(jeudi 11 janvier 2001)
Présidence de M. François Loncle, Président
Le Président François Loncle : Monsieur l’Ambassadeur Jacolin, vous étiez ambassadeur de France en Bosnie de mi-1993 à 1995.
M. Henry Jacolin : J’étais même ambassadeur en Herzégovine puisque le pays où je représentais la France portait le nom officiel de Bosnie et Herzégovine. Avant de répondre aux questions, je situerai le problème et la difficulté de le cerner, en abordant six points :
Premièrement, sur l’affaire de Srebrenica, tout le monde a en tête le mois de juillet 1995. En fait, elle n’a pas commencé en juillet 1995, mais en juillet ou juin 1992 et a duré jusqu’à la fin de la guerre. Je n’ai pas été témoin des événements du mois de juillet 1995 ayant quitté Sarajevo le 5 juillet sur une civière, été transféré à l’hôpital du Val-de-Grâce, pour y être opéré le 17 juillet, et ayant quitté l’hôpital le 26 juillet. Je ne pourrai donc pas vous parler des événements du mois de juillet 1995. En revanche, j’ai vécu de très près les événements de mars 1993 quand le général Morillon s’est rendu à Srebrenica. Je les rappelle car mars 1993 préfigurait, en quelque sorte, juillet 1995. Que s’est-il passé ? Quelles sont les observations que j’ai faites et rapportées au Quai d’Orsay à ce moment-là ?
Première observation, le " nettoyage ethnique " a commencé en mai 1992. L’armée des Serbes de Bosnie menait une campagne systématique village par village. Elle était souvent précédée par des bandes de paramilitaires (Arkan, Seselj, etc. ). C’était un bombardement lent et continu, village par village. La population terrorisée s’enfuyait. L’armée attaquait ensuite avec des chars, de l’infanterie et des troupes qui n’étaient pas importantes. C’étaient souvent des compagnies ne dépassant pas 80 personnes, et les villages tombaient un à un. Ce n’était pas une offensive militaire au sens strict du terme, mais une espèce de rouleau compresseur qui obligeait la population à fuir devant la terreur.
Deuxième observation, l’armée des Serbes de Bosnie était très aidée par l’armée de la Serbie, c’est-à-dire l’armée de Milosevic. Quand le général Morillon est allé à Srebrenica en mars 1993, les avions décollaient des aéroports de Ponikve, par exemple, situé en Serbie et allaient bombarder l’enclave de Srebrenica. Ce que disait Milosevic sur le fait qu’il n’y avait plus de Serbes qui participaient à ces opérations est une pure fiction.
Troisième observation, la supériorité des Serbes tenait à l’importance de leur artillerie. L’artillerie dont disposait l’armée yougoslave - l’armée confisquée par Milosevic - comportait 11 000 pièces, autant que ce que possédaient à l’époque les armées française, anglaise, et allemande réunies. C’est pour vous situer l’importance de cette arme.
Quatrième observation, les Bosniaques, pratiquement démunis d’armes lourdes, ne disposaient que d’armes légères et ne pouvaient tenter que des coups de main pour essayer d’empêcher les Serbes de nettoyer la région de la Bosnie orientale. Ils ont appliqué la tactique du faible au fort, celle des partisans de Tito contre les Allemands lors de l’invasion d’avril 1941.
Cinquième observation, à cette époque, le " nettoyage ethnique " avait été sérieusement ralenti par les parachutages de vivres effectués par l’ONU sur les populations qui en étaient démunies à ce moment-là.
Sixièmement, la FORPRONU avait à ce moment-là réussi, grâce à l’opération montée par le général Morillon, à retarder le nettoyage de cette région mais pas à l’empêcher. Les Serbes étaient fermement décidés à prendre tout l’Est de la Bosnie, où ils étaient minoritaires, et à accomplir cet objectif. Ce qui s’est passé en 1995 n’est que le deuxième ou troisième épisode de cette volonté d’annexer ou de contrôler, de nettoyer tout l’est de la Bosnie.
