(jeudi 15 février 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Après avoir été adjoint au commandant de la Force d’action rapide en 1993 et 1994, vous avez été, Général Germanos, sous-chef opérations à l’état-major en 1994-1995, avant d’être au cabinet militaire de MM. Charles Millon et Alain Richard. Vous avez été ensuite directeur de l’IHEDN et inspecteur général des armées.

Général Raymond Germanos : Je vous remercie de me donner l’occasion de livrer mon analyse de la situation qui prévalait en ex-Yougoslavie, faite à partir de ma positon de responsable des opérations des armées françaises auprès de l’amiral Lanxade. Ceci explique le terme de sous-chef des opérations qui n’a jamais été très bon, mais on n’a pas trouvé mieux pour montrer la subordination dans ce système.

Le Président François Loncle : Vous étiez numéro deux en quelque sorte.

Général Raymond Germanos : Dans ce domaine-là, dans le domaine général non, il y avait le major général, mais dans le domaine des opérations, j’étais le responsable. J’ai occupé cette fonction du 1er mai 1994 au 1er septembre 1995. A cette date, j’ai rejoint le poste de chef du cabinet militaire du Ministre de la Défense.

Auparavant, je voudrais profiter de cette tribune pour vous donner mon sentiment sur les soldats français et leurs chefs, que je connais bien après près de quarante ans de service, d’autant que pendant de longues années j’ai été impliqué, à un titre ou à un autre, dans les actions des forces françaises. Sur tous les territoires, Golfe, Afrique, Europe, Asie, ils ont été exemplaires, appliquant avec c_ur, mais aussi avec le savoir-faire, que beaucoup de nations nous envient, les directives que chef d’Etat et Gouvernement donnaient.

Dans bien des cas, dans le cadre de nos missions, pour les remplir au mieux, nous avons su prendre et faire prendre les risques jugés nécessaires, sans craindre des pertes, tout en les limitant au maximum, pour que ceux que nous venions aider, dans un contexte multinational ou national, souffrent moins, pour que la violence soit limitée, mais aussi pour qu’à travers nous, la France affirme l’importance de son action et de son rôle avec et face à nos partenaires. Certes, nos actions et nos choix ont été parfois critiqués, mais en tout lieu, en tout temps, nous avons largement assumé les responsabilités que l’on nous avait confiées.

D’autres pays, plus prudents, plus soucieux des conséquences d’actions difficiles face à une opinion publique toujours critique, ont pris des risques moindres, tant il est vrai que les sujets douloureux sont diminués d’autant. Ceci ne nous a pas découragés et ne nous décourage pas, bien que nous soyons conscients qu’agir dans un cadre international, aujourd’hui incontournable, où quel que soit le poids de sa participation chaque nation pèse sur la décision, conduit à des concessions successives. Elles lient parfois les mains des acteurs sur le terrain et leur font prendre des risques considérables, que pour notre part nous avons largement acceptés.

Aujourd’hui, devant vous, je veux commencer par rendre hommage à nos soldats tous grades confondus pour ce qu’ils ont fait dans toutes les zones d’engagement, en particulier en ex-Yougoslavie, comme pour ce qu’ils continuent de faire aujourd’hui. Que l’on ne vienne pas nous dire que nous sommes des adeptes du " zéro mort " aux dépens des populations civiles. C’est pour elles, et c’est normal, que nous avons payé le prix du sang au cours des années écoulées et encore aujourd’hui. C’est notre peine mais aussi notre fierté. Je souhaite, comme beaucoup de mes camarades qu’on nous le reconnaisse !

Je voudrais revenir maintenant plus directement à ce qui intéresse la Mission parlementaire. Lorsque j’ai pris mes fonctions comme responsable des opérations des forces françaises le 1er mai 1994, je venais de passer six mois comme adjoint à la Force d’action rapide. Précédemment j’avais commandé, pendant deux ans, la 11e division parachutiste, de septembre 1991 à septembre 1993. A ce titre, j’avais eu à engager mes unités sur différents théâtres d’opérations : le Cambodge, l’Afrique dont la Somalie et bien sûr l’ex-Yougoslavie.

Le plus étonnant pour moi et mes soldats était de constater la passivité à laquelle nous contraignait le fait d’agir sous casque bleu. Les larges débats sémantiques développés aux Nations unies nous échappaient alors. J’ai, bien sûr, appris à les connaître beaucoup mieux par la suite. Je crois que les Nations unies et les pays qui composent cette organisation, ont pensé que nous n’aurions à conduire qu’une opération de maintien de la paix, sans affrontement majeur en ex-Yougoslavie. Toujours est-il que le ton de l’intervention a été donné dès le début. Si la FORPRONU avait pu être employée dès le début contre les groupes désorganisés qui l’empêchaient de remplir sa mission, peut-être que la situation aurait pu évoluer différemment, mais ce n’était pas dans son mandat et elle n’en avait pas les moyens initialement. De même, la participation de nombreux pays à des niveaux différents d’entraînement et de préparation compliquait l’action sur le terrain. Pour moi, certains n’avaient pas compris le sérieux de la situation. Il n’est que de rappeler l’arrivée d’un contingent sans armement ni équipement pour rejoindre une position de combat.

Lorsque j’ai rejoint mon poste à l’état-major des armées, la situation était largement dégradée sur l’ensemble du territoire de l’ex-Yougoslavie. Les différents belligérants s’étaient équipés en armement et munitions. Les mesures décidées par les Nations unies étaient en place, pour une opération de maintien de la paix, mais ne paraissaient plus adaptées alors, laissant une impression d’impuissance, liée aux conditions d’une intervention multinationale, décisions longues à prendre, veto possible. Le choix des enclaves, celui des regroupements des armes lourdes, qui étaient un atout initialement, présentait alors un danger qui allait devenir réalité un an plus tard.

Jusqu’en mai 1995 et la prise des otages, le décor se met en place : avancées politiques limitées, mais embrasement général évité. Cependant, que de morts et de blessés dans nos rangs ! Les Français ne peuvent pas être taxés de ne pas jouer leur rôle d’interposition face aux Serbes et aux Bosniaques. Il faut rappeler ici que hors accidents, nous devons nos pertes aux deux parties, quasi à égalité.

Malgré cela nos soldats poursuivent leur mission, sans désemparer et en particulier protégent la population musulmane, sans aucune faiblesse. Je veux écarter ici l’accusation globale d’être pro-Serbes portée contre les Français, sans ignorer que les sentiments personnels sont difficiles à analyser. La mission a été remplie sans parti pris, conformément au mandat fixé par les Nations unies.

Quelle était la situation dans les semaines qui ont précédé Srebrenica ? Je rappellerai d’abord quelques dates qui permettront d’éclairer des affirmations approximatives que j’ai relevées : le 24 mai, prise des otages qui durera jusqu’au 18 juin 1995 ; le 27 mai, pont de Vrbanja ; le 8 juin 1995, mise en place des mortiers lourds français sur le mont Igman (initiative française, sans aucune couverture américaine) ; le 3 juin, annonce à Paris de la création de la FRR ; le 16 juin, résolution 988 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies.

