(jeudi 21 décembre 2000)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Avant d’ouvrir les débats, je souhaiterais apporter quelques indications. Tout d’abord, je voudrais vous confirmer la volonté de l’ensemble des membres de la Mission d’information, contrairement à ce qui s’était passé lors de la Mission d’information sur le Rwanda, que toutes les auditions soient ouvertes à la presse. Il pourra y avoir une ou deux exceptions si la personnalité auditionnée en fait la demande expresse. Toutefois, dans le cadre de tous les contacts que nous avons déjà établis, en particulier avec des militaires, personne n’a encore demandé le huis clos.

Chacun gardera son rôle, c’est-à-dire d’un côté, les députés, membres de la Mission d’information, qui posent les questions, et de l’autre, les journalistes. Je me garderai bien, ancien journaliste et toujours journaliste dans l’âme, de faire le moindre commentaire sur tel ou tel article paru. Je ferai simplement remarquer, par rapport à la Mission Rwanda à laquelle j’ai participé, que nous avions constaté deux tonalités : une première pendant le déroulement de la mission qui était très différente de celle constatée lors de la publication du rapport final, lequel a été quasiment unanimement apprécié.

Par ailleurs, je confirme que nous avons obtenu la confirmation absolue, de la part du Président de la République et du Gouvernement - essentiellement les ministères de la Défense et des Affaires étrangères - d’auditionner toutes les personnalités que nous souhaitons. Il était logique que nous nous adressions, face à un passé qui ne remonte qu’aux années 1994-95, aux autorités dont dépendent les militaires, et à l’autorité présidentielle en particulier, pour leur exprimer notre intention et notre volonté d’entendre tous ceux qui sont nécessaires à l’établissement de la vérité sur ces événements. J’ajoute pour votre information, que si certaines personnes refusent de se présenter à notre convocation, s’agissant d’une Mission d’information, elles peuvent être poursuivies et encourent des sanctions pénales. Il y a obligation, dans le Règlement de l’Assemblée nationale, de se soumettre à une telle convocation. Nous n’avons là-dessus aucune crainte - que mes paroles ne soient pas mal interprétées mais il vaut mieux le savoir avant.

En troisième lieu, et c’est là que je ne voudrais pas qu’il y ait de mauvaises interprétations, je vous informe que l’audition du général Jean Cot est reportée au 25 janvier. Je tiens à affirmer de manière très nette que le général Cot n’y est strictement pour rien. Il m’a encore téléphoné ce matin pour me dire combien il était désolé de ce contretemps. En fait, le général Cot étant sous statut de l’ONU, il lui est nécessaire d’avoir une sorte de levée d’immunité par l’ONU. L’autorisation de l’ONU, qui a été demandée par le ministère de la Défense, ne nous est pas encore parvenue : l’ONU ayant une capacité de réponse qui n’est pas immédiate, elle n’a pas encore donné ce feu vert. N’y voyez aucun retard tactique ou stratégique.

Nous entendrons ce matin M. Gilles Hertzog, cinéaste, reporter et écrivain. Vous êtes l’auteur d’un film Srebrenica, Une chute sur ordonnance dont la cassette est à la disposition de chacun des membres de la Mission d’information.

M. Gilles Hertzog : Je voudrais préciser que je n’ai été cinéaste que d’occasion pour faire ce film, qui a été réalisé par Yves Billy. Je suis moi-même éditeur de métier. J’ai fait ce film, ainsi que le précédent Bosna avec Bernard-Henri Lévy, car j’adhérais et défendais la cause bosniaque et non pour des raisons professionnelles. Ce film, Une chute sur ordonnance, s’attache exclusivement aux six jours de la chute. Je voudrais, à la différence de mon prédécesseur, l’amiral Jacques Lanxade, qui a fait une présentation générale qui manquait parfois de précision, me centrer presque exclusivement sur la chute proprement dite.

La chute de Srebrenica a soulevé une émotion intense. Dans le feu de cette émotion, devant la tragédie qui s’en est suivi, c’est-à-dire les massacres et la dimension incompréhensible de la chute d’une zone de sécurité protégée par la FORPRONU, un certain nombre de personnes que je connais et respecte ont parlé de trahison, de chute programmée. Tel n’est pas mon sentiment. Jusqu’à preuve du contraire, selon l’enquête que j’ai pu faire, il n’y a pas eu trahison. On en a accusé un bouc émissaire tout trouvé, le général Bernard Janvier, - il est vrai que, dans une certaine mesure, il s’y prête - et au-dessus de lui, certains ont même mis en cause le Président Jacques Chirac, ce que je récuse absolument. Il n’y a pas eu trahison, mais certainement abandon et démission.

Votre Mission d’information examinant l’aspect français de cette affaire, j’écarterai d’emblée les responsables étrangers. Je les mentionnerai juste, à commencer par M. Yasushi Akashi, le représentant personnel en ex-Yougoslavie du Secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros-Ghali, qui était, aux côtés du général Janvier, le responsable politique et qui a souvent été qualifié de " peacenik ". Il _uvrait depuis trente ans dans les divers organismes de l’ONU. Il arrivait du Cambodge. Sa responsabilité est grande, de même que celle de Boutros Boutros-Ghali. Il convient de se poser la question de la responsabilité directe ou indirecte, car tous deux étaient les fondés de pouvoir du Conseil de sécurité des Nations unies dont ils appliquaient la politique de sécurité. Au Conseil de sécurité, les deux nations chefs de file étaient la France et la Grande-Bretagne. Les Américains n’ayant pas de troupes au sol, ils avaient une position assez offensive et soutenaient la cause bosniaque.

A cette époque, la France et la Grande-Bretagne avaient, depuis quatre ans, soit le début du conflit en 1991, des positions non interventionnistes, modérées, neutralistes, de maintien de la paix et non de rétablissement de la paix. Or, le Président Chirac, qui venait de prendre ses fonctions depuis quelques semaines, avait une attitude beaucoup plus interventionniste, ce qui est tout à son honneur. A peine entré en fonction, il s’était trouvé brutalement confronté à l’affaire des otages en majorité français et à l’affront serbe. Il avait alors qualifié les Serbes de terroristes. Hélas, l’appareil militaire français, à Paris comme sur le terrain, - à l’exception du général Morillon qui avait d’ailleurs été rappelé après avoir, de son propre fait, institué Srebrenica en zone de sécurité, et du général Cot qui rua courageusement dans les brancards - continuait à être à l’heure mitterrandienne. Il était neutre, voire, pour certains de ses membres, pro-Serbe, renvoyait les belligérants dos à dos, suspectait les Bosniaques de mauvais coups pour forcer la main de la FORPRONU et intervenir à leurs côtés. Cet appareil militaire français n’était rien moins, à Paris comme sur le terrain, sauf exception, qu’interventionniste. Qu’allait-on faire dans cette " galère " bosniaque où tous les chats sont gris, ces Balkans aux vendettas ethniques séculaires, où nul intérêt français n’était en jeu ? La préoccupation première de cet appareil militaire n’était pas, a priori, l’application du mandat de la FORPRONU, à savoir préserver les populations civiles et maintenir la paix, mais surtout préserver nos hommes et le précieux matériel. En ce qui concerne la France, c’est dans ce contexte que va se produire la chute de Srebrenica : un Président courageux face à un appareil militaire attentiste.

Si la chute de Srebrenica est le fruit de cette longue politique d’attentisme, de non-intervention, de politique humanitaire, le point abyssal d’une certaine attitude politique de la communauté internationale, notamment de la France et de la Grande-Bretagne - car ce sont elles qui ont mené le jeu jusqu’à l’entrée en scène des Américains avant Dayton -, elle s’est néanmoins jouée en quelques jours. Mon sentiment, et j’ai recueilli de nombreux témoignages de militaires en ce sens, c’est que Srebrenica n’aurait jamais dû tomber. Je m’inscris en faux contre ce qu’a dit l’amiral Jacques Lanxade à la séance précédente. Je ne suis pas un spécialiste des affaires militaires, mais les militaires ont toujours beau jeu d’avancer des données techniques, des contraintes propres à leur science, à leur métier. Ce qui a fait défaut à Srebrenica, ce ne sont pas les moyens militaires, mais la volonté humaine et politique de sauver la ville.

L’attaque de la ville proprement dite a duré six jours. Les soldats serbes étaient au nombre de 1 500 à 1 800, équipés d’une vingtaine de vieux chars T54 et d’une poignée de canons lourds. Ce n’était pas du tout une formidable armée. Deux batteries de missiles anti-aériens (SAM) avaient été détectées, mais un seul SAM a été lancé au cours des deux raids du 11 juillet. La FORPRONU comprenait, elle, entre 30 000 et 35 000 hommes. En septembre 1995, deux mois plus tard, l’OTAN, sans disposer de plus d’avions et d’hommes, parviendra à amener les Serbes à la raison, sur tout le territoire de la Bosnie. Il est difficile de concevoir que ce qui a été probant sur toute la Bosnie ne pouvait l’être sur Srebrenica, une toute petite enclave, deux mois plus tôt. Le général Cot m’a indiqué que les Néerlandais ne s’étaient pas battus depuis 1945. Quatre cents soldats français ou anglais de la Légion, des parachutistes ou des fusiliers marins, auraient repoussé et contenu les Serbes. D’ailleurs, comme cela a été observé durant toute cette guerre, dès que les Serbes sentaient une résistance, une attitude forte en face d’eux, ils reculaient ou suspendaient immédiatement leurs opérations. Il n’aurait pas été difficile de tenir en respect quelques centaines d’assez mauvais soldats. Pour preuve, la seule contre-offensive bosniaque, sur la route du Sud, le 8 juillet, a semé provisoirement la débandade chez les Serbes avant que l’artillerie serbe ne pilonne les Bosniaques.