Le deuxième point concerne la difficulté de recueillir des informations en Bosnie-Herzégovine. Mon rôle d’ambassadeur n’était pas très facile parce que c’était un pays en guerre et un pays morcelé -on l’oublie un peu aujourd’hui- ; les communications marchaient mal ; les informations passaient mal ; celles qui m’étaient fournies par les Bosniaques étaient quelquefois un peu orientées et ils dramatisaient, ce qui se comprend. Néanmoins, j’ai toujours disposé de signaux sur ce qui se passait. Chaque fois qu’un événement important se produisait dans une région, j’en avais connaissance et je le signalais dûment à Paris. La FORPRONU disposait, certes, d’informations nombreuses parce qu’elle occupait tout le terrain, mais il n’était pas toujours très aisé de les obtenir des membres de la FORPRONU pour diverses raisons. Ils étaient en permanence survoltés. Les crises succédaient aux crises. Il y avait des cessez-le-feu. Ils partaient en mission dans tous les coins. Ils n’avaient même pas le temps de rendre compte et quelquefois de s’arrêter pour faire le point. Cela dépendait également de la nationalité du chef de la FORPRONU. Il est évident qu’il était plus facile pour moi d’obtenir des informations lorsque le commandant de la FORPRONU à Sarajevo était un Français que lorsque c’était un Anglais. C’est simplement une question d’affinités qui est compréhensible.
Les organisations internationales présentes sur le terrain disposaient de nombreuses informations mais souvent partielles parce qu’elles savaient ce qui arrivait dans tel coin mais pas dans tel autre. On pouvait donc très bien avoir des informations sur ce qui se passait à Gorazde ou à Foca mais pas nécessairement dans une autre enclave telle que celle de Srebrenica.
Il était aussi assez difficile d’avoir une vue globale de la situation dans la région parce que les unités sur le terrain des organisations internationales ou des organisations humanitaires, telles que le CICR et le HCR, envoyaient leurs informations à Genève. La synthèse pouvait se faire à Genève plutôt qu’à Sarajevo.
Lorsque j’étais sur place, je me suis efforcé de recueillir le maximum d’informations, d’essayer de les pondérer et de rapporter aussi honnêtement que possible ce que j’entendais et dont j’ai été témoin.Cependant, je n’ai pu être témoin direct de rien pour ce qui concerne Srebrenica puisque je n’ai jamais eu la possibilité de me rendre dans la zone occupée par les Bosno-Serbes. Je n’ai pu aller qu’à Pale, mais pas dans les autres enclaves.
Troisième point, la FORPRONU avait une tâche difficile pour cinq raisons.
Première raison, la FORPRONU devait s’interposer entre des belligérants qui ne voulaient pas qu’elle s’interpose. Elle devait donc s’efforcer de gagner la sympathie ou, du moins, la confiance de chaque camp, mais immédiatement chaque camp la soupçonnait d’être favorable à l’autre et donc de ne pas être impartiale. La FORPRONU était donc en permanence sur le qui-vive et confrontée à ce problème de relations avec chacune des deux entités en guerre.
Deuxième raison, la FORPRONU devait s’abstenir de tout jugement sur la situation en Bosnie-Herzégovine. C’était la guerre, elle comptait les coups, elle disposait d’observateurs qui rapportaient que tel camp avait tiré tant de coups avec des canons de tant de millimètres, mais ne pouvait jamais dire qui était blanc, qui était noir, qui avait raison, qui avait tort, qui aurait dû faire cela ou ne pas le faire. La FORPRONU ne pouvait qu’observer, rendre compte, tenter dans le meilleur des cas d’obtenir des cessez-le-feu et de faire parvenir de l’aide alimentaire.
Troisième raison, la FORPRONU n’avait pas les moyens de mettre en _uvre les décisions qui avaient été prises par la communauté internationale. En effet, l’équipement dont elle disposait relevait du chapitre VI de la Charte des Nations unies, c’est-à-dire le maintien de la paix, alors qu’on lui demandait d’imposer la paix entre des belligérants qui ne voulaient pas la faire. Elle devait donc réaliser une mission du chapitre VII avec des équipements du chapitre VI. La FORPRONU ne pouvait rien lorsque l’un des camps était décidé à nettoyer, par exemple, l’enclave de Srebrenica.
Quatrième difficulté que la FORPRONU rencontrait : elle a vite été réduite pratiquement à une mission quasiment humanitaire qu’elle a effectuée aussi bien que possible en essayant de rétablir l’eau, le gaz, l’électricité. J’ai été témoin des difficultés que la FORPRONU rencontrait, elle a agi -en tout cas, les éléments français avec lesquels j’avais plus de rapports- avec beaucoup de courage, de compétence, et de discipline. Les cas d’indiscipline ont été pratiquement inexistants dans les forces françaises, ce qui n’a pas toujours été le cas d’unités d’autres pays.