A compter du 21 juin, début de la mise en place à l’initiative française de la FRR qui malheureusement mettra du temps à arriver au mont Igman. Elle y parviendra fin août. Les derniers éléments lourds, des canons en particulier, sont déposés à Ploce après beaucoup de difficultés le 30 juillet. Il faut pratiquement un mois pour que nous puissions rejoindre le mont Igman compte tenu des difficultés que font Croates et Bosniaques pour le passage de cette force qui venait les défendre.

Je signale ici que l’on a accusé le général Janvier d’avoir négocié avec Mladic non frappes contre otages le 4 juin 1995. Je démens formellement cela. Croyez-vous que c’est en renforçant unilatéralement nos moyens lourds qu’on donnait des gages de soumission à la volonté serbe ? De plus, qui pouvait alors prévoir l’attaque de Srebrenica et les massacres qui suivront ? L’attaque, la chute et le départ de soldats hollandais de Srebrenica ont lieu entre le 6 juillet et le 21 juillet. Srebrenica ne s’est pas terminé le 12 juillet.

Un ultimatum de trois généraux de haut rang américain, britannique et français est lancé le 23 juillet à Mladic après la conférence de Londres le 21 juillet. Je représentais à ce titre la France lors de cet ultimatum. Deux diplomates, un Américain et un Britannique chargés d’établir le compte rendu de la rencontre, nous accompagnaient. Cet ultimatum, dont je n’ai pas encore entendu parler dans les comptes rendus que j’ai vus, sera le déclencheur de la campagne aérienne et annoncera les accords de Dayton. Dernier événement dans cette période, deux pilotes français sont prisonniers des Serbes le 30 août, ils le seront jusqu’au 12 décembre. Le 30 août, c’est bien après Srebrenica.

Ce rappel fait, que se passait-il en ex-Yougoslavie dans la semaine du 3 au 9 juillet 1995 ? Comment se situait Srebrenica dans ce contexte ? Sarajevo, ville symbole et martyre, relevait de la responsabilité directe des Français et était assiégée. Des affrontements violents durant cette période de la semaine précédant la chute de Srebrenica s’y déroulaient entre Serbes et Bosniaques ; ceux-ci tentaient de la désenclaver par le Sud, sans succès. Nos soldats qui étaient à Sarajevo, dans des conditions difficiles, subissaient pressions et agressions répétées de la part des deux parties. Dans le même temps, aucun moyen aérien n’était autorisé à voler.

A Bihac, qui est au Nord de la Bosnie, affrontements et combats se succèdent. L’armée serbe de Krajina combat aux côtés des fidèles de Fikret Abdic, qui est un chef musulman, contre le 5ème corps qui est l’armée régulière des Bosniaques. Des pressions et des accrochages se produisent dans la Krajina. A la suite de cela, 200 000 Serbes quitteront et traverseront le pays pour rejoindre la Serbie.

La pression s’accentue sur les enclaves : Gorazde, Zepa et Srebrenica. Mais c’est là et pour la première fois le 9 juillet après les bombardements du 8 juillet, la prise en otages de 32 puis de 45 soldats hollandais, que nous avons la preuve ou l’indication forte que les Serbes ne vont pas se contenter de contrôler l’objectif initial, la route Sud de cette enclave que tout le monde croyait être le leur, mais qu’ils vont tenter de prendre l’enclave.

Ce jour-là, le 9 juillet, M. Akashi fixe un ultimatum aux Serbes, sans donner de date d’échéance : arrêt de l’offensive ; libération des otages ; retour aux positions anciennes. Les renseignements en notre possession ne permettaient pas alors une idée précise de la situation quelles que soient les affirmations faites ici ou là après la chute de l’enclave.

Le 9 juillet, alors que le 8 juillet des avions étaient déjà en l’air, la FORPRONU demande l’appui des troupes au sol, les met en attente. Ce sont les avions de l’OTAN qui assurent cette mission. La suite vous a été largement développée par les intervenants précédents, dont le général Janvier, en particulier sur la chute et le déroulement de cette chute de Srebrenica. Je vous propose de répondre à des questions si vous le souhaitez sur ce sujet plus précisément.

Je voudrais simplement ajouter un élément sur les frappes aériennes. Le feu vert pour les frappes, pour ce qui était appui au sol, devait être donné par M. Akashi. Pour les frappes dans la profondeur, c’est-à-dire les frappes stratégiques, c’était M. Boutros Boutros-Ghali lui-même qui devait donner le feu vert. L’initiative n’appartenait donc pas aux gens qui commandaient sur le terrain. Ce n’est que le 26 juillet que la délégation est donnée au général Janvier pour ces deux modes d’action.

Le Président François Loncle : Je ne doute pas que les questions seront nombreuses, y compris sur ce que vous avez expliqué sur les événements eux-mêmes pour les raisons que l’on peut imaginer, car le général Janvier a été auditionné à huis clos et parce que nous sommes désireux d’avoir votre version personnelle des faits exprimée de manière publique. Ce qui nous satisfait davantage et je vous remercie d’ailleurs d’avoir contribué au caractère public de nos auditions.

M. François Lamy, Rapporteur : Quelle est la nature des relations entre le sous-chef opérations et un général français quand il est commandant de la FORPRONU ? Quelle était la fréquence, la nature du contact que vous pouviez avoir puisqu’on a beaucoup parlé de double, voire de triple chaîne de commandement ? Peut-on dire réellement qu’il y avait une chaîne de commandement franco-française à ce moment-là ?

Sur les événements de Srebrenica, je voudrais savoir si vous avez été consulté par le général Janvier dans cette période-là.

Concernant l’initiative qu’aurait prise le général Gobilliard de marcher sur Srebrenica, je voulais d’abord savoir si c’était vrai, si vous aviez été mis au courant, si des ordres ont été donnés spécialement au général Gobilliard et de quels moyens il disposait à l’époque pour pouvoir éventuellement marcher sur Srebrenica. Etait-il crédible ou pas de prendre une initiative militaire venant de Sarajevo ?

S’agissant des moyens dont nous disposions sur place à ce moment-là, tout particulièrement les avions, le porte-avions présent avec un certain nombre de moyens, d’hélicoptères, de troupes, était-il possible de votre point de vue d’entamer une action quelconque sur Srebrenica à partir de ces moyens militaires ?

Sur le plan du général Quesnot, qui nous a dit avoir travaillé sur des plans de reprise de l’enclave, ce plan existe-t-il, vous a-t-il été soumis et quelle était votre appréciation sur la faisabilité technique de ce fameux plan ?

Général Raymond Germanos : Sur la chaîne de commandement, il faut savoir que, lorsque nous engageons des unités dans le cadre des Nations unies, ce sont les Nations unies et elles seules qui sont responsables de la conduite des opérations. Avais-je des contacts avec les généraux engagés sur place ? Bien sûr, aucun pays ne peut donner autant de monde, nous avons été plus de 7 000 hommes à un certain moment, sans exiger et obtenir un droit de regard sur leur équipement, sur leur organisation, sur la manière dont seront traités leurs blessés s’il y en a, l’évacuation... Mais en aucun cas nous n’influons sur la décision des engagements et des choix tactiques et stratégiques qui sont pris sur le terrain. Nous avions un commandement des éléments français qui était à Zagreb à l’époque et qui était un relais naturel pour tout ce qui était l’organique de nos forces.

