Protégé jusqu’à sa démission par le secrétaire à la Défense Chuck Hagel, le général Martin Dempsey a organisé la révolte des généraux face aux atermoiements et aux contradictions de la Maison-Blanche.

L’insistance répétée de Barack Obama que le président Bachar al-Assad doive quitter ses fonctions —et qu’il existe des groupes rebelles « modérés » en Syrie capables de le vaincre— a suscité au cours des dernières années des dissensions modérées ou même d’opposition ouverte parmi certains des officiers les plus chevronnés de l’état-major du Pentagone. Leur critique se focalisait sur ce qu’ils considèrent comme une obsession de l’Administration sur l’allié principal d’Assad : Vladimir Poutine. À leurs yeux, Obama est prisonnier d’une logique de Guerre froide à propos de la Russie et de la Chine, et n’a pas adapté son discours sur la Syrie au fait que les deux pays partagent l’angoisse de Washington sur la propagation du terrorisme à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie ; comme Washington, ces États pensent qu’il faut mettre fin aux agissements de l’« État Islamique ».

L’opposition des militaires remonte à l’été 2013, lorsqu’un rapport ultrasecret, rédigé conjointement par la Defense Intelligence Agency (DIA – le Service de Renseignement militaire) et l’état-major interarmes, alors dirigé par le général Martin Dempsey, avait prévu que la chute du régime d’Assad mènerait au chaos et, potentiellement au contrôle de la Syrie par des extrémistes djihadistes, de la même façon que cela s’est passé en Libye. Un ancien conseiller à l’état-major interarmes m’a dit que le document était une évaluation provenant de sources multiples, se basant sur des informations d’interceptions, de renseignements humains et de satellite, et qu’il lançait un regard sombre sur l’incohérence de l’Administration Obama consistant à continuer de financer et d’armer ces soi-disant groupes rebelles modérés. Jusque-là, la CIA avait organisé un complot pendant plus d’un an avec ses alliés du Royaume-Uni, de l’Arabie Saoudite et du Qatar pour acheminer des armes et du ravitaillement en provenance de Libye, via la Turquie, jusqu’en Syrie —destinés à être utilisés pour renverser Assad. Les derniers renseignements ont identifié la Turquie comme étant la principale entrave à la politique syrienne d’Obama. Le document montrait, selon le conseiller : « que ce qui avait débuté comme un programme secret états-unien pour armer et soutenir les rebelles modérés combattant Assad avait alors été coopté par la Turquie et s’était transformé en programme général au niveau technique, de l’armement et de la logistique au profit de l’ensemble de l’opposition, y compris le Jabhat al-Nusra et l’Etat Islamique. Les soi-disant modérés s’étaient évaporés et l’Armée syrienne libre (ASL) n’était plus qu’un vestige de ceux stationnés sur une base aérienne en Turquie ». La conclusion était désastreuse : il n’existait pas d’opposition « modérée » viable contre Assad, et les États-Unis armaient des extrémistes.

Le général Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, a confirmé que son service avait alimenté la direction politique en un flux régulier d’avertissements classifiés sur les conséquences néfastes d’un renversement d’Assad. Les djihadistes, dit-il, contrôlaient l’opposition. La Turquie n’en faisait pas assez pour mettre un terme au trafic des combattants étrangers et des armes transitant par la frontière. « Si le public US était au courant des renseignements que nous produisons quotidiennement, au niveau le plus confidentiel, il pèterait les plombs », m’affirma Flynn. « Nous comprenions la stratégie à long terme de Daesh et leurs offensives, et nous discutions également du fait que la Turquie tournait le dos lorsqu’il était question du progrès de l’État Islamique en Syrie ». Les rapports de la DIA, dit-il, « étaient rejetés avec fermeté » par l’Administration Obama. « J’avais le sentiment qu’ils ne voulaient pas entendre la vérité. »

« Notre politique d’armement de l’opposition contre Assad était un échec et montrait des impacts négatifs », déclarait l’ancien conseiller de l’état-major interarmes. « Ce dernier pensait qu’Assad ne devrait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’Administration était incohérente. Ils voulaient qu’Assad quitte le pouvoir mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait le remplacer ? Dire qu’Assad devait partir était une chose, mais si vous poursuiviez la réflexion — alors n’importe qui d’autre ferait l’affaire. C’est sur la question du « n’importe qui d’autre ferait l’affaire » que l’état-major interarmes était en désaccord avec la politique d’Obama ». Les chefs d’état-major étaient d’avis qu’une confrontation directe avec la politique d’Obama « avait zéro chances de réussir ». Donc à l’automne 2013 ils ont décidé de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux traditionnels de la politique, en fournissant des renseignements US aux militaires d’autres pays, pensant qu’ils seraient retransmis à l’armée syrienne et utilisés contre l’ennemi commun, le Jabhat al-Nusra et l’État islamique.