Cinquième raison, à plusieurs reprises, les commandants successifs de la FORPRONU ont exprimé des doutes sur l’inadéquation des moyens dont disposait la FORPRONU par rapport à la mission qui lui était confiée par la communauté internationale mais jamais au point de dire : arrêtons là, ce n’est plus possible. Peut-être auraient-ils dû le faire, je n’en sais rien. C’est toujours facile de réécrire l’Histoire après. La FORPRONU vivait dans une culture de mission de paix ; c’est-à-dire qu’elle croyait, chaque fois qu’un accord de cessez-le-feu avait été conclu, que c’était le dernier, qu’il était définitif. Cependant je ne sais combien de dizaines de cessez-le-feu ont été immédiatement violés, rompus. La FORPRONU était en quelque sorte payée par la communauté internationale pour y croire. Elle a tenté d’y croire, elle a tenté d’agir le mieux possible avec les moyens dont elle disposait ; mais elle ne pouvait faire que ce que les moyens qu’elle avait lui permettaient.
Quatrième point, ce qui est arrivé à Srebrenica, et qui fait l’objet des débats de la Mission d’information, n’était pas isolé. Il s’est passé à Srebrenica, en quelque sorte, un concentré dans le temps (dix jours) de ce qui est advenu dans toute la Bosnie-Herzégovine pendant trois ans, particulièrement à Sarajevo dont le siège a duré trois ans. Il est utile de le souligner parce que je ne suis pas certain qu’on se rappelle aujourd’hui ce que fut le siège de Sarajevo. Je regrette que le Ministre de la Défense de l’époque, qui est venu souvent, ne soit pas là pour rappeler, lui aussi, ce qu’il a pu voir. Sarajevo a été l’objet d’un siège quasi moyenâgeux pendant trois ans ; il était, à certains moments, absolument impossible d’entrer et de sortir de Sarajevo. Quand le pont aérien était supprimé, il ne restait plus que la piste du mont Igman. Lorsqu’on passait, on se faisait tirer dessus par les Bosno-Serbes. Une fois, j’ai pensé que nous étions finis car j’ai cru qu’un obus avait atteint le VAB qui me transportait, en fait, il était tombé sur le rocher à côté et avait fait tellement de bruit que j’ai cru que le VAB avait explosé. C’est dire la difficulté qu’il y avait pour entrer et sortir de Sarajevo. Or les étrangers étaient privilégiés, je disposais d’une voiture blindée et des gardes de sécurité, mais les pauvres habitants de Sarajevo, eux, au début, traversaient la piste empêchés par les membres de la FORPRONU. Ils ont eu ensuite le tunnel mais non sans risques parce que le tunnel avait des extrémités et que les extrémités étaient bombardées. Sarajevo a vécu un siège absolument épouvantable. Il s’est passé à Srebrenica la même chose qu’à Sarajevo pendant toute la guerre. Srebrenica est l’élément d’un tout. Certes, c’est l’endroit où se sont produits les événements les plus abominables avec 7 000 morts - le nombre reste à fixer avec certitude -, tout au moins des exécutions massives. Cependant si on additionne le nombre de personnes mortes à Sarajevo tuées par les Snipers ou par les obus, l’addition n’est pas moindre qu’à Srebrenica. Certes, le degré de l’horreur paraît peut-être moindre car ce fut étalé dans le temps, néanmoins ce qui est arrivé à Sarajevo ne peut être dissocié de ce qui s’est passé à Srebrenica.
Le pire n’a pas été l’isolement matériel et le manque de vivres, mais l’isolement intellectuel. Les intellectuels étaient privés de tout, n’avaient plus aucune revue et j’ai contribué à tenter de les désenclaver un peu en apportant des revues, en ouvrant un centre culturel à Sarajevo sous les bombes, en tentant de briser, en quelque sorte, ce siège.
Dernier point, il est aujourd’hui facile ou plus aisé de reconstituer les faits car on rassemble des éléments qu’on a obtenus de droite et de gauche mais c’était très difficile lorsqu’on était sur le terrain. On ne se promenait pas facilement en Bosnie-Herzégovine. Il y avait des Check Points, on était arrêté par les Serbes, par les Bosniaques ; on était isolé, les communications étaient difficiles. Certaines zones étaient interdites. Personne n’a pu aller dans la région de Srebrenica en juillet 1995, et même le contingent néerlandais qui se trouvait dans l’enclave était empêché de se mouvoir. Des éléments de ce bataillon ont même été pris en otages pendant plusieurs jours. Il était donc très difficile d’obtenir des informations. Je rappelle qu’un massacre a eu lieu en Bosnie centrale à Armici situé à environ 200 mètres d’une route assez fréquentée ; or les premières informations concernant ce massacre ne nous sont parvenues que plusieurs jours après. C’est dire la difficulté de collecter des informations, de les trier, de les pondérer et d’en rendre compte.