Il est bien entendu qu’en cours de mission je recevais des comptes rendus des généraux sur place, dont le général Janvier. En particulier, c’est lui qui, le 9 juillet, après la décision de M. Akashi d’autoriser les frappes aériennes d’appuis au sol - je le précise car pour plus, il fallait monter à M. Boutros-Ghali - m’a téléphoné pour me rendre compte qu’effectivement on venait d’avoir l’accord pour les frappes d’appui au sol. De la même façon, j’avais des contacts avec le général Gobilliard puisque nous suivions à la minute l’évolution de la situation sur Sarajevo compte tenu des problèmes que nous rencontrions et des nombreux blessés et morts qui, à l’époque, survenaient. Je disposais des comptes rendus des généraux français, mais en aucun cas nous n’avons influencé les décisions d’action sur le plan militaire.

Pour ce qui concerne le général Gobilliard, moi-même quand j’ai appris par votre biais qu’il était parti en direction de Srebrenica, je l’ai interrogé. Il a formellement démenti cette affaire-là car non seulement il n’avait pas reçu l’ordre de le faire, et vous vous doutez bien que dans la situation du moment il avait d’autres soucis sur Sarajevo. Ce qui est arrivé est qu’il a simplement rendu compte, pas à moi puisqu’à l’époque il n’était pas question qu’il bouge, mais semble-t-il dans les discussions qu’il a eues en dehors du milieu hiérarchique normal, qu’il aurait été prêt à partir si on lui avait demandé d’aller faire une reconnaissance, je dis bien une reconnaissance, en direction de Srebrenica. En aucun cas, il ne l’a faite, en aucun cas, il n’a entrepris le moindre mouvement dans ce domaine-là, en aucun cas, nous ne lui avons donné l’ordre de le faire. Ceci dit, il n’avait pas les moyens de mener une action en direction de Srebrenica, il faut bien s’en rendre compte. Il est vrai que l’on a tendance à dire que les soldats de la FORPRONU étaient 30 000...

Le flash de la semaine qui précédait la chute de Srebrenica montre ce qu’était la situation dans la région. Tout le territoire était enflammé, c’est-à-dire les Krajina, Bihac, Sarajevo. Il ne faut pas aussi oublier, bien sûr c’est passé et il est normal que cela ait disparu des pensées, que tout le monde à l’époque parlait aussi de Brcko où les affrontements continuaient. On était inquiet sur ce qui se passait en Slavonie. On ne savait pas comment les troupes croates réagissaient du côté de Mostar où les Musulmans, pris entre les Croates et les Serbes, subissaient à ce moment-là des bombardements importants. L’ensemble du territoire était en feu. Je ne pense pas que le général Gobilliard aurait pu dégager les forces, si tant est que les Nations unies l’auraient autorisé, pour pouvoir partir en direction de Srebrenica.

Pour ce qui est des contacts avec le général Janvier, hors le compte rendu que j’ai eu pour les frappes aériennes du 9 juillet, je n’en ai pas eu au moment des actions avec lui. Je l’ai rencontré le 6 juillet lors de son passage à Paris car, lorsqu’il passait, bien entendu, il venait nous faire des points de situation. Ces points de situation n’étaient pas seulement destinés à la France. Nous avions des contacts en particulier avec les Britanniques avec lesquels nous échangions nos perceptions des événements, et d’autres alliés. Bien entendu, engagés ensemble dans des conditions extrêmement difficiles, nous partagions au niveau de Paris les renseignements que nous pouvions avoir.

Le Président François Loncle : Que vous a-t-il dit le 6 juillet ?

Général Raymond Germanos : Le 6 juillet, il nous a fait le point de la situation telle qu’il la ressentait. Je rappelle que le 6 juillet il n’y avait pas de menace précise sur Srebrenica et ce n’est qu’à partir du 8-9 juillet, encore que, si j’ai bonne mémoire, le 10 juillet on nous a donné un renseignement un peu plus rassurant disant que les menaces d’Akashi portaient leurs fruits, qu’il y avait un semblant de retrait des Serbes. La situation était extrêmement confuse sur zone. Le 6 juillet, nous avons fait un point de situation.

Le Présient François Loncle : Où il était question de Srebrenica ?

Général Raymond Germanos : Oui, il était question de Srebrenica, mais au même titre que les autres enclaves. Zepa était à ce moment-là menacée et les Britanniques commençaient à faire savoir qu’ils ne souhaitaient plus garder Gorazde. Donc, on a fait un point global sur la situation. Ensuite, bien sûr, et vous le savez, il a rencontré le Premier ministre et il a parlé avec lui des mêmes problèmes, je pense.

Pour ce qui concerne les moyens sur place et sur le porte-avions. Le porte-avions nous a servi le 8 juin pour mettre en place sur le mont Igman la section de mortiers lourds. La mise en place de cette section de mortiers lourds a été une initiative strictement française qui a eu ensuite un aval de l’Union européenne, mais cela a été fait en dépit des difficultés que nous avons rencontrées pour traverser l’espace aérien bosniaque puisqu’à ce moment-là le contrôle était fait à partir de l’Italie et que nous n’avions pas eu l’accord pour le décollage de nos hélicoptères et pour installer nos mortiers lourds sur le mont Igman. Ceci a été fait. Cela a été une décision française. Ce sont les avions du Foch qui ont été mis en alerte, qui étaient là pour éventuellement assurer une couverture que nous n’avions pas pu obtenir autrement.

Je ne crois pas que les moyens qui étaient en place sur le porte-avions à ce moment-là auraient suffi à mener une offensive sur Srebrenica. Il y avait de nombreux appareils en Italie si la volonté avait été affichée d’intervenir massivement, mais tel n’était pas l’objectif. Pour intervenir massivement, il fallait l’accord de l’ensemble des nations et de M. Boutros Boutros-Ghali, c’est un point important, mais, les troupes au sol étaient insuffisantes pour le faire.

Enfin, le plan Quesnot. J’ai entendu le général Quesnot dire lors d’une réunion : " Il faudrait sauter sur Srebrenica. Je prendrai la tête du bataillon ". Cela s’est arrêté là comme demande de planification pour ce qui me concerne. Je n’en ai pas reçu d’autre. Nous avons bien entendu développé des modes d’action, mais pour développer les modes d’action, il fallait l’accord de l’ensemble des partenaires qui comptaient à ce moment-là et leurs moyens. Une action aéroportée d’un bataillon excédait largement les moyens de largage dont nous disposions en avions. Il aurait fallu les avions américains et un appui très fort américain. Vous savez comme moi qu’à ce moment-là une action unilatérale aurait pu être considérée comme très risquée par nos alliés car elle aurait pu mettre en danger leurs soldats sur le terrain. Aussi nous fallait-il l’aval de nos alliés qu’en aucun cas nous n’aurions pu obtenir. On l’a vu sur Gorazde peu de temps après.