En ce qui concerne les avions, on retrouve la même attitude, avec d’autres arguments, de la part de l’amiral Lanxade ou du général Janvier. Ce dernier, que j’ai longuement rencontré, m’a dit que, pour franchir les soixante-dix kilomètres qui séparent la zone bosniaque où étaient stationnées les forces de la FORPRONU de Srebrenica afin d’y apporter des renforts et de soutenir les Néerlandais, une division blindée entière, soit 10 000 hommes, aurait été nécessaire afin de neutraliser toutes les pièces d’artillerie et toutes les forces hostiles sur dix kilomètres de part et d’autre de cette route éventuellement minée. Cela m’a paru gigantesque. Ce sont les arguments que les militaires, à certaines occasions, utilisent pour démontrer qu’on ne peut rien faire. Toutefois, lorsque j’ai interrogé, sur le terrain, des officiers de cavalerie blindée français, ils m’ont dit qu’avec un régiment, voire 500 hommes déterminés qui auraient reçu les ordres en conséquence, ils auraient pu rejoindre Srebrenica et dissuader toute attaque des Serbes.

J’en viens maintenant aux acteurs.

Le général Bernard Janvier, que j’ai rencontré longuement, est un homme tout à fait respectable. Il a été très choqué de ce qui est arrivé par la suite et des conséquences de son action ou son inaction. Il en porte douloureusement le poids moral. C’est un officier qui avait très brillamment dirigé la division Daguet dans le Golfe, mais il se trouve que, sur le terrain en Bosnie, il fut un très mauvais général et sa responsabilité est très lourde. On a parlé, à son sujet, de trahison, mais je m’élève contre cela. Un journaliste allemand a dit qu’il aurait reçu, la veille de la chute de Srebrenica, un coup de téléphone du Président Chirac lui ordonnant de ne rien faire, de ne pas requérir l’aviation, etc. C’est, à mon sens, totalement absurde et passablement scandaleux. Il ne s’agit pas de quelque trahison que ce soit, mais en revanche d’incompétence, d’irrésolution, de parti pris et de multiples erreurs de jugement. Je soulignerai quatre points en ce qui concerne l’attitude du général Janvier :

 en premier lieu, il se méfiait des Bosniaques. Je le cite : " Ils veulent nous entraîner dans leur guerre contre les Serbes " ;

 en deuxième lieu, il faisait plutôt confiance aux Serbes. Lors de son fameux entretien du 9 juin à Split avec le général Rupert Smith et M. Yasushi Akashi lors duquel le général Smith prône une attitude offensive contre les Serbes en disant qu’ils vont prendre des enclaves de l’Est, le général Janvier prononcera des phrases qui, rétrospectivement, sonnent très lourd : " Nous n’aurons jamais la possibilité de combattre et d’imposer notre volonté aux Serbes. Une fois encore, les Serbes sont dans une position politique très favorable et ne prendront pour rien au monde le risque de la compromettre. Il est clair que nous ne pouvons imposer une solution par la force telle qu’un couloir par exemple. La seule façon est de passer par la négociation politique ". Il ajoute que " le droit des Serbes à créer un Etat indépendant devrait être reconnu " et que " les sanctions économiques de l’ONU devraient être levées ". Il existe un penchant assez net du général Janvier en ce sens ;

 en troisième lieu, il ne cessait de proclamer l’indéfendabilité des enclaves. Il était allé à New York devant le Conseil de sécurité, le 29 mai, pour déclarer que les enclaves étaient indéfendables, qu’il fallait donc s’en retirer, à moins qu’on lui donne les 35 000 hommes nécessaires, au lieu des 7 000 présents dans les enclaves. Je le cite : " Ecartons-nous des endroits où tombe la foudre ". Il avait ajouté : " La seule arme capable de défendre les enclaves, c’est l’arme aérienne, la dissuasion aérienne " ;

 en dernier lieu, bien qu’il ait affirmé cela le 29 mai devant le Conseil de sécurité, à huis clos, il ne croyait pas à l’efficacité de l’arme aérienne. Jusqu’au dernier moment, il se refusera, malgré les six demandes en six jours du colonel Thomas Karremans à Srebrenica, à envoyer les avions. Il ne les enverra que le 11 juillet à 12 heures. L’enclave tombera à 16 heures.

Le général Janvier est venu à Paris le 8 juillet 1995. Il me l’a dit lui-même, et cela m’a été confirmé par M. Jean-Claude Mallet du Secrétariat général de la Défense nationale. Il a rencontré, à cette occasion, selon ses propres notes, le Ministre de la Défense, M. Charles Millon, l’amiral Lanxade et selon Bruno Racine, le Premier ministre, M. Alain Juppé. Il était venu à Paris pour parler non pas de Srebrenica, qui était déjà attaquée, mais de la Force de réaction rapide. En effet, il voyait dans cette force, instituée par Jacques Chirac en réponse à la prise d’otages par les Serbes de nos Casques bleus, une force qui échappait à son contrôle. Dépendrait-elle de la FORPRONU, de l’OTAN, ou serait-elle franco-hollando-britannique et aurait-il le contrôle sur elle ? Il était assez inquiet, d’autant que l’amiral Lanxade avait dit que cette force, qui était sur le point d’être opérationnelle, pourrait contribuer à ouvrir des couloirs vers les enclaves. Il conviendra peut-être de demander à tous ceux que votre Mission d’information auditionnera le contenu des échanges entre le général Janvier et ses interlocuteurs. Le lendemain, il a quitté Paris pour Genève.

Je fais un retour en arrière. Le général Janvier avait rencontré le général Ratko Mladic à Zvornic, le 4 juin 1995, pour la libération des otages. Le New York Times et d’autres grands journaux se sont demandé s’il n’y avait pas eu une négociation : la libération des otages contre l’assurance qu’il n’y aurait plus de raids. Tout cela a été démenti par le général Janvier lui-même et d’autres encore, mais ce point reste néanmoins à préciser.

Quant à son action directe sur la chute de Srebrenica, je vous renverrai à un livre, Le grand massacre Srebrenica - juillet 1995, écrit par un journaliste américain, David Rohde, lauréat du prix Pulitzer. C’est lui qui a découvert les charniers au mois d’août 1995 et qui a ensuite mené cette grande enquête. Il raconte en détail la fameuse réunion qui se tient à Zagreb le 10 juillet au soir, quand l’enclave est très directement menacée. Les Serbes sont à 800 mètres de Srebrenica, les Néerlandais ont institué 4 positions de blocage sur lesquelles les Serbes tirent alors que, pour la cinquième fois, le colonel Karremans demande un soutien rapproché au sol pour la protection des Casques bleus néerlandais qui sont attaqués. Cette grande réunion, dont on a le compte rendu en détail, réunit tout l’état-major de la FORPRONU. Parmi les participants se trouvent des officiers de liaison avec l’OTAN, des officiers français, américains et néerlandais. Le général néerlandais Ton Kolsteren a déjà pris contact avec La Haye pour savoir si son Gouvernement accepte les raids aériens et s’il est prêt à mettre en péril la vie des 30 otages néerlandais détenus par les Serbes, Mladic ayant menacé, en cas de raids, de les exécuter. A Srebrenica, plusieurs des positions néerlandaises sont tombées les jours précédents. Le colonel Karremans présent à Srebrenica, ne cesse d’appeler tous les quarts d’heure. La Haye donne néanmoins son feu vert au général Kolsteren pour le lancement de raids aériens. Toutefois, malgré ces pressions et l’accord quasi-unanime de cet état-major réuni par le général Janvier, ce dernier ne se résoudra pas à envoyer les avions et suspendra les raids jusqu’au lendemain matin, le 11 juillet. A aucun moment, le général Janvier n’envisagera de raids aériens, jusqu’à cette date. Un des participants à la réunion a raconté la scène en détail. Cette réunion est également marquée par la fameuse absence du général Janvier qui s’isole dans une pièce et a une conversation en français pendant quarante-cinq minutes. C’est là que les gloses se sont donné libre cours. Aurait-il appelé Paris pour prendre ses ordres ? Qui a-t-il appelé ? Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu avoir eu cette conversation avec le général Gobilliard à Sarajevo. A ses côtés était son assistant, le colonel Thierry Moné.