M. François Lamy, Rapporteur : Monsieur l’Ambassadeur, vous avez évoqué tout à l’heure vos contacts réguliers avec le Quai d’Orsay. Puisque vous avez travaillé sous deux ministres des Affaires étrangères différents, je voudrais savoir quelles étaient les " consignes " passées par ces différents Ministres concernant votre attitude sur place. Quelle était la position de la France ?
Vous avez souligné que la mission de la FORPRONU était difficile à remplir. Quelle était la position de la France ? Etait-elle équilibrée ? Quelles étaient vos missions sur place ?
S’agissant de vos relations avec le Président Izetbegovic, aviez-vous discuté avec lui des enclaves de sécurité ? Quelle était sa position à ce moment-là ?
Sur la supériorité serbe et sur leur volonté de prendre tout l’Est de la Bosnie, est-ce une réflexion que vous vous faites après ou est-ce que vous estimiez cela pendant le conflit ? Vous en avez sans doute rendu compte aux autorités françaises. Quelle fut la réaction du Quai d’Orsay par rapport à une telle affirmation ?
M. Henry Jacolin : Les instructions que je recevais n’émanaient pas du ministère de la Défense, mais du Quai d’Orsay. J’avais pour seule véritable instruction de rapporter ce qui se passait en Bosnie-Herzégovine, tout ce que je voyais, de rendre compte de toutes les conversations. Je pense l’avoir fait honnêtement.
Vous me demandiez quel type de relations j’avais eues avec le Président Izetbegovic. Je le rencontrais souvent, comme d’ailleurs le Ministre des affaires étrangères ou, plus tard, le Premier ministre, M. Haris Silajdzic, et je rapportais aussi fidèlement que possible tout ce qu’ils me disaient.
Je rapportais également beaucoup d’autres informations. Je rencontrais les membres du Parlement et, quand j’y arrivais, les membres du Gouvernement qui me faisaient part des besoins de la population ou de ceux de leur secteur, pour ceux qui étaient chargés du ravitaillement. Je rencontrais également les représentants des Serbes de Bosnie, les représentants des Bosno-Croates qui disposaient d’organisations et de membres dans la présidence (neuf personnes). La présidence collective de Bosnie-Herzégovine comportait trois Bosno-Serbes, trois Bosno-Croates, trois Bosno-Bosniaques. Je rapportais aussi fidèlement que possible tout ce qu’ils me disaient.
Le Président Izetbegovic était très inquiet du sort des enclaves de Bosnie-Herzégovine et avait parfaitement compris quelle était la man_uvre à long terme des Serbes de Bosnie. J’ai transmis toutes ces informations à Paris qui en était parfaitement informée.
Quand vous me demandez si j’ai reconstitué ensuite ce que je raconte aujourd’hui, je réponds par la négative, s’agissant des cinq observations que j’ai faites sur les événements de Srebrenica en mars 1993. Je me souviens avoir intitulé les télégrammes que j’ai adressés au Quai d’Orsay : " Chronique d’un nettoyage ethnique annoncé ". Je pense que je ne pouvais être plus clair en utilisant cette formule peut-être un peu littéraire mais qui manifestait bien l’intention que les Serbes avaient de nettoyer cette région.
M. François Lamy, Rapporteur : Une précision par rapport à votre mission et aux entretiens que vous aviez. Vous dites que vous rendiez compte des entretiens, mais j’imagine qu’il y avait des demandes des autorités bosniaques à la France. Quelle était la position que vous défendiez à ce moment-là ? Je suppose qu’il y avait quand même, de la part de la France, une volonté d’agir politiquement. Vous deviez donc avoir, au-delà des faits dont vous rendiez compte et des entretiens, une mission particulière lors de ces entretiens.
M. Henry Jacolin : Ma mission n’était pas facile car la France maintenait l’embargo sur les armes, comme d’ailleurs toutes les autres puissances occidentales, sauf les Américains, et c’était difficilement compréhensible par les Bosniaques. J’ai alors effectué mon travail d’ambassadeur et tenté d’expliquer aux Bosniaques les raisons pour lesquelles les grandes puissances ne voulaient pas lever l’embargo sur les armes. Ils les connaissaient d’ailleurs parfaitement : les pays qui avaient des troupes sur le terrain ne tenaient pas tellement à ce que les Bosniaques puissent se défendre car cela aurait pu mettre en danger les forces de l’ONU.