Le Président François Loncle : Qui a contré le projet du général Quesnot au cours de la réunion à laquelle vous faites allusion ?

Général Raymond Germanos : Je ne me rappelle pas. Nous avons des règles, je ne participais pas en tant que sous-chef opérations à l’ensemble des réunions. Il y avait des réunions où l’amiral Lanxade était seul et d’autres réunions où j’étais en présence du Premier ministre. Lorsque cette idée a été émise, nous avons simplement fait constater que nous n’avions ni les moyens, ni l’accord des autres nations pour la réaliser, et que le choix était politique. On peut toujours larguer du monde, parachuter des individus quelque part, le problème est de leur donner les moyens suffisants pour se battre, mais, et surtout, il faut obtenir l’acceptation des autres nations pour mener ce type d’action. Nous ne l’avions pas. J’ai relu la déposition de M. Juppé, le général Quesnot évoquait la perspective de 50-80 morts. Je n’étais pas au courant de cet affichage de 50 à 80 morts. Le choix politique indiqué par M. Juppé a été de dire que nous ne prendrions pas le risque si j’ai bien lu sa déposition.

Personnellement, je pense qu’il est excessivement difficile de faire un pronostic sur le nombre de morts que l’on aura au cours de telle ou telle opération. C’est très difficile à évaluer, surtout dans ce type d’opération dans laquelle nous n’engagions que des hommes sans aucun appui lourd. Je ne peux pas répondre sur ce point-là.

M. François Léotard, Rapporteur : Premièrement, vous souvenez-vous de règlements écrits de l’ONU sur la nature de l’armement dont disposaient les contingents sur le terrain ? Si c’était le cas, pourriez-vous nous donner ces documents ou dire si vous vous souvenez des limites qui étaient apportées par l’organisation des Nations unies, le département des opérations du maintien de la paix ? Sur la nature même des armements, qu’avait-on le droit de mettre sur le terrain, que n’avait-on pas le droit de mettre sur le terrain ?

La deuxième question est liée à un propos d’un de vos pairs qui a dit qu’il considérait que le général Mladic était fou. Je ne pense pas que ce soit le cas. J’estime que c’est un psychopathe, un paranoïaque, un homme sanguinaire, obsédé par l’idée nationale serbe et nationaliste, mais pas un fou. Je voudrais savoir, puisque vous avez eu des discussions fréquentes avec lui...

Général Raymond Germanos : Une.

M. François Léotard, Rapporteur : ... Une, heureusement une et Dieu merci sans photo. En tout cas une, et c’était votre devoir, j’aimerais savoir ce que vous pensez de l’homme en question qui a donné froidement l’ordre d’assassiner des milliers de personnes.

Troisième question, on évoque dans plusieurs ouvrages et dans des dépositions qui ont été faites devant la Mission d’information une conversation que le général Janvier aurait eue au début de la crise de Srebrenica au moment où il se serait retiré du cercle des officiers qui était autour de lui car on l’appelait. M. Rohde, journaliste américain, laisse entendre que c’était peut-être un appel venant de France. D’autres disent que c’était autre chose. Je pense pour ma part que c’était probablement un appel de Sarajevo. Pouvez-vous nous dire si le général Gobilliard a pu être l’auteur de cet appel ?

Quatrièmement, vous avez été le patron du deuxième régiment étranger de parachutistes, vous avez commandé la division parachutiste, vous êtes un homme d’assaut. Pouvez-vous nous dire un mot sur les opérations d’évacuation qui ont été envisagées de l’ensemble des forces sur le théâtre. Comment ont-elles été étudiées ? Quelle a été la position des autres forces sur le terrain ? Désiraient-elles être évacuées ? Quelle était la nature de l’opération ? Quelles étaient à votre avis les conditions de réussite d’une telle opération dont on évaluait à l’époque les effectifs de l’ordre de 60 000 hommes ?

Enfin, dernièrement, mais c’est une confirmation que j’aimerais obtenir de vous, il apparaît que dans la crise de mai-juin 1995, c’est l’artillerie qui a emporté la décision, c’est-à-dire les canons 155 et les mortiers lourds. Je ne dis pas que l’aviation n’a pas joué de rôle, mais il apparaît que c’est en fait notamment la précision des mortiers lourds et des canons 155 qui a emporté la décision. Pouvez-vous nous le confirmer ? Ce qui semblerait atténuer et mettre un bémol sur l’affirmation américaine du tout aérien. Telle semblait être l’opinion du général Cot qui vous a précédé.

Général Raymond Germanos : Lorsque l’on envoie des forces dans le cadre des Nations unies, ceci implique des définitions de volumes et d’équipements qui sont très précises car il y a des coûts derrière bien entendu. Il est exact que lorsque nos forces sont initialement parties dans les différents engagements, car au même moment elles étaient engagées sur d’autres territoires, nous avons été essentiellement équipés en armement individuel et collectif léger (mitrailleuses). Ce n’est que par la suite et au fur et à mesure des décisions et des initiatives françaises que nous avons pu mettre en place de l’armement lourd (mortiers lourds, canons).

En revanche, il y avait, au niveau des véhicules, des véhicules de l’avant-blindés qui, je signale, nous ont sauvé de nombreuses vies grâce à leur qualité au moment de l’explosion de mines. Il y en avait un peu partout. On avait pu mettre en place également des automitrailleuses légères Sagaie, aux performances très bonnes, mais en nombre extrêmement limité. C’était le seul pion de man_uvre dont disposait le général qui était sur Sarajevo. Ce n’est que petit à petit que l’on a compris que cette confrontation serait plus dure qu’initialement.

Au début, une opération de maintien de la paix s’engage sous le chapitre VI, c’est-à-dire que vous n’avez pas le droit d’utiliser la force. Je signalais tout à l’heure que l’on aurait pu peut-être bousculer un certain nombre de gens au début, tant il est vrai que les premiers contrôles de convois étaient effectués par des groupes dépenaillés sur lesquels on aurait dû passer. Il était en effet extrêmement vexant pour nos soldats et totalement contre-productif pour la population que l’on ravitaillait que quelques ivrognes arrêtent des convois. Les normes d’équipement étaient assez précises. Je n’ai pas les documents, mais je pense que l’état-major des armées peut en disposer.

Chaque opération faisait l’objet d’une discussion pour les équipements et pour les règles d’engagement qui sont extrêmement importantes. Dans certains cas nous ne pouvions pas répondre aux tirs, dans d’autres ils étaient autorisés. Tout ceci faisait l’objet de discussions, sauf en cas de légitime défense où, bien sûr, celui qui est agressé peut se défendre. Cependant, la notion de proportionnalité sur un terrain extrêmement confus comme l’était la Yougoslavie est, je crois, très difficile à mettre en _uvre, mais ces règles d’engagement étaient précises et toutes écrites. D’autres territoires également posent un vrai problème, nous en voyons aujourd’hui des conséquences à Mitrovica.