En ce qui concerne le général Janvier, j’ajouterai simplement que M. Yasushi Akashi précise lui-même - ce sont ses propres mots - que le général Janvier " souffrait le martyre " à l’idée de déclencher l’appui aérien au sol. Le général Janvier, jusqu’au dernier moment, lui confia qu’il ne voyait pas quel serait l’intérêt des Serbes à prendre l’enclave. Jusqu’au bout, il persistera à croire aux assurances du général serbe Dravko Tolimir, selon lesquelles l’objectif serbe était non pas de prendre l’enclave, mais de la neutraliser afin qu’elle ne serve plus de base de départ aux attaques bosniaques dans les alentours.

Je m’attacherai maintenant à évoquer le rôle et l’attitude de l’amiral Jacques Lanxade avant de passer au général Christian Quesnot qui, à mon sens, est celui qui a sauvé l’honneur dans cette affaire. L’amiral Lanxade, que j’ai rencontré et qui a d’ailleurs apporté son témoignage dans le film, était le chef d’état-major nommé pendant la présidence de François Mitterrand, lequel avait dit qu’on ne ferait jamais la guerre aux Serbes. Beaucoup le qualifient de très politique, de diplomate. Le Président Chirac et l’amiral Lanxade se sont trouvés en opposition à deux reprises. La première est survenue après la crise des otages, lorsque le Président Chirac s’est indigné qu’on ait pu laisser nos hommes dans ces positions et que les Serbes aient pu s’en emparer si facilement. Sa colère était si grande que l’amiral Lanxade proposera sa démission le 26 mai. La seconde sortie du Président Chirac a lieu le 11 juillet, jour de la chute de Srebrenica, lors du sommet franco-allemand à Strasbourg avec le Chancelier Helmut Kohl. En public, le Président Chirac tance les militaires, s’étonne, déclarant que, s’ils ne font pas leur travail, il faut le donner à faire aux civils, tout cela en présence de l’amiral Lanxade. Celui-ci d’ailleurs se retirera de ses fonctions au moment de l’attaque aérienne et terrestre de septembre qui amènera les Serbes à la raison.

L’amiral Lanxade a déclaré, lors de son audition, que Srebrenica aurait pu être sauvée un an plus tôt alors qu’elle n’était pas encore attaquée, mais pas un an plus tard, au moment même où elle l’était. Je n’ai pas bien saisi la logique de cette remarque. Les effectifs étaient les mêmes. Le bataillon canadien avait été remplacé par un bataillon néerlandais. La situation n’avait pas beaucoup évolué, même si ce dernier manquait de munitions, devenues obsolètes, et que son armement était rouillé. Malgré cela, sur le dispositif général de la FORPRONU, il n’y avait aucune différence. J’ai regretté, que, lors de cette même audition, l’amiral Lanxade, contrairement à ce qui s’était passé lors de notre rencontre, n’ait pas indiqué très précisément les différents contacts qu’il avait eus avec ses homologues des états-majors étrangers pendant ces jours de la chute de Srebrenica, à commencer par le chef de l’état-major néerlandais. Ce dernier, pensant que l’amiral Lanxade avait une influence sur les militaires français, voire sur le général Janvier, le pressait de ne rien faire afin ne pas mettre en danger la vie des soldats néerlandais. Il était en contradiction avec le Ministre de la Défense néerlandais, M. Joris Voorhoeve, qui, le soir du 10 juillet, déclarera à la télévision néerlandaise que des raids aériens seraient lancés et que des vies néerlandaises pourraient être perdues.

S’agissant des relations de l’amiral Lanxade avec le général Quesnot, qui était le chef d’état-major du Président de la République, Jacques Chirac, je rappelle que le général Quesnot a eu l’idée, avant même la chute, d’essayer de sauver Srebrenica et, à cette fin, a fait quelques suggestions avec le feu vert du Président Chirac qui en a recommandé l’étude. Le général Quesnot n’étant pas un opérationnel, il s’est tourné vers l’état-major pour soumettre ses idées. Il avait tout d’abord suggéré une opération héliportée avec des hélicoptères blindés et des troupes franco-hollando-britanniques de la Force de réaction rapide qui venait juste de devenir opérationnelle. Peut-être faudrait-il, à cet égard, auditionner le général André Soubirou, commandant de la Force de réaction rapide. Malheureusement, les Français, ne disposant pas d’hélicoptères blindés, devaient s’adresser aux Américains pour en obtenir. L’amiral Lanxade, d’après ses dires, s’en chargea lui-même auprès de son homologue américain, le général John Shalikashvili, chef d’état-major des forces américaines. Les Américains, qui avaient des hélicoptères blindés sur le porte-hélicoptères Arkansas stationné dans l’Adriatique, auraient refusé sous prétexte qu’ils avaient indiqué, après l’affaire des otages, qu’ils ne mettraient leurs hélicoptères à disposition de la FORPRONU que pour sortir des Casques bleus des zones de sécurité, s’ils étaient menacés par les Serbes, et non pas pour envoyer des renforts. Leur position était défensive, non offensive. Jusqu’où l’amiral Lanxade s’est-il fait l’avocat du général Quesnot ? Je ne suis pas certain qu’il ait été très persuasif. Il était assez sceptique sur ce type d’opération. Nous avons, pour notre film, interrogé plusieurs officiers du Pentagone, sur cette demande française aux Américains. Nul souvenir, nulle trace écrite n’en subsistaient. J’ajoute qu’une opération terrestre avait été écartée car le général Janvier estimait qu’une division blindée était nécessaire pour rejoindre Srebrenica. Cette suggestion aurait été écartée peut-être le 8 juillet 1995 à Paris, lors de la venue du général Janvier. Cela reste à confirmer, mais je suppose que la question a dû être évoquée alors.

La seconde suggestion du général Quesnot était une opération, non plus hélicoportée, mais aéroportée avec des transports de troupes françaises. Cette opération, effectuée par des Transall français escortés par des avions de l’OTAN, notamment français, serait partie d’Istres. Le général Quesnot a soumis ces projets pour étude à la cellule de l’état-major des armées chargée des opérations en ex-Yougoslavie dont faisait partie le général Germanos, responsable du soutien aux troupes françaises prêtées à la FORPRONU. Je ne sais pas qui a examiné ce second projet du général Quesnot. Celui-ci nous a précisé qu’il avait envisagé un largage de 600 parachutistes qui établiraient un terrain de fortune sur lequel pourraient ensuite atterrir des avions de transport de troupes. L’opération mobiliserait jusqu’à 1 500 personnes. Selon M. Bruno Racine, conseiller auprès du Premier ministre de l’époque, M. Alain Juppé, ce dernier aurait objecté que le caractère franco-français de l’opération revenait à déclarer la guerre aux Serbes. Il fallait donc que ce soit une intervention internationale à laquelle les Britanniques, voire les Néerlandais, se joindraient. Toutefois, les Britanniques se seraient opposés à toute fourniture de parachutistes. En outre, toujours selon Bruno Racine, lorsque Alain Juppé aurait demandé le risque encouru par les soldats, le général Quesnot aurait évalué le nombre des morts français éventuels entre 50 et 80. Le Premier ministre aurait alors décliné cette opération, refusant d’assumer pareil risque politiquement et auprès de l’opinion française. Dans le cadre de vos auditions, vous pourrez juger de la véracité de ces faits.

Je ferai une dernière remarque quant à l’insuffisance des forces que l’amiral Lanxade invoquait pour justifier son analyse de l’indéfendabilité des enclaves. Certes les forces étaient tout à fait insuffisantes, mais c’étaient généralement les mêmes personnes qui, d’un côté, arguaient de l’insuffisance des forces dans les enclaves et qui, de l’autre, en refusaient l’augmentation. Quand le comité militaire de l’ONU, dont Kofi Annan était le responsable des opérations de maintien de la paix, demandait des forces supplémentaires, cette demande était également faite auprès des Français. Un conseil de défense était réuni et se tournait vers l’amiral Lanxade et le Ministre de la Défense. Or, ces derniers considéraient qu’avec 7 000 hommes sur place, la France était déjà le plus gros contributeur et que c’était aux autres de faire le premier pas. Peut-être la FORPRONU n’avait-elle pas suffisamment de forces stationnées dans les enclaves, mais d’où cela venait-il ? Il aurait bien entendu été possible de demander l’envoi de contingents de toutes les nations. Les Casques bleus français à Bihac avaient bien été remplacés par des Casques bleus bangladeshi. Toutefois, chacun avait conscience que les seules forces opérationnelles qui se battaient étaient les forces françaises, américaines et britanniques. Les Néerlandais en ont fait la preuve, a contrario, hélas, à Srebrenica.

Quant au général Christian Quesnot, c’est un homme pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. Il est dommage que ses plans n’aient pas été étudiés plus avant et que l’état-major n’y ait pas beaucoup cru.

Le général Hervé Gobilliard, qui était stationné à Sarajevo, pensait pouvoir faire quelque chose. Il avait même commencé à réunir des troupes selon le scénario envisagé par le général Quesnot. Il nous a indiqué avoir tenté de rejoindre, de son propre chef, Srebrenica avec une petite colonne de quelques véhicules blindés. L’ordre de faire demi-tour, avant qu’il atteigne Srebrenica, lui fut cependant intimé depuis Paris par une personne dont je ne connais pas l’identité.