Ce n’était donc pas un travail facile. Néanmoins, je leur ai expliqué cette position. Je crois d’ailleurs avoir réussi à le faire. J’ai participé à plusieurs émissions du type " 7 sur 7 ", des questions en direct, car je parle le serbo-croate. Je faisais donc un petit exposé sur notre position et je répondais aux questions qui m’étaient posées par les auditeurs. Au début, il y a eu beaucoup d’opposition et puis, finalement, à force d’expliquer, ils ont compris cette position qu’ils n’admettaient pas mais qui avait une certaine logique en soi et qu’elle n’était pas hostile à la Bosnie-Herzégovine que la France respectait puisqu’elle y avait envoyé un ambassadeur. Au début, les questions qui m’étaient adressées par les auditeurs étaient très agressives mais, à force d’expliquer, elles l’ont moins été... Il y avait, certes, un différend, mais il était, en quelque sorte, accepté et reconnu. Le fait d’avoir vécu à Sarajevo m’a valu une certaine estime de la part de la population car pendant pratiquement un an, je fus le seul ambassadeur à y vivre. Deux autres avaient présenté leur lettre de créance avant moi mais qui ne sont jamais revenus à Sarajevo après le jour de la présentation de leur lettre de créance. Je fus donc pratiquement le seul ambassadeur pendant un an. Comme j’ai rencontré beaucoup de monde et tenté de soutenir les Bosniaques de la plus grande façon en ouvrant un centre culturel, en soutenant les professeurs de français, en faisant venir une délégation de l’Académie française pour soutenir l’Académie des Sciences de Bosnie-Herzégovine, etc. Cela a valu à travers moi et à la France une certaine reconnaissance de la part des Bosniaques. Il en fut de même de la visite effectuée par le Président François Mitterrand en juin 1992 qui permit l’établissement du pont aérien et donc aux Bosniaques d’obtenir des vivres car pendant des mois, les habitants de Sarajevo n’ont disposé que des colis du HCR, et encore, ce qui pouvait être consommé dans ces colis -je rappelle qu’il y avait des pâtes et il n’est pas très facile de faire des pâtes quand il n’y a pas d’électricité ou pas d’eau-. Ils ne pouvaient donc manger que les autres denrées qui figuraient dans ces colis. La population de Sarajevo a vécu littéralement complètement aux crochets du HCR pendant des mois.
M. René André : Monsieur l’Ambassadeur, vous avez souligné l’inadéquation entre les moyens dont disposait la FORPRONU et les missions assignées. Quel est votre sentiment sur les zones de sécurité compte tenu de cette inadéquation des moyens et des missions ? Le Président Izetbegovic avait-il conscience de la difficulté qu’il y aurait à les défendre ? Vous avez indiqué avoir envoyé régulièrement des télégrammes en précisant : " Chronique d’un nettoyage ethnique annoncé ". Or il résulte, si mes souvenirs sont exacts, du rapport que l’ONU a rédigé sur le massacre de Srebrenica, qu’il avait été proposé, à différentes reprises, au Président Izetbegovic d’évacuer notamment la zone de Srebrenica. Est-ce exact ? Quelle fut alors la position du Président Izetbegovic sur ces propositions d’évacuation ? A-t-il été amené par la suite à changer d’avis ?
M. Henry Jacolin : Comme tous les dirigeants de Bosnie-Herzégovine, le Président Izetbegovic était parfaitement conscient de la fragilité des zones de sécurité. Il n’aurait d’ailleurs pas dû l’être si les zones de sécurité avaient fonctionné comme elles auraient dû fonctionner, si la FORPRONU avait eu les moyens de les défendre. Il semble que des propositions aient été faites - je n’en suis pas certain et je n’en ai pas été témoin direct - par les Serbes de Bosnie d’échanger des territoires de l’Est de la Bosnie-Herzégovine contre des territoires situés plus à l’Ouest. Le Président Izetbegovic n’a pas accepté un tel échange. Qui aurait pu l’accepter ? Pendant la deuxième guerre mondiale si un tel marché - le retrait des troupes allemandes contre la cession de l’Alsace - avait été proposé aux dirigeants de la France libre, aurait-il été acceptable ? Etait-il même moralement acceptable pour le Président Izetbegovic d’accepter de sang froid de voir la population de Bosnie-Herzégovine évacuer une région et de prendre la décision d’évacuer ses propres populations ? C’était absolument impossible et d’ailleurs qui aurait pu l’accepter en Bosnie-Herzégovine ? On était donc devant une situation très difficile.
