment cette analyse.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Tout à fait. Trois lots d’obus-flèches français n’ont pas encore été examinés, mais pour l’instant cette analyse est en effet confirmée.

Général Pierre-Marie Gallois : S’agissant de votre seconde question, c’est également une affaire de littérature médicale. Evidemment, seuls des médecins spécialisés sont qualifiés pour avoir un avis.

Tout le monde sait qu’un certain nombre de Röntgen équivalent homme (REM, selon la terminologie anglo-saxonne) a des effets qui commencent par des nausées et qui finissent par entraîner la mort. Tout le monde sait aussi qu’un micron de poussière radioactive d’uranium appauvri produit 5 400 REM/an et que son action prolongée dans l’organisme a des effets dévastateurs. Tous les médecins qualifiés dans ce domaine vous le diront ; nous avons en France un service de radiologie, un service de protection contre les armes chimiques, contre les armes NBC. Ces services devraient pouvoir vous répondre de façon tout à fait documentée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. le Président, je souhaite vous apporter deux informations. D’une part, une étude qui a été menée par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) sur les obus américains, à la suite de prélèvements effectués au Kosovo, confirme qu’effectivement il y avait des traces d’uranium provenant de combustibles usés des Etats-Unis ; des radioéléments, tels que l’américium 241 et le plutonium, ont été mis en évidence. Nous devons donc demander au PNUE la confirmation que des obus américains contenaient bien des radioéléments prouvant qu’il incorporaient bien des combustibles usés.

D’autre part, en ce qui concerne les risques, nous avons reçu la semaine dernière le Professeur Salamon et le Docteur Béhar qui nous ont apporté des informations sur la toxicité du plutonium. Des études épidémiologiques ont été réalisées, notamment sur les travailleurs du secteur nucléaire qui respirent, en cas d’incidents, des poussières contenant des particules d’uranium. Les risques sont connus : il existe des risques fonctionnels touchant le rein et les poumons, et des risques à long terme touchant également les os. La question qui se pose est la suivante : cela peut-il occasionner une leucémie ? Nous ne pouvons pas y répondre pour l’instant ; nous n’avons pas assez de recul. Je note, par ailleurs, que la littérature médicale évoque des risques de malformations.

Mon Général, vous semble-t-il judicieux que notre mission aille en Irak, pour se rendre compte non seulement de la situation géographique dans laquelle s’est déroulée cette guerre, mais également de l’état de la population civile ?

Général Pierre-Marie Gallois : Certainement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Que pensez-vous de l’argument consistant à dire que l’Irak n’est pas un pays démocratique et que nous allons être manipulés par Saddam Hussein ? N’estimez-vous pas que nous pourrions rencontrer des personnes non inféodées au pouvoir et que nous serions en mesure de nous forger notre propre opinion ?

Général Pierre-Marie Gallois : Je pense que vous rencontreriez un certain nombre de médecins qui, à mon grand étonnement, sont très occidentalisés. Ils ont été envoyés à l’étranger par Saddam Hussein dans les années soixante-dix ; ceux que j’ai vus avaient été formés en Grande-Bretagne. Ils ne portent pas forcément Saddam Hussein dans leur c_ur et je pense que vous pourrez obtenir d’eux des renseignements assez proches de la vérité. Et puis vous verrez !

Nous avons eu le même problème au Vietnam avec l’agent orange qui contenait de la dioxine et a détruit l’écosystème : les hospices sont remplis d’enfants nés avec une malformation parce que nous avons voulu jouer les apprentis sorciers dans le seul but d’éliminer les feuillages afin que les Viêt-minh ne se cachent pas dans la nature.

En Irak, vous devriez procéder à des examens de radioactivité du sol et vous rendre dans les hôpitaux pour voir les enfants.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Rivasi, je voudrais revenir sur les trois points que vous avez évoqués. Soit nous disposons du document du PNUE et il convient alors de le joindre à ceux de la mission et l’on considère qu’il s’agit d’un élément à porter aux annexes du rapport et à prendre en compte, soit nous ne l’avons pas et dans ce cas nous ne pouvons pas en parler.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il a été publié dans « le Monde » et on peut le trouver sur Internet.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous devons examiner cette question de très près, car nous ne pouvons pas nous contenter d’approximations. Soit ce document existe et nous prendrons en considération les éléments qu’il contient, soit il n’est pas accessible, auquel cas je vois mal comment on peut en faire état. Nous allons effectuer des vérifications à ce sujet, car c’est comme cela que l’on travaille au sein de la Commission de la Défense.

Deuxième point, en ce qui concerne les aspects épidémiologiques, si le Professeur Salamon travaille depuis plusieurs mois sur ces questions, c’est précisément, parce qu’il n’a pas de réponse claire au problème qui se pose !

Enfin, en ce qui concerne la nécessité de nous rendre ou pas en Irak, je voudrais rappeler aux membres de la mission, devant la presse parce qu’il n’y a pas de secret sur ce point, qu’il s’agit d’une question qui est interne à la mission d’information et à la Commission de la Défense. La Commission de la Défense n’a pas pour tradition d’aller vérifier que les décisions qu’elle a prises en son sein sont bien du goût de ceux qu’elle auditionne. Par conséquent, nous aborderons ce type de questions au sein de la mission d’information et de la Commission de la Défense, selon les modalités qui ont été définies à l’unanimité par les membres de la mission.

Mon Général, je vous remercie des appréciations que vous avez bien voulu nous donner sur ce sujet et de votre témoignage. Nous aurons certainement l’occasion de vous auditionner à nouveau sur le problème des Balkans.


Source : Assemblée nationale (France)