Un autre intervenant, dans cette affaire, qu’il serait utile d’auditionner, est l’amiral Leighton Smith qui dirigeait Deny Flight, depuis le quartier général de l’OTAN à Naples. Je me suis rendu à Naples, puis j’ai essayé de rencontrer l’amiral Leighton Smith aux Etats-Unis, mais il s’y est refusé. Une controverse s’est faite au sujet des avions. Je ne suis pas spécialiste, mais j’ai pris quelques renseignements. J’ai notamment étudié les types d’avions utilisés. Deux procédures existaient pour contrer les assaillants, en l’occurrence les Serbes, en ce qui concerne les zones de sécurité :

 la procédure Blue Sword qui consistait en frappes aériennes rapprochées. Il s’agissait d’apporter un soutien à des troupes de l’ONU attaquées soit attaquées directement, soit menacées par des Smoking Guns, des canons fumants, ce qui était le cas à Srebrenica ;

 la procédure Gold Sword qui consistait en raids massifs et de dissuasion, non plus sur les troupes attaquant directement la FORPRONU, mais sur leur dispositif en profondeur, la logistique, le ravitaillement, les casernes, les pièces d’artillerie, etc.

Le général Janvier, à qui j’ai demandé pourquoi il n’avait sollicité le 11 juillet qu’un soutien rapproché et non pas des frappes massives, m’a soutenu que la procédure Gold Sword n’existait que sur le papier. Il s’agissait en effet d’un autre dispositif, avec plus d’avions, des avions ravitailleurs et un autre type d’escorte. En effet, les raids massifs durent plus longtemps et se font à plus haute altitude tandis que les raids de soutien rapproché se font plutôt à basse altitude avec un autre type d’avion et peuvent se faire au canon, au laser ou avec des bombes éparpillantes. Le général Janvier m’a donc soutenu qu’à l’époque, en juillet, seules existaient les frappes de soutien rapproché en cas de menaces sur les Casques bleus. Ce n’est pas ce que j’ai compris des propos de l’amiral Leighton Smith. Par ailleurs, on peut s’étonner qu’en septembre, soit deux mois après la chute de Srebrenica, avec un nombre d’avions quasiment identique, on ait pu mettre les Serbes à la raison sur tout le territoire de la Serbie. Les forces alliées ont alors procédé à des raids aériens massifs sur tout le dispositif serbe en profondeur - radars, système de télécommunication, ponts -, lesquels raids n’auraient pas pu être lancés à Srebrenica avec le même nombre d’avions. Deux passages furent effectués à Srebrenica, le 11 juillet, l’un à 13 h 50 par deux F16 néerlandais et l’autre, une heure plus tard, par deux F16 américains. On pense qu’un des F16 néerlandais a touché un char à Srebrenica et que les deux F16 américains, en raison de la fumée des explosions, n’ont pas pu atteindre leurs cibles. Les guideurs au sol britanniques et néerlandais avaient fui la zone. Le général Janvier voit dans l’inefficacité de ces raids la légitimité de sa position, c’est-à-dire celle de ne pas avoir demandé des avions. A ceci, l’amiral Leighton Smith répond que ces avions lui ont été demandés trop tard. Si cette demande avait été faite plus tôt, la procédure aurait pu être efficace et Srebrenica sauvée.

Le Président François Loncle : Je voudrais vous indiquer, M. Hertzog, que nous avons l’intention de considérer la chute de Srebrenica et ces événements tragiques dans tous leurs aspects, et non pas seulement pour en faire apparaître l’aspect purement français. Par ailleurs, la liste des personnes que la Mission d’information se propose d’auditionner n’est pas close. Notre Mission va continuer de travailler jusqu’à l’été. Nous tiendrons compte des suggestions des uns et des autres et nous auditionnerons toutes les personnalités qui pourraient apporter des éléments d’information supplémentaires à notre Mission. Vos suggestions sont les bienvenues. Je donne la parole à M. François Léotard, co-Rapporteur de la Mission d’information.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, M. le Président. Merci à M. Hertzog dont j’ai vu le film qui est un remarquable document qui présente de nombreux aspects de cette tragédie. Je souhaite que les membres de la Mission d’information puissent le visionner, de même qu’un autre film qui, lui, est un film de fiction, Warriors, film britannique qui retrace, avec beaucoup de force et de réalisme, la situation dans laquelle se trouvaient nombre de militaires de l’ONU dans les zones dites protégées, du même type que Srebrenica.

Ma première question concerne la date de réalisation exacte de votre film. En effet, depuis cette date, quelques éléments supplémentaires peuvent éclairer cette tragédie qu’il s’agisse du travail du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye, notamment celui du commissaire de police Jean-René Ruez, chef de l’équipe Srebrenica du TPIY, sur les charniers et sur la réalité de cette tragédie, de la mission néerlandaise à l’_uvre actuellement et du rapport de Kofi Annan. Ces trois éclairages peuvent apporter au film des éléments d’information utiles. Mon sentiment est que cela pourrait même donner naissance à une deuxième version qui serait plus complète grâce à ces éclairages venus par la suite.

Par ailleurs, dans le film, on voit très bien apparaître, avec la progression serbe, une zone rouge qui monte du Sud vers le Nord, notamment avec la prise du premier poste néerlandais Foxtrot, puis la montée sur la route vers Srebrenica. Il est très frappant de lire dans le livre de David Rohde que les Néerlandais n’ont jamais cru, jusqu’à très tardivement dans l’attaque, que l’objectif des forces serbes était la prise de la ville. Très étrangement, les Néerlandais ont contesté cet objectif. A votre avis, était-ce également le sentiment des forces bosniaques qui n’étaient pas négligeables dans l’enclave et des forces bosniaques à Sarajevo, c’est-à-dire de Muhamed Sacirbey, Alija Izetbegovic, etc. ? Avaient-ils le sentiment que l’opération serbe n’était pas destinée à prendre Srebrenica ? C’est ce que laisse entendre le commentaire des Néerlandais, pendant tout le début de la crise.

Par ailleurs, vous avez rencontré différentes personnalités militaires comme le général Quesnot et l’amiral Lanxade. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait eu un intérêt à rencontrer également des personnalités militaires de niveau inférieur, des colonels notamment de Sarajevo ou des militaires qui auraient pu apporter d’autres éléments moins politico-militaires ?

Il est curieux que vous ayez pu rencontrer un responsable à l’ONU, mais qui n’était pas Kofi Annan. Avez-vous essayé de le rencontrer lui-même ? A-t-il refusé et pourquoi ? En effet, le diplomate indien que vous présentez est de niveau relativement modeste.

M. Gilles Hertzog : C’était l’adjoint de Kofi Annan, le numéro deux du Département des opérations de maintien de la paix.

M. François Léotard, Rapporteur : Par ailleurs, vous avez indiqué que les Serbes étaient d’assez mauvais soldats. Ce n’est pas vrai. Tous les éléments d’information qui ont été fournis, que ce soit par les militaires néerlandais, les services de renseignement ou les journalistes, font état d’une armée régulière serbe composée de véritables soldats. Il est vrai que cette armée était accompagnée de bandes armées qui étaient composées de tueurs professionnels. Or il apparaît, dans le film Warriors comme dans le livre de David Rohde, que les agressions contre les militaires néerlandais, comme ailleurs, ont été de véritables actes de guerre. C’est d’ailleurs le constat que font, au début du livre de David Rohde, les deux soldats néerlandais qui sont dans le poste Foxtrot. Ils sont très surpris, alors qu’ils ne sont pas dans une action de guerre ouverte, de cette offensive militaire pouvant passer par leur destruction physique. Ils le constatent ensuite à plusieurs reprises. En effet, chaque fois qu’ils sont amenés à faire un barrage sur la route qui va vers Srebrenica, on leur tire dessus, et la panique s’empare petit à petit de ces militaires. J’en viens d’ailleurs à ces militaires mêmes. Contrairement à ce que vous avez laissé entendre, la nature même du contingent néerlandais me semble avoir été semblable à celle des autres contingents dans les autres zones de sécurité, qu’ils soient britanniques, français ou autres. Certains étaient de véritables militaires formés à des actions de guerre, des parachutistes notamment, et d’autres l’étaient moins, intervenant dans le soutien logistique. Vous dites que les militaires néerlandais qui étaient là ne s’étaient pas battus depuis 1945, mais quel était le Français ou le Britannique qui s’était battu depuis 1945 dans ces zones ? Il ne me semble pas que l’on peut faire des reproches relatifs à la composition du contingent néerlandais qui était quasiment identique à celle des autres contingents.

Je termine par votre réflexion quant aux hypothèses de sauvetage de la zone. La thèse de toutes les démocraties, depuis la guerre du Vietnam, et imposée par l’état-major américain, est celle du zéro mort. Cette doctrine prévalait dans l’esprit et des Gouvernements et des autorités militaires. Cela ne figure pas dans votre film ; je ne vous en fais pas reproche car c’est un élément culturel d’ambiance. La France a perdu de l’ordre d’une centaine de soldats et a eu 600 à 700 hommes blessés ou mutilés. Les Gouvernements et les militaires n’étaient pas dans l’esprit de ramener des cercueils. Ce fut la même chose au Kosovo. Je rappelle que, pendant la guerre du Golfe, aucun militaire américain n’a été tué, en dehors des erreurs commises entre eux, alors que plusieurs dizaines de milliers d’Irakiens ont été tués. Cette thèse du zéro mort porte en effet sur les démocraties et sur les forces militaires de ces démocraties, jamais sur celles des adversaires qui sont en face.