M. René André : Dans le rapport de l’ONU, il est effectivement indiqué qu’il a été proposé au Président Izetbegovic d’évacuer et que celui-ci a refusé dans un premier temps, et qu’il aurait dit après le massacre : " C’est bien malheureux que je n’aie pas accepté cette proposition ".
M. Henry Jacolin : Je n’en sais rien là non plus. Je n’étais d’ailleurs pas là à ce moment-là, comme je l’ai rappelé.
Mme Marie-Hélène Aubert : Quand on a décidé de créer les zones de sécurité, quelle fut la position des autorités françaises et des différents membres du Conseil de sécurité sur la faisabilité de cette opération ? Quelle fut la position des militaires français sur ce point ? Entre 1993 et 1995, quelle a été l’évolution de la position française à ce sujet ? Les autorités françaises ont-elles demandé des moyens supplémentaires - car il semble que ceux-ci étaient largement insuffisants pour assurer réellement la sécurité de ces zones ? Les autorités françaises ont-elles opté pour une autre politique et à quelles conditions ?
Y a-t-il eu un changement de politique au moment du changement de présidence de la République au printemps 1995 ? Avez-vous senti une évolution de politique claire et nette ? Vous a-t-on donné des instructions différentes ?
Plus spécifiquement, sur les otages français au printemps 1995, différents enquêteurs ou certaines ONG ont dit qu’il y aurait eu entre les autorités françaises, notamment la présidence de la République, et les Serbes, une forme de contrat ou d’engagement de ne pas intervenir par des moyens aériens à Srebrenica contre la libération des otages. Quel est votre point de vue sur ces questions ? Pensez-vous qu’il y a eu négociation sur la libération des otages et, si oui, quelles en étaient les conditions ?
M. Henry Jacolin : Concernant les zones de sécurité, la FORPRONU n’avait pas le choix. La décision était prise à New York ; ce n’était pas une décision française, mais une décision de la communauté internationale. Devant les réactions de la presse et des pays occidentaux, la communauté internationale a décidé de sécuriser les habitants de Bosnie orientale qui étaient enfermés dans des enclaves.
Mme Marie-Hélène Aubert : La France avait une position.
M. Henry Jacolin : Oui, bien sûr, mais sa position n’était pas différente de celle des autres pays du Conseil de sécurité. A l’époque, le débat a en fait tourné autour du problème des frappes aériennes parce qu’on a pensé, à ce moment-là, qu’il était possible de sécuriser les zones de sécurité, si celles-ci venaient à être violées par les Bosno-Serbes, en employant des répliques aériennes. Cependant, il est très rapidement apparu qu’utiliser les frappes aériennes ne répondait pas véritablement au problème pour plusieurs raisons. Il y avait le système de la double clef, c’est-à-dire qu’il fallait qu’il y ait à la fois l’accord de l’OTAN et l’accord de la FORPRONU, qui était, en général, plutôt réticente à l’utilisation de la force aérienne, craignant que les Bosno-Serbes ne se retournent contre ses troupes, chargées de guider les frappes des avions. Le Représentant spécial des Nations unies, qui était à ce moment-là M. Akashi -dont je n’ai jamais eu l’impression qu’il avait très bien pris la mesure de ce qui se passait en Bosnie-Herzégovine- était réticent à l’utilisation de la force aérienne.
Le système de la double clef n’a donc pratiquement jamais marché. J’évoquerai par analogie les événements de Gorazde au printemps 1994. L’état-major de la FORPRONU, établi normalement à Zagreb, s’était installé quelques jours à Sarajevo pour être plus près des décisions. Je me souviens de la très grande indécision des chefs de la FORPRONU sur l’emploi ou non de l’arme aérienne ; car il est apparu à l’usage qu’elle n’était pas la panacée et ne résolvait pas tous les problèmes malgré les espoirs qu’on avait mis en elle.
La Bosnie-Herzégovine a été, en quelque sorte, le laboratoire de l’intervention alors qu’on était dans une phase de rodage et qu’on ne savait pas comment procéder à ce moment-là. C’était la première fois qu’une force des Nations unies était entraînée dans un combat aussi dur, aussi sanglant et aussi long. La FORPRONU comme la communauté internationale ont appris sur le terrain au fur et à mesure du déroulement des événements. Ce fut comparable à une intervention chirurgicale. On ignore, avant l’intervention, si elle réussira ou pas mais on ne peut savoir si elle réussira tant qu’on ne la fait pas. La communauté internationale était prise à son propre piège en essayant de résoudre une situation sans savoir si les moyens qu’elle y avait mis seraient aptes à la résoudre.