Mladic fou ? je ne partage pas ce sentiment. Qu’il soit pris de crises de folie, je ne sais pas, mais dans la rencontre que j’ai eue avec lui où je n’étais pas seul, il y avait un général britannique et un général américain et deux diplomates avec moi, nous avons eu des discussions qui montraient que cet homme n’était pas fou. C’est un homme qui avait une grande aura au sein de son armée et qui, au nom de la grande Serbie, a été capable de faire un certain nombre de choses. Il ne faudrait pas que la notion de folie atténue sa responsabilité. Je ne le crois pas fou, mais peut-être sujet à des crises de folie. Il faudrait un psychiatre pour l’analyser, pas moi.

Pour la discussion du 11 juillet, car c’est le 11 juillet qu’elle s’est passée, le soir entre les généraux Janvier et Gobilliard. Elle a eu lieu en français, ce qui a d’ailleurs conduit les adjoints " très fidèles " du général Janvier à rapporter immédiatement cela à leur Gouvernement en disant que le général Janvier prenait ses ordres de Paris. La fidélité n’a pas de limite comme vous voyez !

L’évacuation des forces : il y a eu un plan qui s’appelait 40/104 pour l’évacuation des forces qui était très conséquent, car la notion d’engagement des forces dans le cadre des Nations unies s’accompagne toujours de la volonté d’une limitation des pertes. On peut parfois galvauder cette idée. Franchement nous ne croyons pas au " zéro mort " en France. Tous les chefs militaires ont dû vous le dire. Cela ne va pas avec une intervention militaire. On en viendrait presque à dire : " Protégeons nos soldats et laissons mourir les civils ". Il est quand même plus cohérent que ce soit l’inverse qui puisse arriver malgré tout lorsque nous choisissons de combattre. Aussi lorsque l’on veut dégager des forces, il faut effectivement créer des couloirs, il faut empêcher les harcèlements, il ne faut pas, et surtout pas dans ce cadre européen dans lequel nous étions, qu’un retrait se transforme en déroute, ce qui peut aller relativement vite dans un pays où les routes sont coupées, les ponts n’existent plus.

Les soldats qui étaient en face de nous, mais des deux côtés, aussi bien bosniaques que serbes, avaient l’habitude de leur pays ; ils étaient du temps de Tito totalement équipés pour une défense du territoire avec des stocks d’armements, ce qui explique, comme on l’a vu plus tard au Kosovo, que l’on pouvait ressortir des chars totalement intacts après quarante jours de bombardements. Il existait là une capacité de protection et d’action relativement forte. C’est pour cela que le volume des forces était aussi important, mais en cas de besoin je crois que nous pouvons sortir d’une nasse comme celle-là avec un peu moins d’effectif. Le problème, c’est la population civile. Dans ces cas-là nous sommes en permanence confrontés à la mise de la population civile devant les forces pour protéger les actions militaires. Cela s’est passé d’ailleurs pendant cette période. Selon les principes que nous défendons et dont nous sommes très fiers, nous ne tirons pas sur les populations civiles. Il fallait donc du monde pour éviter les dégâts collatéraux potentiels.

Que s’est-il passé avec l’artillerie ? Il y avait une batterie de mortiers hollandaise sur le mont Igman. Ensuite, nous l’avons renforcée avec les mortiers d’un régiment français qui étaient sur le porte-avions. C’est à partir de ce moment-là que les premiers tirs de rétorsion contre les Serbes ont été effectués. La première destruction d’un canon serbe vient de cette batterie de mortiers française.

Puis il a fallu attendre jusqu’à la fin du mois d’août que la FRR soit opérationnelle, ce qui explique que, pendant l’attaque de Srebrenica début juillet, on ne pouvait pas utiliser les canons pour faire peur ou impressionner les Serbes. Il est exact que toutes les frappes de destruction directe sur les Serbes ont été effectuées par les gros canons de 155 qui, en charge additionnelle, pouvaient tirer quasiment jusqu’à Pale. Toutes ces destructions ont été commises avec un avantage énorme, il n’y avait que peu de dommages collatéraux. Or, un certain nombre de positions serbes étaient toujours installées dans des villages ou à proximité d’habitations. Ceci a donc permis cela. Lorsque j’ai porté l’ultimatum en même temps que les généraux britanniques et anglais, j’ai donné la position de la France qui était que nous n’accepterions pas les attaques des Serbes et que nous détruirions toutes leurs installations, y compris dans Sarajevo. Ce message était celui du Président Jacques Chirac.

Le Président François Loncle : Puisque vous êtes toujours en activité, au sujet du général Mladic, on pourrait en dire autant de Karadzic, comment expliquer qu’il n’ait jamais été arrêté et la timidité de la communauté internationale par rapport à son arrestation ? Celle-ci qui permettrait de le juger et éventuellement de le faire examiner par un psychiatre pour savoir si effectivement il est fou ou non. Pourquoi une telle passivité pendant six ans ?

Général Raymond Germanos : Je ne crois que ce soit de la passivité, ni même de la résignation. Tout d’abord, des conditions avaient été fixées au niveau des tribunaux. La liste des personnes qu’il fallait arrêter était diffusée au début, puis ensuite il y a eu les condamnations secrètes qui ont facilité d’ailleurs le travail. En effet, quand vous diffusez et placardez partout la liste des personnes qui doivent être arrêtés, celles-ci sont relativement prudentes.

En revanche, les actions ont été gênées initialement par le fait qu’il n’y avait pas de recherche autorisée pour aller prendre les gens là où ils pouvaient être. Les conditions étaient que sans les rechercher, en cas de rencontre, au cas où ces gens sortaient de leur repère, ou si l’on -passez moi le terme quelque peu vulgaire- " tombait dessus ", on les arrêtait. Par la suite cela a changé car le TPI a modifié ses règles ; on a pu procéder à l’arrestation d’un certain nombre de gens.

Pourquoi pas Mladic et pourquoi pas Karadzic ? Il faut tout simplement bien se rendre compte de la difficulté de telles actions. Je crois qu’on vous l’a dit, Mladic s’était retiré au milieu d’un corps d’armée en zone américaine. Karadzic, on ne sait pas très bien où il est. Aller chercher ces gens aurait obligé à dire qu’officiellement on investissait la Serbie de Pale et que, malgré les pertes et ce que l’on pourrait subir en dégâts, on irait les rechercher et essayer de les trouver. Je dis les chercher et essayer de les trouver car ce n’est pas si évident quand on sait ce que sont les montagnes autour de Pale. Il aurait fallu une décision unanime des responsables impliqués pour aller les chercher.

Le Président François Loncle : Une décision surtout américaine ?