Enfin, comme vous laissez entendre dans votre film et comme vous l’avez dit dans votre propos, la phrase du Président Mitterrand selon laquelle " on ne fait pas la guerre aux Serbes " était une phrase couramment prononcée, répétée et donnée comme instruction générale aux autorités militaires.

M. Gilles Hertzog : Le film date de 1999 et il me semble que le Secrétaire général de l’ONU n’avait pas encore publié son rapport. Nous le faisions en parallèle. D’ailleurs, le responsable de l’élaboration de ce rapport nous a beaucoup aidés. Le diplomate indien interviewé dans le film, M. Shashi Tharoor, n’était pas à un rang si subalterne que cela car il était l’assistant spécial du Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, Kofi Annan, avant que celui-ci ne soit nommé Secrétaire général. C’est un personnage assez important à New York et on lui prête un certain avenir. Quant à Kofi Annan, il était depuis devenu Secrétaire général, et sa position l’empêchait peut-être de nous recevoir. Kofi Annan a très vite pris ses distances, à l’époque, avec cette affaire de Srebrenica. Il s’est inquiété de façon publique, en laissant ébruiter, par le biais des journalistes, un possible accord tacite entre la FORPRONU et les Serbes indiquant que les alliés renonceraient à toute frappe aérienne. Depuis, il y a eu son rapport qui va beaucoup plus loin. Mais à l’époque, Kofi Annan passait, à la différence de MM. Boutros Boutros-Ghali et Yasushi Akashi, comme un personnage énergique et plutôt sur la ligne de pensée du général britannique Rupert Smith, à savoir l’arrêt des humiliations et l’exercice par la FORPRONU d’une partie de son mandat, la défense des zones de sécurité et des populations civiles. Par ailleurs, un livre néerlandais, Debriefing, avait été publié à l’époque, mais il est très critiqué aujourd’hui. S’agissant du TPIY, le colonel Karremans est passé devant ce tribunal, mais son audition n’a pas apporté beaucoup de lumière, sauf sur le personnage lui-même et sur sa psychologie. Il continuait à penser qu’il avait fait tout son possible et que la chute de Srebrenica relevait de la fatalité.

En ce qui concerne les Néerlandais, il est tout à fait exact qu’ils ont supposé jusqu’à la fin que les Serbes voulaient simplement neutraliser la route Sud de l’enclave et non pas la prendre, en raison des " excursions " que les Bosniaques avaient menées, à partir de la zone en théorie démilitarisée, contre des villages serbes. Ils rejoignaient Zepa qui était une autre zone de sécurité. Au moment de l’offensive bosniaque en juin à Sarajevo pour tenter de libérer la ville, il y avait en effet eu des sorties depuis Srebrenica pour soulager Sarajevo et obliger les Serbes à continuer de concentrer leurs troupes autour de Srebrenica. Telle était donc au début l’interprétation des Néerlandais. Cependant, un certain nombre de services de renseignement, dont les services français, britanniques et allemands, avaient signalé au général Bernard Janvier et à Zagreb des concentrations de troupe depuis la fin juin, de l’autre côté de la Drina. Ces troupes serbes étaient dirigées par le général Momcilo Perisic. Mladic avait installé son quartier général de l’autre coté de la Drina afin d’éviter les raids aériens puisque les forces de l’OTAN ne frappaient en théorie que sur le territoire de la Bosnie, jamais en Serbie. Ces concentrations de troupes avaient été détectées ainsi que des rassemblements d’autobus, lesquels serviront plus tard à déporter les hommes et les femmes de Srebrenica. Un certain nombre d’observateurs militaires des Nations unies (UNMOS) avaient même détecté, dans la zone, la présence des troupes paramilitaires d’Arkan, supplétif et tueur. Les Bosniaques eux-mêmes les avaient repérées. L’information était donc là. Mais elle a donné lieu à toute une polémique. L’interprétation donnée était que ces concentrations n’avaient pas pour but une offensive sur Srebrenica : il était impensable que les Serbes, dans la logique de l’époque et l’état d’esprit des Occidentaux, s’en prennent à une zone de sécurité. Cela aurait été perçu comme une provocation énorme, alors que les Serbes venaient déjà de prendre des otages et que, selon le général Janvier, ils étaient en quête de reconnaissance et de respectabilité. De plus, un plan de paix était en négociation à Belgrade entre Carl Bildt, le représentant des Européens membres du Groupe de contact, l’Américain Robert C. Frasure, qui sera remplacé après sa mort par Richard Holbrooke, et Milosevic. Ainsi même les concentrations de troupes autour ou à proximité de Srebrenica n’étaient pas interprétées comme une agression contre Srebrenica. Et si certains l’ont tout de même interprété comme tel, il n’en a pas été tenu compte.

S’agissant de l’attitude des Bosniaques, je n’ai aucune position tranchée. Je sais que beaucoup les ont accusés de jouer un double jeu, parfois même de se bombarder eux-mêmes, comme à Markale à Sarajevo. Il a été dit également qu’ils auraient laissé tomber Srebrenica suite à un accord secret ou occulte, en échange d’une future restitution des faubourgs de Sarajevo. Cela me semble assez absurde que les Bosniaques aient pu faire confiance aux Serbes à qui ils auraient donné Srebrenica pour récupérer, plus tard, ces territoires. On ne lâche pas la proie pour l’ombre : pour pouvoir faire ces échanges de territoire, encore faut-il les avoir en main. Par ailleurs, il a été dit que le Président bosniaque aurait retiré Naser Oric, le défenseur en chef de Srebrenica, quelques semaines avant l’attaque, ce qui aurait porté un coup très dur au moral des défenseurs. Naser Oric lui-même s’est ensuite répandu en propos très amers sur Srebrenica. Selon lui, le deuxième corps d’armée à Tuzla n’aurait fait aucune incursion ou tenté quoi que ce soit pour aller porter secours à la colonne de réfugiés qui fuyait Srebrenica et qui s’est fait entièrement massacrer. Des accusations ont été portées contre les Bosniaques. J’ai rencontré le Président bosniaque, son Premier ministre de l’époque, M. Haris Silajdzic, et le général Rasim Delic. Le Président bosniaque m’a indiqué qu’il avait, le 8 juillet, appelé directement les Présidents Bill Clinton et Suleyman Demirel pour les informer qu’un génocide allait être perpétré à Srebrenica. Dire ensuite qu’ils avaient sacrifié la zone me semble assez peu crédible. Il est vrai que le général Delic, chef d’état-major de l’armée bosniaque, n’était pas très compétent. Il avait envoyé par hélicoptère un certain nombre d’armes telles que des missiles antichars chinois qui n’ont pu être utilisés, le mode d’emploi étant en chinois. Le jour de la chute de Srebrenica, le 11 juillet, s’est tenue, à Zenica, une réunion d’état-major à laquelle participaient le Président bosniaque et le général Delic. Lorsqu’on leur apprend la nouvelle de la chute de Srebrenica, Delic l’écarte en quelques minutes en disant qu’il avait envoyé des armements aux défenseurs bosniaques de l’enclave, qui n’avaient pas su s’en servir et n’avaient pas combattu. En bref, il s’en est " lavé les mains ".

Vous m’avez également demandé pourquoi je ne m’étais pas adressé aussi à des militaires de rang inférieur. En fait, Srebrenica n’était pas du tout dans la zone des Français qui étaient concentrés sur Sarajevo. Seul le général Gobilliard était opérationnel car il remplaçait le général Smith. Il demeurait le seul Français ayant une responsabilité par rapport à Srebrenica. Les Français à Sarajevo connaissaient une situation difficile, car la ville était toujours assiégée. Srebrenica n’était pas dans la ligne de visée. C’est pourquoi je n’ai pas estimé utile de les interroger. Selon le général Janvier, il conviendrait de s’interroger sur l’absence du général Smith, commandant opérationnel pour la Bosnie y compris donc Srebrenica, ainsi que de son représentant à Zagreb. Celui-ci était en effet parti en vacances, depuis quelques jours, visiter un ancien agent secret britannique qui avait une villégiature dans une île croate dans l’Adriatique. L’absence des deux Britanniques en charge de la Bosnie aurait-elle été due au fait qu’ils auraient été avertis de l’attaque de Srebrenica par les services de renseignement britanniques ? Le général Smith s’en serait-il " lavé les mains ", du fait que l’on n’avait pas suivi sa recommandation d’une politique de fermeté contre les Serbes, lors de son entretien à Split, le 9 juin, avec le général Janvier et M. Akashi ?