L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et capables d’influencer certaines décisions d’Assad – c’est à travers eux que les renseignements US seraient partagés. Chacun de ces pays avait ses propres raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne avait peur de ce qui se produirait au sein de sa population comprenant six millions de musulmans si l’État islamique se développait ; Israël était préoccupé par la sécurité de ses frontières ; la Russie avait une alliance de longue date avec la Syrie, et était préoccupée par la menace qui pesait sur son unique base navale en Méditerranée, à Tartous. « Nous n’avions nulle intention de diverger de la politique officielle d’Obama », selon le conseiller. « Mais de partager nos conclusions par l’intermédiaire de relations entre militaires avec d’autres pays pouvait se révéler productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de meilleurs renseignements tactiques et de conseils opérationnels. L’état-major interarmes en a conclu que si ces besoins convergeaient, la lutte générale contre le terrorisme islamique serait améliorée. Obama n’était pas au courant, mais Obama ne sait pas ce que font les chefs d’état-major en toutes circonstances, et cela vaut pour tous les présidents ».

Une fois que le flux de renseignements US a commencé, l’Allemagne, Israël et la Russie ont commencé à transmettre à l’armée syrienne des informations sur les localisations et les intentions des groupes djihadistes radicaux ; en retour, la Syrie fournissait des informations sur ses propres capacités et ses intentions. Il n’y avait pas de contact direct entre les États-Unis et les militaires syriens ; au lieu de cela, dit le conseiller, « nous fournissions des informations — y compris des analyses à long terme sur l’avenir de la Syrie provenant d’intervenants sous-traitants ou de l’une de nos écoles militaires — et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris en faire part à Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « Voici quelques informations qui sont assez intéressantes et nous avons un intérêt commun ». Fin de la conversation. L’état-major pouvait en conclure que quelque chose de positif en sortirait — mais il s’agissait d’une relation entre militaires, et non d’une sorte de complot sinistre des chefs d’état-major pour contourner Obama et soutenir Assad —. C’était beaucoup plus habile que cela. Si Assad restait au pouvoir, ce n’était pas parce que nous l’avons fait. C’était parce qu’il était assez intelligent pour utiliser les renseignements et les conseils tactiques appropriés que nous fournissions à d’autres.

L’histoire officielle des relations entre les États-Unis et la Syrie au cours des dernières décennies est empreinte d’inimitiés. Assad a condamné les attentats du 11-Septembre, mais s’était opposé à la guerre en Irak. Au cours de toute sa présidence George W. Bush a de façon répétée associé la Syrie aux trois pays membres de « l’axe du Mal » — Irak, Iran et Corée du Nord —. Des dépêches du département d’Etat rendues publiques par WikiLeaks prouvent que l’Administration Bush a essayé de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis durant les années Obama.

En décembre 2006, William Roebuck, alors responsable à l’ambassade des États-Unis à Damas, a fourni une analyse sur les « points faibles » du gouvernement Assad et énuméré les méthodes « qui amélioreraient la probabilité » de saisir les opportunités de déstabilisation. Il a recommandé que Washington coopère avec l’Arabie saoudite et l’Égypte pour augmenter les tensions sectaires et pour focaliser l’attention sur « les efforts des Syriens pour combattre les groupes extrémistes » — des factions dissidentes kurdes et sunnites — « afin de laisser entendre qu’il y avait des faiblesses, des signes d’instabilité et des répliques incontrôlées » ; que « l’isolement de la Syrie » devait être encouragé par le soutien états-unien du Front du salut national, dirigé par Halim Khaddam, un ancien vice-président syrien dont le gouvernement en exil à Riyad était financé par les Saoudiens et les Frères Musulmans.

Une autre dépêche de 2006 a montré que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars pour financer des dissidents qui se présentaient comme candidats indépendants à la Chambre du Peuple ; les règlements s’étant poursuivis même après que les services de renseignement syriens aient su ce qui se tramait. Une dépêche de 2010 avertissait que le financement d’une chaîne de télévision basée à Londres dirigée par un groupe d’opposition syrien serait considéré par le gouvernement syrien « comme un acte dissimulé et hostile envers le régime ».