Général Raymond Germanos : Il aurait fallu notre aval aussi. Nous avons beaucoup poussé au début à une recherche très active. D’abord, il y a eu quelques difficultés au niveau du TPI puisque les listes étaient publiées et il fallait quasi que les gens se présentent. Puis c’est devenu difficile puisque les gens ont pu s’organiser. Il est plus facile d’attraper quelqu’un au début qu’au bout de cinq ans. Ceci dit, je crois savoir, car je ne suis plus en charge, que l’idée de les arrêter n’est pas du tout abandonnée.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voulais revenir sur les frappes aériennes en juillet 1995. Vous avez évoqué la date du 9 juillet. C’est effectivement la date qu’a confirmée le général Janvier concernant une demande dont il a été saisi et qui était acceptée, mais avant, que s’est-il passé ? Il semble que tout de même le colonel Karremans notamment ait demandé à plusieurs reprises des interventions aériennes. Que sont devenues ces demandes ? Vous en avez parlé un peu, mais pouvez-vous ré-expliquer le cheminement ? Par exemple, les Hollandais font une demande à ce moment-là. Que s’est-il passé ? Où allait cette demande et qui la traitait ? Le général Janvier dit qu’il n’a pas été saisi de ces demandes, la seule dont il ait été saisi, d’après lui, c’est celle du 9 juillet qui était quand même assez tardive, tout le monde l’a reconnu, pour pouvoir vraiment infléchir le cours des choses. Qui décidait de ces frappes aériennes ? Comment les demandes circulaient-elles à partir du terrain jusqu’à intervention ? Vous avez dit que le général Janvier avait l’autorisation le 26 juillet. Pouvez-vous ré-expliquer un peu ces processus de décision ?

S’agissant des otages, le général Janvier a confirmé qu’il avait eu un entretien avec le général Mladic le 4 juin pendant lequel celui-ci lui a fait une proposition, à laquelle d’après lui il n’a pas répondu, concernant la libération des otages contre la non-intervention aérienne. Selon vous, la libération des otages a-t-elle eu une influence quelconque sur le cours des choses par la suite ou pas ? Quelle est votre analyse de la situation concernant la libération des otages qui a eu lieu vers le 18 juin me semble-t-il ?

A partir de quel moment avez-vous eu des informations concernant l’ampleur des massacres et de la tragédie qui était en train de se nouer à Srebrenica ?

Général Raymond Germanos : Les demandes de frappes aériennes, d’appui aérien puisqu’il y a deux types de frappes, une immédiate au profit des troupes qui sont au sol et une dite dans la profondeur de frappes plus lourdes. Les demandes pour ce qui est l’appui au sol, normalement, transitent du chef sur le terrain, donc, le colonel Karremans, à son Force Commander qui était le général Rupert Smith à ce moment-là ou son remplaçant puisque le général Rupert Smith était parti en permission le 1er juillet, et, de là, sont transmises normalement au PC du général Janvier qui lui-même doit rechercher l’accord de M. Akashi qui, bien souvent, se retournait lui-même, alors qu’il avait le pouvoir de délégation, en direction de New York pour demander un feu vert. Donc, vous voyez, une chaîne qui était relativement lourde. Je ne peux dire que ce que je sais. Si tant est qu’il y ait eu d’autres demandes, elles ne sont pas arrivées. J’ai eu à consulter en son temps tous les comptes rendus pour les frappes, les mises en alerte et tout cela, je n’ai pas trouvé trace de demandes effectives de ce côté-là jusqu’au 9 juillet.

Je signale que le 8 juillet des alertes étaient prises, mais elles l’étaient automatiquement pour pouvoir frapper au bénéfice de toute troupe qui serait menacée sur le territoire yougoslave. C’étaient des avions de l’OTAN qui étaient en alerte quasi permanente. Je ne peux pas aller au-delà de cela, mais je peux vous dire que le 9 juillet à 8 heures 15 il y a eu la présence aérienne à proximité de Srebrenica de six avions, mais aucune frappe n’a été demandée pour une raison simple, c’est que celui qui devait faire le guidage au sol n’avait aucune liberté d’action et ne pouvait pas assumer sa mission. Quand on frappe près des troupes, s’il n’y a pas la possibilité d’un guidage au sol, à tout moment, nous risquons d’atteindre nos propres amis, ce qui malheureusement est arrivé en d’autres circonstances et d’autres lieux. Il faut donc un guidage au sol.

Le Président François Loncle : Pourquoi n’y a-t-il pas eu cette possibilité ?

Général Raymond Germanos : Parce que le 9 juillet, manifestement, les points d’observation tenus par nos amis hollandais commençaient à tomber les uns après les autres ; ceux qui ont commencé à tomber les premiers sont ceux qui étaient au contact ; il était quasi impossible pour les autres derrière d’agir puisqu’ils récupéraient leurs gens. La confusion commençait à régner sur Srebrenica de façon importante à partir du 8 juillet puisque les premiers bombardements serbes ne sont tombés sur Srebrenica qu’à cette date. Je ne parle pas de la périphérie de l’enclave. Le 8 juillet, on avait peu d’informations alarmistes sur ce qui s’y passait. La seule information grave, transmise par ceux qui étaient sur le terrain, a été la mort d’un soldat hollandais tué par les Bosniaques. Il était 14 heures. Ensuite, dès lors que sur une zone comme celle-ci vous avez un mélange entre civils et militaires, la frappe, si elle n’est pas guidée, peut provoquer de vraies catastrophes. Malheureusement, on ne pouvait savoir ce qui se passerait après.

Vous évoquiez la date du 26 juillet. Je vous ai expliqué le cheminement des demandes d’appui aérien. Si l’on devait effectuer des frappes dans la profondeur, c’est-à-dire par exemple frapper Pale, il fallait remonter avant ce moment-là à M. Boutros-Ghali. C’est une décision plus large et il n’y a plus personne pour guider les avions dans la profondeur, mais c’est une décision qui est politiquement lourde. C’est seulement M. Boutros-Ghali qui pouvait prendre cette décision. La demande du général Janvier transitait par l’amiral Leighton Smith qui donnait son aval puisqu’il était responsable des avions de l’OTAN et qu’il y avait le système des doubles clés, c’est-à-dire qu’il fallait que les deux donnent leur accord en même temps pour que les frappes aient lieu, l’OTAN ne tenant pas à être entraînée malgré elle dans un certain nombre de scénarios.

Pour les otages, pour le 4 juin, je répète avec beaucoup de force que ma conviction intime est qu’il n’y a eu strictement aucune entente entre un général français et Mladic. Que ce soit le général Janvier ou un autre, car n’importe qui à sa place ferait l’objet des mêmes attaques et cela je le regrette. Jamais un de nos généraux français n’aurait négocié une affaire de cette importance et n’aurait eu la capacité de le faire de son propre chef.

Par ailleurs, je vous ai rappelé les dates de mise en place de nos matériels. Quand la constitution d’une Force de réaction rapide est annoncée à Paris par le Président Jacques Chirac, et que l’on met en place dans la foulée des mortiers, c’est bien afficher notre volonté de ne pas négocier et de ne donner strictement aucun gage aux Serbes. Donc, le général Janvier se serait inscrit contre la volonté politique de son propre pays, ce qui est impensable. De plus, à titre personnel, je connais parfaitement cet officier général et je ne l’imagine pas rentrer dans ce type de négociation. Nous avons un certain nombre de principes dans ce domaine, je ne les vois pas transiger à ce stade.