Qu’en est-il de la valeur militaire des Serbes présents à Srebrenica ? Selon un certain nombre de généraux français, les Serbes étaient de piètres soldats, leur force venant de notre faiblesse et de notre refus de les contrer. En effet, dans les quelques rares occasions où nous l’avions fait, comme au pont de Vrbanja, à l’instigation du Président Chirac et sur exécution du général Gobilliard, les Serbes avaient été battus à plate couture et avaient subi des pertes très élevées. Pourtant cette opération n’avait été menée qu’avec 40 soldats français, ce qui est peu. La réussite d’une opération ne se joue pas sur l’importance d’un dispositif, mais sur l’existence d’une volonté propre. Je ne pourrais pas affirmer que les Serbes étaient de mauvais soldats. Toujours est-il que l’ensemble des soldats serbes qui ont attaqué directement Srebrenica étaient estimés à 1 800 et ceux qui ont attaqué sur la route Sud étaient entre 600 et 800. Ils ont été repoussés par 200 Bosniaques sous-armés, équipés des armes chinoises susmentionnées qu’ils n’ont pas su utiliser, qui leur ont infligé des pertes importantes. Ensuite, l’artillerie serbe a pilonné les Bosniaques qui n’avaient pas eu le temps de s’enterrer. Cette contre-offensive, hélas, n’a pas eu de succès et les Bosniaques ont dû se replier sur Srebrenica. Ainsi, 200 mauvais soldats bosniaques ont quand même repoussé des soldats serbes bien mieux équipés, des soldats réguliers du général Perisic. En effet, le Corps de la Drina avait été cantonné, en vue de cette opération, sur les monts Tara situés de l’autre côté de la Drina qui faisait office de frontière, ô combien poreuse, entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine. C’est là en effet que passaient tout le ravitaillement et l’armement, malgré un blocus théorique garanti par Milosevic auprès de M. Bildt. C’est le général Milenko Zivanovic qui dirigeait l’opération sur Srebrenica et non pas le général Mladic. David Rohde a retrouvé, en Serbie, ce général qui lui a raconté son opération. Il n’est, à ma connaissance, pas inculpé de crimes de guerre. Il n’a pas participé ensuite à l’épuration ethnique. Il y avait, par ailleurs, des troupes d’Arkan. Ces troupes avaient été repérées par les UNMOS et les Bosniaques qui s’étaient inquiétés, dès la fin du mois de juin, de leur présence dans cette zone car, en règle générale, elles étaient là pour accomplir le " sale boulot ". En effet, si l’armée du général Mladic, appuyée par la logistique de l’armée serbe, se chargeait des opérations militaires, le nettoyage ethnique du terrain était effectué dans son sillage, directement par certains militaires serbes ou des milices, à commencer par celles d’Arkan. Bons ou mauvais soldats, la question reste posée, mais certainement excellents tueurs.

S’agissant du niveau militaire des Néerlandais, les généraux Germanos et Cot pourront vous faire part de leur sentiment à cet égard. Sur les 430 militaires néerlandais présents à Srebrenica, seuls 140 étaient des opérationnels, les autres étant des assistants de la logistique, des interprètes, etc. La preuve en est qu’ils ne se sont pas battus. Ils étaient stupéfaits de ce qui arrivait, ils n’avaient jamais vu un tir d’obus. Ils ne valaient certainement pas les soldats français ou britanniques. Peut-on dire la même chose des autres contingents - Canadiens, Scandinaves - qui ne se sont pas retrouvés dans ce type de confrontation ? C’est tout de même dans l’épreuve du feu que l’on voit la valeur des hommes. Or, selon les récits des soldats eux-mêmes, certains se sont montrés courageux, mais d’autres ont carrément refusé de monter dans les véhicules d’avant blindés (VAB) pour aller reconnaître les positions serbes. D’ailleurs, une polémique a eu lieu aux Pays-Bas à l’occasion de laquelle les Néerlandais eux-mêmes ont dénoncé le comportement de leurs soldats. Ces derniers ne recevaient pas de ravitaillement, ne mangeaient plus que des rations depuis trois mois, fumaient l’herbe ramassée dans les champs, se livraient au troc et au marché noir. Ils ne supportaient plus les Bosniaques. C’était un enfer pour eux.

Quant à la thèse du zéro mort, c’était certainement la position des militaires français, mais le Président Chirac avait une volonté politique et militaire de fermeté face aux Serbes. Il n’était évidemment pas en faveur de quelque mort française que ce soit. Il faut vraiment noter là un décalage entre la volonté politique du Président Chirac, exprimée d’une certaine façon par le général Quesnot, et l’objectif du zéro mort de l’appareil militaire français. Cela n’a pas empêché que 113 militaires soient tués, pour pas grand-chose, hélas.

M. Pierre Brana : Dans votre exposé, un élément nous paraît intéressant par rapport à la première audition. Vous commencez à compléter notre puzzle en mettant le doigt sur deux contradictions que l’on affinera par la suite. La première contradiction est la suivante. Vous dites que le général Janvier vous a indiqué qu’on ne pouvait pas ouvrir de couloir par la force tandis que l’amiral Lanxade nous a affirmé le contraire puisqu’il dit que la Force de réaction rapide serait utilisée pour ouvrir des corridors vers Sarajevo et les autres zones de sécurité encerclées. La seconde contradiction concerne la célèbre entrevue du 8 juillet à Paris. Selon vous, le général Janvier aurait rencontré l’amiral Lanxade qui ne s’en souvient pas. Nous verrons avec le général Janvier ce qu’il aura à nous apporter à cet égard.

Dans votre exposé, vous avez beaucoup insisté sur la déclaration du Président François Mitterrand : " On ne fait pas la guerre aux Serbes ". Nous avons également entendu cette phrase pour la guerre au Kosovo : " On ne fait pas la guerre aux Serbes, on fait la guerre à Milosevic ". Est-ce dans cet esprit que vous interprétez cette phrase ou, au contraire, pensez-vous que du Président Mitterrand au Président Chirac, il y a eu une modification de stratégie ?

Par ailleurs, il a été dit par des commentateurs que le contingent néerlandais préférait être pris en otage par les Serbes plutôt qu’être la cible des Musulmans qu’ils étaient chargés de protéger en cas de retrait. Cela correspond-il aux informations que vous avez recueillies sur le terrain ?

Dans votre film, il est affirmé que le général Morillon aurait été relevé de son commandement après qu’il eut prononcé le 12 mars 1993, à Srebrenica, sa célèbre phrase : " Je ne vous abandonnerai pas ". Sur quoi s’appuie cette affirmation ?

Lorsque nous avons rencontré l’amiral Lanxade, nous l’avons interrogé sur l’entrevue du 4 juin entre les généraux Janvier et Mladic. Richard Holbrooke a déclaré que les Français avaient concédé de ne pas utiliser la force de frappe aérienne en échange de la libération des otages. Pour sa part, l’amiral Lanxade dit qu’il n’y a eu aucun accord de cette nature entre le général Janvier et Mladic. De votre côté, vous émettez une thèse selon laquelle les menaces du général Mladic auraient impressionné le général Janvier qui aurait alors décidé de ne pas utiliser les frappes aériennes. Avez-vous des éléments à nous communiquer sur ce point important ?

Mme Marie-Hélène Aubert : Nous souhaitons être précis et nous concentrer sur cette semaine qui a vu la chute de Srebrenica et les massacres et déportations qui s’en sont suivi. S’agissant de l’accord qui vient d’être évoqué, certains enquêteurs, notamment un journaliste allemand Franck Westerman, accréditent cette thèse. Cette rencontre du 4 juin entre le général Janvier et le général Mladic aurait conduit à une proposition d’accord de la part du général Mladic. J’en cite trois points :

 les Serbes de Bosnie ne devraient plus menacer les soldats des Nations unies ;

 les forces des Nations unies doivent renoncer aux frappes aériennes sur le territoire des Serbes de Bosnie ;

 la signature de cet accord doit conduire à la libération immédiate de tous les otages.

Le général Janvier n’aurait pas, à ce moment-là, signé cet accord et aurait fixé un autre rendez-vous. Selon Franck Westerman, un autre collaborateur proche du général Janvier affirme que deux militaires français, dont le général Bertrand de La Presle - prédécesseur du général Janvier -, auraient clos, sur ordre du Président Chirac, les négociations à la place du général Janvier. Toujours selon cette thèse, Kofi Annan aurait été alerté de ce projet d’accord. Il s’en serait ému et aurait demandé à M. Akashi des explications sur le sujet. Entre-temps, le 13 juin, le Président Chirac annonça que Milosevic libérerait les otages dans les jours qui viennent. C’est en effet ce qui s’est produit. A New York, on subodore un accord. " Nous sommes tous profondément choqués d’avoir appris que les forces des Nations unies ont adopté une attitude négative et qu’elles ne souhaitent ou ne peuvent plus effectuer une de leurs tâches ", écrit Kofi Annan, chargé de ces opérations. Puis s’adressant à M. Akashi : " Vous savez fort bien que nous n’avons jamais donné des instructions de cette sorte ". Vous avez quelque peu glissé sur cette affaire d’accord ou non en indiquant que le Président Chirac n’était pas intervenu, que ce n’est certainement pas lui qui aurait donné de tels ordres ou passé un tel contrat. Dans le changement de politique survenu entre les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac, on constate que le Président Chirac, en tant que chef des armées françaises, se donne davantage de marge de man_uvre, semble-t-il, pour donner des ordres aux armées françaises, en court-circuitant peut-être la chaîne de commandement de l’ONU. Selon différents documents que j’ai pu lire ici ou là, Kofi Annan se serait sérieusement ému de ce changement de stratégie. Que pensez-vous de cette thèse ? L’accréditez-vous ou non ?