Mais il existe également une histoire parallèle de coopération secrète entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al-Qaida, leur ennemi commun. Un conseiller de longue date du Commandement conjoint des Opérations spéciales a affirmé qu’après le 11-Septembre, « Bachar a été, pendant des années, extrêmement précieux pour nous, alors que de notre côté, à mon avis, nous nous montrions mesquins et maladroits sur l’usage que nous faisions des précieuses informations qu’il nous fournissait. Cette coopération silencieuse s’est poursuivie entre certains éléments, même après la décision (de l’Administration Bush) de le diaboliser ».

En 2002, Assad autorisa les services de renseignement syriens à nous fournir des centaines de documents internes sur les activités des Frères musulmans en Syrie et en Allemagne. Au cours de la même année, le Renseignement syrien empêcha un attentat d’Al-Qaida contre le quartier-général de la Cinquième flotte US à Bahrein, et Assad accepta de fournir à la CIA le nom d’un informateur vital d’Al-Qaida. En violation de l’accord conclu entre les parties, la CIA contacta directement l’informateur ; ce dernier rejeta la tentative d’approche et rompit les relations avec ses contrôleurs syriens. Assad a également secrètement livré aux États-Unis des proches parents de Saddam Hussein qui avaient cherché refuge en Syrie, et — tout comme d’autres alliés des États-Unis en Jordanie, Égypte, Thaïlande et ailleurs — a fait torturer des suspects de terrorisme pour le compte de la CIA dans une prison de Damas.

C’est l’histoire de cette coopération qui a permis qu’en 2013 semble-t-il, Damas donne son accord à un nouveau partage indirect de renseignements avec les États-Unis. Les chefs d’état-major firent savoir qu’en contrepartie les États-Unis demanderaient quatre choses : qu’Assad empêche le Hezbollah d’attaquer Israël ; qu’il accepterait de reprendre les négociations en panne avec Israël sur les Hauteurs du Golan ; qu’il accepterait l’aide de conseillers militaires russes et d’autres pays étrangers ; et qu’il s’engagerait à tenir des élections ouvertes après la guerre avec la participation d’un grand éventail de factions. « Nous avions des réactions positives de la part des Israéliens, qui s’enthousiasmaient à cette idée, mais qui avaient besoin de connaître la réaction de l’Iran et de la Syrie », me relata le conseiller des chefs d’état-major. « Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas de décision unilatérale — qu’il avait besoin du soutien de son armée et de ses alliés Alaouites —. L’inquiétude d’Assad était qu’Israël dirait "oui" et ensuite ne remplirait pas les conditions du marché ». Un conseiller de longue date du Kremlin sur les affaires du Proche-Orient me raconta qu’à la fin de 2012, après avoir subi toute une série d’échecs militaires et de défections de son armée, Assad avait approché Israël par l’intermédiaire d’un contact à Moscou en proposant de rouvrir les négociations sur les Hauteurs du Golan. Les Israéliens rejetèrent la proposition. « Ils ont dit qu’Assad était fini » m’a affirmé le dirigeant russe. « Il est proche de la fin ». Il me dit que les Turcs avaient affirmé la même chose aux Russes, cependant, vers le milieu de 2013 les Syriens pensaient que le pire était derrière eux, et souhaitaient des garanties que les États-uniens et d’autres pays étaient sérieux sur leurs propositions d’assistance.

Durant les premières phases de discussions, me dit le conseiller, les chefs d’état-major ont tenté de cerner ce dont Assad avait besoin comme signe de leurs bonnes intentions. La réponse fut transmise par un des amis d’Assad : « Apportez-moi la tête du Prince Bandar ». Les chefs d’état-major ne répondirent pas à la demande. Bandar bin Sultan avait été pendant des décennies responsable du Renseignement et de la Sécurité nationale de l’Arabie saoudite, et avait servi pendant vingt ans comme ambassadeur à Washington D.C. [1] Au cours des dernières années, il était connu comme partisan de l’éviction d’Assad par tous les moyens. Apparemment en mauvaise santé, il démissionna l’année dernière de son poste de directeur du Conseil de la Sécurité nationale saoudien, mais l’Arabie saoudite continue à être la principale source de financement de l’opposition syrienne, estimée par le Renseignement US à 700 millions de dollars l’an dernier.