Sur l’ampleur des massacres, malheureusement, nous n’avons pas su rapidement ce qui se passait sur Srebrenica. On m’a parlé de photos aériennes soi-disant prises le 13 juillet par les Américains, qui les auraient eues à disposition. C’est quelqu’un que vous avez entendu qui m’en avait parlé il y a un moment, puisque c’était en 1996. Je dois dire avec force d’abord que je n’ai jamais vu ces photos et que si ces photos ont existé et si elles n’ont pas été publiées, celui qui a pris la décision de ne pas les publier est criminel. Il est évident que si l’on publie des photos où l’on voit des massacres ou des débuts de massacres, elles peuvent déclencher au niveau international, en tout cas au sein des nations, des réactions qui en fait n’ont pas eu lieu car personne ne savait ce qui se passait à ce moment-là. Ce n’est que bien plus tard que nous avons eu les premiers témoignages.

M. Pierre Brana : Vous avez évoqué des points de situation et indiqué notamment que le général Janvier vous avait rencontré le 6 juillet et avait fait un point de situation. Ces points de situation font-ils l’objet d’un compte rendu écrit ?

Général Raymond Germanos : Non.

M. Pierre Brana : Cela reste purement oral, il n’y a aucune trace ?

Général Raymond Germanos : Lorsque le général Janvier vient, nous n’ignorons pas ce qui s’est passé le 5 juillet, ce qui s’est passé le 4 juillet. Il vient et dit qu’il nous confirme telle affaire et quelles sont les options et les orientations reçues. Il fait ce point de situation pour la partie qui concerne la France et n’a pas à rendre compte de son action et de son choix. Il nous fait des points de situation dans la continuité de ce que nous savons. Nous ne faisons pas à ce moment-là un compte rendu écrit, sauf cas particulier.

M. François Lamy, Rapporteur : En revanche, y avait-il des comptes rendus écrits réguliers venant entre autres du général Janvier en direction du Centre opérationnel interarmées (COIA) ou de l’état-major des armées (EMA) ?

Général Raymond Germanos : Non.

M. François Lamy, Rapporteur : Ou recevait-on des doubles ?

Général Raymond Germanos : Non, nous ne recevions pas les doubles des comptes rendus quotidiens, en aucun cas. D’ailleurs, ceci est plus sain. Ainsi nous avons la possibilité de nous faire notre propre idée et de prendre pour nos soldats les positions jugées nécessaires. Si l’on est dans le bain permanent et que l’on est noyé tous les jours par ce qui se passe sur le terrain, très vite nous n’avons plus de liberté d’action et de pensée.

M. Pierre Brana : Un des principaux traits qui ressort des auditions concerne la mauvaise estimation des intentions serbes. Vous-même venez de le confirmer à nouveau. Ces mauvaises informations, d’après vous, viennent-elles des carences ou des dysfonctionnements des services de renseignements ou des documents fournis par ces services, ou d’analyses de terrain erronées faites par les différents commandements.

Pour Srebrenica par exemple, il est surprenant qu’il y ait eu si rapidement une organisation aussi méthodique. Une logistique a été mise en place pour trouver ces camions qui ont amené ces malheureux, cet armement pour fusiller 7 000 personnes, massacrées en aussi peu de temps. Tout ceci demande quand même une logistique forte. J’avoue que je suis un peu impressionné par le fait que la préparation d’une opération d’extermination de cette importance n’ait pas fait l’objet d’informations par les différents services de renseignements britanniques, français ou autres. C’est vraiment pour moi extrêmement étonnant. Que l’on puisse ne pas prévoir une offensive, cela peut se comprendre, mais cette opération d’extermination qui, incontestablement, a demandé des moyens importants au point de vue logistique, soit passée inaperçue de tous les services, cela me frappe beaucoup.

Comment expliquez-vous personnellement cette série de coïncidences tout de même troublantes, l’absence du général Rupert Smith qui était en vacances au moment de ces événements cruciaux, celle de M. Akashi et également le départ de Naser Oric et de ses troupes de Srebrenica avant l’attaque des Serbes ? C’est là toute une série ; les principaux protagonistes sont tous absents au moment crucial.

Lorsque nous avons auditionné l’amiral Lanxade, il nous a expliqué que Srebrenica pouvait être sauvée en 1994, mais pas en 1995. Partagez-vous cette analyse ? Avez-vous une vue ou une analyse différente ?

Général Raymond Germanos : Sur ce dernier point, je partage son sentiment. J’étais son officier opérations. Pourquoi disait-il cela ? C’est qu’en 1994, la situation était moins dégradée, la crispation était moins forte, mais surtout c’est qu’à ce moment-là les Serbes n’avaient pas mis en place une organisation non seulement autour de Sarajevo, mais aussi autour de Srebrenica ce qui explique la difficulté du renseignement. Les unités qui ont été engagées sur Srebrenica ne venaient pas toutes de Pale. Il ne faut pas oublier que c’étaient des enclaves et qu’elles étaient encerclées quasiment par des Serbes. Nous le savions depuis le début.

On savait qu’il y avait des risques, mais je rappelle que, si le général Rupert Smith est parti le 1er juillet, c’est-à-dire à quelques jours de cette chute, c’est qu’il ne pensait en aucun cas qu’il y aurait des attaques aussi massives, à moins de prêter une idée machiavélique, chose que je ne ferai pas, envers un officier général ami. Lui était parti, mais je peux en ajouter un autre, l’adjoint britannique du général Janvier parti aussi à ce moment-là. Cela, c’est uniquement un peu pour alimenter le débat. Je ne crois pas qu’à ce moment-là il y a eu une prévision d’attaque. Je n’imagine pas le général Rupert Smith quitter son poste s’il avait senti une tension très forte, et c’était le 1er juillet.

Je rappelle également que les analyses du mois de juin disaient qu’il y aurait des affrontements autour de Srebrenica, mais pas que les Serbes prendraient cette enclave car la crainte des rétorsions est trop forte. Le contraire s’est produit.

Les Nations unies n’ont strictement aucun système de renseignement. Comment voulez-vous qu’elles organisent un système de renseignement ? Les renseignements que l’on avait étaient ceux que l’on pouvait obtenir ou que nos alliés, en particuliers américains, pouvaient nous donner car ils ont un certain nombre de moyens satellitaires dont nous ne disposons pas. Ce renseignement a été partagé, mais Srebrenica était au c_ur des unités militaires serbes.

Pour tuer un homme, une balle suffit. Ce n’est pas une logistique énorme. Une grande partie des 7 000 hommes qui ont été abattus, semble-t-il, car là aussi c’est l’Histoire qui, petit à petit, nous dira la réalité des choses, faisaient partie des groupes d’hommes, certains armés, qui ont essayé de traverser et de partir, et qui ont été piégés et malheureusement trompés. Les Serbes leur ont fait croire qu’ils allaient respecter les lois de la guerre et ils les ont abattus et massacrés. C’était excessivement difficile de savoir. Le regret est que, lorsque ces massacres ont débuté, cela n’ait pas été porté à la connaissance de la communauté internationale, si quelqu’un savait qu’ils avaient débuté.