Par ailleurs, vous dites que le colonel néerlandais Karremans a demandé, à plusieurs reprises, une intervention aérienne qui a été sans cesse repoussée. Il semble, en effet, que les Britanniques aient plutôt soutenu cette option. Mais, selon d’autres informations, le Ministre de la Défense néerlandais aurait, à la dernière minute, indiqué qu’il ne souhaitait pas que l’on mette le bataillon néerlandais en danger. Quelles observations pouvez-vous faire sur ce point ?

Enfin, quel était, selon vous, le degré d’information ou de prévision des décideurs quant à des déportations et massacres possibles ? Il semble que ceux-ci, quels qu’ils soient, n’aient pas pris conscience d’emblée de la tragédie qui pouvait se jouer. Pensez-vous qu’ils aient été ou non en possession de ces informations ? Dans ce cas, les informations, transmises notamment par satellites français ou américains, auraient-elles permis de déterminer non seulement la présence des troupes, mais, dès le début, la préparation des déportations et des massacres ?

M. Gilles Hertzog : Sur cette dernière question, je vous renvoie à un article du journal La Croix, il y a deux ans, dans lequel il est dit que les satellites américains ont repéré très tôt, dès le 13, les personnes, puis la terre meuble, puis l’absence de personnes. Ces preuves auraient ensuite été plus ou moins détruites. Madeleine Albright s’en émouvra d’ailleurs par la suite. Je n’ai pas d’informations propres sur ce sujet mais on peut dire que les déportations et les massacres étaient prévisibles dans la mesure où les Serbes l’avaient déjà fait. De plus, l’après-midi même de la chute de Srebrenica, avant de se rendre à Potocari, Mladic l’avait annoncé en ces termes : " L’heure de la vengeance a sonné contre les Turcs ". Les Bosniaques ne se faisaient aucune illusion sur ce qui allait se passer. C’est pourquoi les hommes qui n’avaient pas été pris à Srebrenica ou à Potocari ont tenté de fuir. Un certain nombre de personnes, dont des journalistes, ont émis l’hypothèse, dès la chute de Srebrenica le 11 juillet, qu’il y aurait des massacres. Depuis deux ans, il n’y avait plus de massacre car les fronts s’étaient stabilisés. Les grandes offensives serbes et les gains territoriaux ayant donné lieu à une épuration ethnique avaient eu lieu en 1992. Ensuite, il n’y a pratiquement plus eu de massacre car les Bosniaques se défendaient et la FORPRONU était présente sur le terrain. De plus, en raison de la rotation des contingents militaires qui se faisait tous les six mois, les nouveaux arrivés avaient oublié que, deux ans auparavant, les Serbes avaient commis des actes épouvantables. Peut-être le général Janvier avait-il lui-même, deux ans après, oublié comment Mladic et ses homologues s’étaient conduit. Chacun pensait que si l’enclave tombait, Mladic se contenterait de récupérer l’enclave et d’en déporter ses habitants. Parfois, la FORPRONU escortait des déportations pour empêcher les débordements, mais on avait totalement oublié qui était vraiment le général Mladic.

Je reviens à votre première question. Le général Janvier s’inquiétait précisément de cette phrase de l’amiral Lanxade sur la Force de réaction rapide qui pourrait ouvrir des couloirs. C’est en partie pour cela qu’il était venu à Paris. La phrase de l’amiral Lanxade avait été interprétée, de l’aveu même du général serbe Zivanovic, presque comme un signal pour attaquer et devancer la Force de réaction rapide et, selon David Rohde, comme quoi il fallait se dépêcher. En outre, les Casques bleus dans les enclaves pouvaient être pris comme otages. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé à Srebrenica. Les Serbes ont pris 30 otages, puis la totalité des Casques bleus. D’ailleurs, les déportations et les massacres n’ont été révélés par M. Akashi que le 22, après que les 400 otages néerlandais ont été récupérés à Zagreb, en passant par Belgrade. C’est alors que les informations sur Srebrenica ont été divulguées. Mais pendant dix jours, tant que les otages néerlandais n’étaient pas récupérés, les militaires et la FORPRONU se sont tus sur les massacres. Cette Force de réaction rapide inquiétait donc le général Janvier. C’est en partie pour cela qu’il est venu à Paris. Je ne sais pas ce qu’il faut penser de la déclaration de l’amiral Lanxade. Etait-ce un signal aux Serbes pour qu’ils ne touchent pas aux enclaves ou à la FORPRONU pour qu’elle ne laisse pas tomber les enclaves ?

Quant à la réunion du 8 juillet, lorsque nous avons rencontré le général Janvier, il avait un petit carnet sur lequel étaient notés tous ses rendez-vous. Il nous a bien cité un rendez-vous avec l’amiral Lanxade.

La phrase du Président François Mitterrand " moi vivant, on ne fera pas la guerre aux Serbes " est la forme la plus accentuée de cette idée qu’il a exprimée à plusieurs reprises. Il se référait probablement au peuple serbe, peut-être même au-delà. La preuve en est que jusqu’en 1995, on n’a fait la guerre ni aux Serbes, ni au peuple serbe bien sûr, ni même aux forces bosno-serbes. Pourtant, le Président Mitterrand s’était rendu à Sarajevo, avait vu ce qu’était un siège. C’était, de sa part, un acte très courageux, mais il n’en a tiré aucune conclusion. Il n’a pas exigé des Serbes qu’ils lèvent le siège, mais a simplement demandé que l’aéroport soit rendu afin de pouvoir ravitailler la ville, en échange de quoi les Serbes touchaient la moitié du ravitaillement qui arrivait par le pont aérien. La modification de la stratégie militaire entre les Présidents Mitterrand et Chirac est patente. Les personnes sensibles au drame bosniaque, et pas seulement les Américains qui parlaient de " Battling Chirac ", ont accueilli la politique de Jacques Chirac avec beaucoup de soulagement et de satisfaction, à commencer par les Bosniaques eux-mêmes. Jacques Chirac, il est vrai, est à l’origine de la Force de réaction rapide, il n’a pas admis la prise d’otages, il a demandé la reprise du pont de Vrbanja et il a été ulcéré par la chute de Srebrenica. C’est à l’honneur de la France d’avoir fait des propositions de reprise, voire de défense de l’enclave par l’intermédiaire du général Quesnot. Les états-majors occidentaux ont pris cela pour une rodomontade, lui ont ri au nez. Il est dommage, et même catastrophique, qu’aucun n’ait pris cela au sérieux. Il aurait fallu le prendre au mot. Cela aurait été formidable pour les Bosniaques, les victimes, et pour la France.

Il est exact que les soldats néerlandais préféraient se rendre aux Serbes qui maintenaient la fiction qu’ils n’étaient pas otages, qu’ils n’étaient pas désarmés. En fait, ils l’étaient tout à fait et les Serbes avaient fait savoir qu’ils s’en serviraient comme boucliers en cas de raids aériens. Les Néerlandais préféraient se rendre aux Serbes plutôt qu’aux Bosniaques qui étaient derrière leurs lignes et qui les accusaient de ne pas défendre l’enclave. Le seul soldat néerlandais tué pendant cette affaire l’a d’ailleurs été par un soldat bosniaque qui lui a tiré dans le dos, au fusil mitrailleur, parce qu’il reculait et qu’il ne défendait pas son poste d’observation. Les Bosniaques considéraient les Néerlandais comme des traîtres. Toutefois, le paradoxe était que, si les Bosniaques agissaient en reprenant leurs armes qui étaient sous contrôle néerlandais à Srebrenica et se défendaient eux-mêmes, puisque les Néerlandais ne le faisaient pas, du coup la FORPRONU pouvait considérer que c’était une affaire entre Bosniaques, qu’elle avait un rôle de protection des populations civiles mais n’intervenait pas dans une guerre. Jusqu’au dernier moment, sur ordre de Sarajevo, Ramiz Becirovic, qui dirigeait la lutte à Srebrenica après Naser Oric, a retenu ses troupes qui voulaient pour certaines se battre et pour d’autres carrément tirer dans le dos des Néerlandais pour les punir de ne pas défendre l’enclave.

Lorsque le général Morillon a été relevé de son commandement, il est clair qu’il s’est agi là d’une sanction politique. Il a occupé ensuite un poste très important car il a dirigé la Force d’intervention rapide en Allemagne. Néanmoins, à l’époque, tous les observateurs ont considéré cela comme une sanction. Le général Morillon avait forcé la main de tous, dans le bon sens, en se rendant à Srebrenica.