Quant au marché supposé entre les autorités françaises et les autorités Bosno-Serbes sur les otages français, les deux pilotes du Mirage qui avait été abattu, je n’en sais absolument rien. C’est une question qu’il vous faudrait poser aux responsables français de la FORPRONU en poste à ce moment-là mais je n’étais, personnellement, pas chargé de cette négociation. Le bruit en a couru, c’est tout ce que je sais. Néanmoins, personnellement, j’en doute fort ; je ne peux pas le prouver mais c’est ma conviction intime.
Les choses ont effectivement changé au printemps 1995. Pendant les trois ans que j’ai passé à Sarajevo, je n’ai cessé d’expliquer qu’il serait possible d’arrêter les Serbes assez rapidement, qu’on surestimait vraisemblablement les moyens dont ils étaient équipés et la volonté dont ils faisaient preuve. Je ne me suis pas tellement trompé puisque la mise en place de la Force de réaction rapide en juin 1995 -l’une des premières décisions prises par le nouveau Président de la République- a permis en quelques semaines d’arrêter les Serbes. Il a suffi d’une cinquantaine d’obus provenant de canons de 155 installés sur le mont Igman pour les arrêter complètement. Ce sont des canons très performants et très précis qui ont la capacité d’analyser la trajectoire des obus. Chaque fois que les Serbes tiraient un obus, la trajectoire était analysée et, dans les 50 secondes qui suivaient, la batterie serbe qui l’avait envoyé recevait un obus droit au but. Il a donc été montré que dès qu’on s’opposait aux Serbes, dès qu’on leur disait " ça suffit, il faut s’arrêter ", ils s’arrêtaient. Si ce conseil avait été suivi plus tôt, on aurait peut-être évité quelques dizaines de milliers de morts mais, encore une fois, c’est facile de l’expliquer après.
La Bosnie-Herzégovine a été un laboratoire, peut-être malheureux, mais néanmoins nécessaire pour permettre à la communauté internationale de comprendre comment gérer un tel conflit. La leçon n’a, heureusement, pas été totalement perdue pour ce qui concerne le Kosovo. C’est quand même un progrès. Le problème résidait, en fait, dans les hésitations de la communauté internationale qui ne disposait pas encore de la culture nécessaire pour pouvoir s’interposer utilement, et avec les moyens adéquats, à un conflit que les belligérants ne voulaient pas arrêter.
Mme Marie-Hélène Aubert : Il vous semble donc qu’il était possible d’éviter ce qui s’est passé à Srebrenica. Etait-ce simplement une question de volonté ou une question de moyens ? Pensez-vous que les moyens étaient suffisants sur place ou dans la région ?
M. Henry Jacolin : Non, je l’ai dit dans mon introduction.
Mme Marie-Hélène Aubert : Est-ce que des moyens supplémentaires ont été demandés à un moment donné ?
M. Henry Jacolin : Je l’ignore car j’étais sur la table d’opération en juillet 1995. D’une façon générale, la FORPRONU n’avait pas les moyens d’exécuter le mandat qui lui était confié. Elle avait des moyens qui relevaient du chapitre VI de la Charte alors que les tâches qui lui étaient demandées relevaient en quelque sorte du chapitre VII. Les soldats de la FORPRONU avaient quelques armes légères. Il n’y avait à Sarajevo qu’une dizaine de blindés légers, avec des canons de 120 et les VAB étaient équipés de canons de 20, alors que les Serbes de Bosnie disposaient de mortiers, de canons et de toute la panoplie militaire.
La FORPRONU n’était absolument pas en mesure de faire la guerre, ni même de s’interposer entre des belligérants qui ne voulaient pas faire la paix ou respecter les cessez-le-feu que la FORPRONU avait péniblement conclus semaine après semaine.
M. Jean-Noël Kerdraon : Je voudrais obtenir des précisions sur le déplacement du général Morillon à Srebrenica ; quelles ont été les réactions des autorités françaises et de l’ONU liées à son déplacement ? Y a-t-il une relation entre le retour prématuré du général Morillon en France et les réactions des autorités françaises et de l’ONU ?
M. Henry Jacolin : Vous posez cette question à l’ambassadeur de France en Bosnie-Herzégovine qui relève du Quai d’Orsay, et je ne suis pas en mesure de vous répondre. Il faudrait poser cette question aux autorités du ministère de la Défense de l’époque.