Pour l’absence du général Rupert Smith, je pense avoir répondu. Pour M. Akashi, j’ignore l’emploi du temps de ceux qui étaient à la direction des Nations unies, ils ne rendaient pas compte de leurs vacances. Nous sommes nous aussi un peu étonnés d’avoir constaté que Naser Oric a été changé à la tête des unités bosniaques. Lui-même a largement déclaré qu’on l’avait fait quitter Srebrenica car on voulait que Srebrenica tombe. Le " on " c’était Izetbegovic. C’est lui qui le dit, ce n’est pas moi. Nous avons été étonnés de voir le chef militaire qui était respecté sur place, avec un certain nombre d’unités qui se tenaient relativement bien, quitter avec son état-major Srebrenica. Nous en avons été pour le moins surpris. On pouvait penser que les Hollandais, vulnérables, soient aidés dans leur mission d’interposition entre Musulmans et Serbes. On pouvait aussi supposer que, même si au début les Hollandais s’étaient opposés à la reprise des armes lourdes, ils auraient laissé les unités bosniaques s’équiper. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé. Mais équiper quelles unités ? A ce moment-là, il n’en restait pas beaucoup sur Srebrenica.

Le Président François Loncle : Quel crédit accordez-vous à l’idée que le Président Izetbegovic voulait que Srebrenica tombe ?

Général Raymond Germanos : Je ne peux pas faire une thèse sur ce que peut penser un chef d’Etat ni porter de jugement sur la pensée de M. Izetbegovic à un moment où son pays était en construction et où, malgré tout, sur Sarajevo, il y avait l’échec d’offensives pour désenclaver la ville par le Sud. Je constate simplement que Srebrenica a été aussi le lieu de déclenchement de la prise de conscience par le monde entier de ce dont étaient capables les Serbes et de là part un durcissement de la position internationale, ce qui a entraîné d’ailleurs la création de l’Etat bosniaque. En aucun cas je ne me permettrais de porter un jugement sur la pensée de M. Izetbegovic à ce moment-là. N’ayant pas les moyens de le faire, je ne le ferai pas.

Mme Marie-Hélène Aubert : Quand avez-vous été informé du départ de Naser Oric ?

Général Raymond Germanos : C’est arrivé très tard d’après mes souvenirs car je n’ai aucun élément écrit me permettant de le dire précisément. Il nous a été signalé, mais par le biais naturel des comptes rendus du bataillon hollandais, qu’il n’assistait plus aux réunions ; sans savoir où il était parti. Après, nous avons su qu’il était à Sarajevo et faisait des déclarations.

Mme Marie-Hélène Aubert : C’était en juin ?

Général Raymond Germanos : Oui. Je ne connais pas la date exacte.

Le Président François Loncle : Le départ de Naser Oric, c’était une décision politique, pour les autres c’étaient des congés payés.

Général Raymond Germanos : Monsieur le Président, je n’ai pas dit cela.

M. François Lamy, Rapporteur : Nous disposions des moyens de reconnaissance aérienne sur place, qui prenait la décision de les engager ?

S’agissant de l’emplacement des troupes sur place, puisque l’on a évoqué de l’imbrication entre les troupes de l’ONU et les civils, qui planifiait et qui décidait de la mise en place à tel endroit de telle unité ?

Général Raymond Germanos : Pour ce qui était des reconnaissances aériennes, il y avait deux types de reconnaissance, celles qui étaient demandées ponctuellement par le commandant des forces des Nations unies et celles que l’OTAN effectuait pour assurer sa propre sécurité. Les reconnaissances aériennes se déroulaient de façon régulière, mais sur un terrain qui était quand même difficile, car le matin, par exemple, quand le printemps arrive, il y a beaucoup de brouillard et le reste du temps ce n’est pas facile de conduire des reconnaissances. Soit les forces des Nations unies les demandaient et c’était l’amiral Leighton Smith qui déclenchait les missions, soit lui-même en avait besoin pour sa sécurité et celle de ses avions et pouvait les déclencher.

M. François Lamy, Rapporteur : Il n’y avait pas de demande franco-française ?

Général Raymond Germanos : Il n’y en avait aucune dans ce domaine-là. Les Nations unies sont maîtres de leur engagement sur le terrain. L’imbrication des troupes a été un choix initial car nous étions pour une opération de maintien de la paix. Petit à petit, tout cela s’est durci entraînant finalement des affrontements quasi majeurs dans certains cas. On avait pensé -je crois car je n’étais pas là dans les années 1991-1994- que le fait d’être entre les belligérants empêcherait qu’ils se battent. En fait, nous nous sommes aperçus qu’ils se sont battus et ils nous ont chacun tiré dessus. La répartition sur le terrain était opérée pour contrôler quelque peu les villes.

M. François Lamy, Rapporteur : Quand vous dites " on ", qui est-ce ?

Général Raymond Germanos : Les Nations unies uniquement, car les choix sont faits par les responsables militaires désignés par les Nations unies, en aucun cas la France n’intervient dans ce domaine.

Le Président François Loncle : Mon Général, je vous remercie. Les questions sont terminées, avez-vous quelque chose que vous souhaiteriez dire en dernier ressort ?

Général Raymond Germanos : Monsieur le Président, je vous remercie de m’avoir reçu. Je voudrais simplement finir par là où j’ai commencé. On a beaucoup prêté de mauvaises intentions aux soldats français, à leurs chefs en particulier. Il ne faut pas faire ce type de procès si l’on n’a pas des certitudes. Aujourd’hui à Mitrovica et dans d’autres lieux, nos soldats sont engagés. Ils ont eu des difficultés et ils en auront encore avec l’évolution de la situation géostratégique. Leurs chefs devront assumer de lourdes tâches. Une reconnaissance de cette action serait bienvenue, en tout cas pour ce qui concerne nos soldats qui font leur travail avec beaucoup de c_ur et de risques. Je rappelle qu’à Mitrovica, il y a quinze jours nous avons eu une trentaine de blessés par jets de grenades défensives alors que nous étions simplement dans des positions de maintien de l’ordre et que, malgré cela, il n’y a pas eu un coup de feu tiré. Donc, je souhaiterais simplement que ce savoir-faire et ces qualités soient reconnus.

Le Président François Loncle : Ce procès a été fait à d’autres armées, par exemple aux Hollandais. Pourquoi exonérer les uns et pas les autres ?

Général Raymond Germanos : Les Hollandais font et disent ce qu’ils veulent, je suis général français.

Le Président François Loncle : Je ne dis pas que ce sont les Hollandais qui accusent l’armée française.

Général Raymond Germanos : Si des faits sont précis et reconnus, que l’on demande à chacun de s’expliquer est bien, c’est d’ailleurs ce que nous sommes en train de faire devant vous, mais je regrette que les procès se développent pendant des années alors que les preuves ne sont pas établies. C’est ce que je veux ajouter.


Source : Assemblée nationale (France)