Je n’ai aucune lumière particulière à apporter quant à la réunion entre le général Mladic et le général Janvier. Roger Cohen, journaliste au New York Times, le premier à avoir levé ce lièvre, a indiqué qu’il y aurait eu accord. Certes, Mladic a présenté une liste, mais le général Janvier ainsi que MM. Akashi et Kofi Annan assurent qu’il n’y a eu aucun accord. De toute façon, le général Janvier était absolument contre les raids aériens. Il nous a dit pis que pendre du raid décrété par le général Smith sur Pale qui a déclenché l’affaire des otages. Selon lui, c’était un raid absurde, grotesque, qui a mis le feu aux poudres. Les Serbes avaient en effet enlevé deux ou trois canons gardés par des Casques bleus, mais entreprendre un raid en représailles était, à ses yeux, totalement disproportionné.

Mme Marie-Hélène Aubert : J’aimerais que vous soyez plus précis. La préoccupation de Jacques Chirac était bien aussi la libération des otages qui a eu lieu par la suite. Beaucoup se sont interrogés sur ce qui aurait pu être éventuellement donné en contrepartie. Kofi Annan se serait ému par la suite de cet accord tacite qui aurait décidé l’arrêt des attaques aériennes. Quel est votre avis sur cet accord ?

M. Gilles Hertzog : Je n’ai aucune religion sur ce point. Je peux vous citer la phrase de M. Akashi rapportant les propos du Président Milosevic. Lorsque le 17 juin, MM. Akashi et Milosevic se rencontrent à Belgrade, après la libération des otages, Milosevic aurait dit à M. Akashi : " Le Président Chirac m’a assuré qu’il n’y aurait plus de raids aériens sans son autorisation ". M. Akashi le prend pour argent comptant. Il ne procède à aucune vérification, paraît-il, ni auprès de l’Elysée, de l’ONU ou des Américains. Selon Tony Lake, conseiller à la sécurité auprès du Président Clinton, c’est une phrase absurde : le Président Chirac n’aurait jamais tenu de tels propos et M. Akashi aurait pu s’enquérir auprès des autorités françaises quant à la véracité de cette phrase. Il est vrai que Milosevic n’était pas à un mensonge près.

Mme Marie-Hélène Aubert : Selon vous, il n’y avait aucune contrepartie à la libération des otages ?

M. Gilles Hertzog : Je ne sais pas. J’aimerais beaucoup le savoir.

Le Président François Loncle : Cette audition a été longue mais nous sommes très attachés à ce que, en dehors des témoignages des politiques et des militaires, ce type de point du vue puisse s’exprimer complètement. Vous êtes éditeur, mais vous avez fait un film et souvent manifesté vos convictions. Il n’est pas question de mettre en doute en quoi que ce soit ce témoignage. Vous avez fait - et c’est votre droit - l’éloge constant du Président Chirac. Compte tenu de l’expérience politique du Président Chirac et du dispositif très stable des institutions françaises, comment expliquez-vous, par rapport à sa détermination politique et à son état d’esprit que vous avez décrits et qui était la réalité, ce contraste entre sa détermination politique et un appareil militaire qui ne répondait pas, n’obéissait pas à la détermination du Président ? Comment expliquez-vous ce fossé entre ce que vous avez appelé une attitude courageuse et un appareil défaillant, pour le moins attentiste, selon vous ? Nous sommes pourtant en juillet, trois mois après l’élection du Président de la République, dans un dispositif institutionnel stable.

M. Gilles Hertzog : Je serai moins catégorique. L’appareil militaire a tout de même obéi à sa hiérarchie politique, à commencer au Président Chirac. En effet, lorsqu’il a ordonné un certain nombre d’opérations, comme le pont de Vrbanja, elles ont été menées en passant outre la FORPRONU puisqu’on s’est adressé directement au général Gobilliard, sans passer par le général Janvier. Ce n’est pas une opération FORPRONU, mais une opération française. Ensuite, s’agissant de la libération des otages, le Président Chirac, dit-on, aurait piloté le général de La Presle. Je pense qu’il a suivi cette affaire d’extrêmement près, avec énergie. Il a quelque peu admonesté l’amiral Lanxade. Quand il apprend la chute de Srebrenica le 11 juillet au sommet franco-allemand à Strasbourg, il est absolument suffoqué, comme si rien ne l’avait préparé, dans les faits, intellectuellement, à cette chute.

Il est possible d’empêcher un appareil militaire de faire, car on dispose de nombreux coupe-circuits, mais l’obliger à faire est beaucoup plus difficile. C’est peut-être là un des drames de Srebrenica. Les chaînes de commandement étaient très lourdes entre la France et la Bosnie. Quand certains ne sont pas de très bonne volonté, pensent qu’il faut préserver l’outil et que ce n’est pas une cause essentielle, ils traînent les pieds et se justifient de ne pas agir par des raisons réelles ou non, difficiles à évaluer. En gros, l’appareil militaire a répondu, essentiellement en septembre, mais c’est l’état d’esprit qu’il fallait changer. C’était une armée à l’heure de François Mitterrand, avec une culture onusienne. C’était un changement d’esprit complet qu’il fallait entreprendre et je crois que l’armée française l’a fait. Elle n’en pensait peut-être pas moins à l’époque. Par exemple, au moment de l’échange des faubourgs à Sarajevo, un général français a dit qu’il n’acceptait pas que les Serbes aient le choix entre la valise et le cercueil. Il reprenait une phrase de la guerre d’Algérie comme si les Bosniaques étaient assimilés à des fellaghas. Le changement d’esprit n’a pas été complet, mais il fallait du temps pour que cet appareil, aux ordres d’une politique, celle du Président Mitterrand, évolue. Cela s’est globalement fait, même s’il y a eu quelques arrière-pensées. La preuve en est qu’au Kosovo, il n’y a pas eu cette réticence de l’armée française.

Le Président François Loncle : Nous nous connaissons depuis les années 60, lorsque j’avais encore le temps de rencontrer Bernard-Henri Lévy avec lequel vous avez beaucoup d’affinités. J’ai une question d’ordre personnel. D’où vous vient ce goût, cette vocation pour la stratégie militaire, à l’opposé de vos activités quotidiennes ? Vous vous êtes manifesté, pendant toute cette audition, comme un stratège militaire hors pair. Evidemment, libre aux militaires de juger vos propres qualités.

M. Gilles Hertzog : Je ne sais pas si être qualifié de stratège militaire est réellement très flatteur, surtout dans cette affaire bosniaque. Le travail que j’ai effectué est effectivement celui des spécialistes et des journalistes. En effet, pour être crédible - car en Bosnie on disait des intellectuels qu’ils étaient de belles âmes - il fallait être au fait des réalités et être aussi concret et précis que possible. Pour la circonstance, je me suis donc impliqué dans des domaines que je ne maîtrise pas. J’ai demandé à des militaires de m’expliquer les différences entre les différents types d’avions, les blindages et autres, comme tous ceux qui allaient en Bosnie. Dans le " milieu bosniaque ", on disait " les militaires font de l’humanitaire et les humanitaires veulent faire les militaires ". Il y a eu un échange tout à fait fictif de rôles.

Complément écrit apporté par M. Gilles Hertzog le 9 février 2001

1) Deux lignes de conduite face aux événements de Srebrenica semblent bien s’être opposées au sein de l’appareil politico-militaire français. La première, réticente à toute intervention, associerait l’amiral Lanxade, le général Germanos et M. Alain Juppé. Elle l’emportera. La seconde, M. Jacques Chirac, le général Quesnot et, sur le terrain, le général Gobilliard.

Il reste à expliquer pourquoi et comment M. Alain Juppé l’a emporté sur le Président lui-même.

2) Concernant le général Janvier

En bonne stratégie, on peut admettre d’avoir à sacrifier, en cas d’attaque, une position isolée comme Srebrenica, qui paralyse le dispositif général des forces, où la présence de quelques centaines de défenseurs mal armés, insuffisants en nombre, promis à devenir otages des assaillants, empêche la FORPRONU, partout ailleurs, de s’opposer efficacement aux entreprises serbes. Vouloir être libéré d’un pareil " boulet " est, militairement, légitime, puisque cela permettra d’adopter de nouveau une posture dynamique et de retrouver la liberté d’agir.

Si telle était bien l’analyse du général Janvier - et pas de lui seul -, rien à dire. Sauf qu’elle impliquait, en cas d’attaque serbe, qu’on se soucie alors d’évacuer les populations civiles qu’on ne défendrait pas. Soit on les défendait, soit on les évacuait. Mais pas ni l’un ni l’autre. Là est l’énorme responsabilité, par défaut, du général Janvier. La responsabilité hollandaise (ni défense, ni évacuation) n’enlève rien à la sienne.

Dans le cadre de la stratégie d’abstention, le général Janvier avait le devoir de prévoir et d’ordonner un dispositif global d’évacuation des populations civiles de Srebrenica sécurisé. Il s’est contenté d’une vague recommandation au bataillon hollandais, défait, submergé, incompétent. Il n’a pas davantage mobilisé le HCR, ni négocié la reddition de l’enclave avec les Serbes contre un sauf-conduit garanti pour les civils. La vraie responsabilité du général Janvier est là. Non dans la perte de Srebrenica, mais dans l’abandon d’une population sacrifiée.


Source : Assemblée nationale (France)