M. Jean-Noël Kerdraon : A quel moment avez-vous été informé de ce déplacement ?
M. Henry Jacolin : J’ai suivi heure par heure le déplacement du général Morillon de Sarajevo, ce qui m’a permis d’en rendre compte de façon très précise à Paris. J’étais à Sarajevo et je n’ai jamais pu aller ailleurs qu’à Pale dans des zones occupées par les Bosno-Serbes pendant la guerre.
M. René André : Un de vos prédécesseurs indiquait que le général Gobilliard, qui était stationné à Sarajevo, avait tenté une opération vers Srebrenica et avait même commencé à constituer une colonne de chars ou de blindés. Cela n’est pas complètement avéré. L’avez-vous su, Monsieur l’Ambassadeur ?
M. Henry Jacolin : Je vous rappelle que j’ai quitté Sarajevo sur une civière le 5 juillet et que je ne suis pas en mesure de vous donner réponse sur ce point.
Le Président François Loncle : Vous avez renoué avec les Balkans puisque vous êtes actuellement le Représentant spécial du Président de l’OSCE pour le processus de stabilisation de la paix en Bosnie-Herzégovine. On peut d’ailleurs vous en féliciter compte tenu de ce que vous avez vécu il y a cinq ans. Six ans plus tard, comment percevez-vous la situation en Bosnie-Herzégovine et quelle est la perception actuelle -si vous avez eu l’occasion de le vérifier- du drame de Srebrenica ? Nos Rapporteurs se rendront sur place et témoigneront à leur tour de la situation actuelle et des traces laissées par ce drame. Cependant, j’aimerais connaître votre sentiment puisque vous y étiez à l’époque et que vous y travaillez à nouveau.
M. Henry Jacolin : Je garde une image de la Bosnie-Herzégovine qui est celle de la très grande dignité des habitants sous le siège de Sarajevo. Les hommes étaient toujours impeccablement habillés avec cravate et se rendaient à leur travail, qu’il y ait ou pas des obus. Les professeurs allaient à l’école et à l’université, même si les étudiants ne venaient pas. Les fonctionnaires étaient présents à leur poste. Les femmes étaient toujours bien habillées, maquillées, comme si le fait de rester normales était une forme de résistance. Je me souviens de l’étonnement de mon épouse qui est souvent venue avec moi en Bosnie-Herzégovine et qui a partagé avec moi ces moments difficiles dans le froid, la faim, les obus qui tombaient. Les habitants de Sarajevo auraient pu sombrer dans le désespoir pendant trois ans de siège et ils ont été sauvés par l’humour et par la culture. Par l’humour parce qu’il y avait toute une série de blagues qui circulaient à Sarajevo et qui maintenaient le moral de la population.
Par la culture parce que jamais la vie culturelle à Sarajevo n’a été aussi intense que pendant la guerre. Les expositions succédaient aux expositions, les peintres peignaient. Il y avait des vernissages et des colloques en permanence. L’Académie des Sciences et les institutions culturelles n’ont jamais cessé de fonctionner. J’ai assisté à plusieurs concerts aux bougies. Je me souviens d’un concert au mois de mars, un mois après mon arrivée. Le contact s’était fait de bouche à oreille pour éviter que les Serbes ne tirent des hauteurs de Sarajevo, parce que, lors d’un précédent concert, les Serbes en ayant été informés, avaient envoyé un obus sur la population lorsqu’elle sortait du concert. L’information était passée et à ce concert participaient tous les instruments (piano, violon, etc.), tous les grands musiciens de Sarajevo mais également les jeunes comme si, en faisant jouer les jeunes, même s’ils n’étaient pas encore des pianistes ou des violonistes confirmés, les Bosniaques voulaient manifester que Sarajevo continuerait même après le siège.
Pour moi, il n’y aura véritablement de paix en Bosnie-Herzégovine que le jour où les criminels de guerre seront déférés devant le Tribunal pénal international de La Haye car cela montrera aux populations que quelque chose a changé. Le jour où Karadzic et Mladic pour les Bosno-Serbes, au moins Dario Kordic pour les Bosno-Croates - je n’en vois pas pour les Bosno-Bosniaques, je ne crois pas qu’il y en ait qui soient sur la liste du TPI - , c’est-à-dire le jour où ceux qui ont lancé la guerre seront sous les verrous, la population verra à ce moment-là les choses d’un _il tout à fait différent et la Bosnie-Herzégovine pourra vivre à nouveau une vie normale.
Source : Assemblée nationale (France)
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