En juillet 2013, les chefs d’état-major avaient découvert une manière plus directe de montrer à Assad qu’ils étaient sérieux dans leur souhait de lui venir en aide. À cette époque un trafic d’armes organisé en secret par la CIA transitant de la Libye vers l’opposition syrienne, via la Turquie, s’écoulait depuis plus d’un an (depuis la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011). L’opération était dirigée en grande partie depuis une annexe de la CIA à Benghazi avec l’accord du département d’État. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur des États-Unis en Libye, Christopher Stevens, était tué au cours d’une manifestation antiaméricaine qui aboutit à l’incendie du consulat US à Benghazi ; des journalistes du Washington Post découvrirent des copies de l’agenda de l’ambassadeur dans les décombres du bâtiment. Elles prouvaient que le 10 septembre, Stevens avait eu une réunion avec le chef de l’antenne locale de la CIA. Le lendemain, peu avant sa mort, il avait rencontré un représentant de la société Al-Marfa Shipping and Maritime Services, une société de fret maritime basée à Tripoli qui, selon le conseiller des chefs d’état-major, était connue pour se charger de l’expédition d’armements.

À la fin de l’été 2013, le rapport de la DIA avait été largement diffusé, mais bien que beaucoup de membres de la communauté US du Renseignement étaient au courant que l’opposition syrienne était dominée par les extrémistes, le trafic d’armes organisé par la CIA continuait néanmoins, posant un problème continu à l’armée d’Assad. Les stocks d’armement accumulés par Kadhafi avaient généré une véritable caverne d’Ali Baba internationale de l’armement, bien que facturé à des prix élevés. « Il n’y avait aucun moyen d’arrêter les livraisons d’armes qui avaient été autorisées par le président », selon le conseiller des chefs d’état-major. « La solution consistait à faire appel au portefeuille. La CIA fut contactée par un représentant des chefs d’état-major avec une suggestion : il y avait des armes bien meilleur marché et disponibles en Turquie, qui pouvaient être livrées aux rebelles syriens en quelques jours, et sans emprunter la voie maritime ». Mais il n’y avait pas que la CIA qui en bénéficierait. « Nous travaillions avec des Turcs qui n’étaient pas loyaux envers Erdogan », selon le conseiller, « et nous les avons incité à livrer aux djihadistes en Syrie toutes les armes obsolètes de leur arsenal, y compris des carabines M1 datant de la guerre de Corée et beaucoup d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait comprendre : « Nous avons la possibilité de limiter la politique présidentielle dans ses effets ».

Le flot de renseignement US parvenant à l’armée syrienne et la dégradation de la qualité de l’armement livré aux rebelles, arrivèrent à un moment critique. L’armée syrienne avait subi de lourdes pertes au printemps 2013 en combattant le Jabhat al-Nusra et d’autres groupes extrémistes et avait perdu le contrôle de la capitale provinciale de Rakka. Des raids sporadiques de l’armée de terre et de l’air syriennes se sont poursuivis pendant des mois, sans succès notables, jusqu’à la décision d’abandonner Rakka et d’autres zones peu peuplées difficiles à défendre au nord et à l’ouest, pour se concentrer au renforcement de l’emprise gouvernementale sur Damas et les zones densément peuplées reliant la capitale à Lattaquié aux nord-est. Mais alors que l’armée se renforçait avec l’aide du soutien des chefs d’état-major, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie augmentèrent leur financement et leurs livraisons d’armes au Jabhat al-Nusra et à l’État islamique, qui à la fin 2013 avait fait d’énormes avancées de territoires des deux côtés de la frontière syro-irakienne. Les rebelles non-fondamentalistes restants se sont retrouvés à mener et perdre des batailles rangées contre les extrémistes. En janvier 2014, l’État islamique avait pris le contrôle total de Rakka et des zones tribales d’al-Nusra et fait de la ville leur capitale. Assad contrôlait toujours 80 pourcent de la population syrienne, mais il avait perdu une grande partie de son territoire.

Les efforts de la CIA pour entraîner les forces rebelles modérées se révélaient un échec aussi. « Le camp d’entraînement de la CIA était en Jordanie et se trouvait sous le contrôle d’un groupe tribal syrien », me raconta le conseiller des chefs d’état-major. On soupçonnait que certains des volontaires pour l’entraînement étaient en fait des soldats réguliers de l’armée syrienne sans uniforme. Cela s’était déjà produit, au plus fort de la guerre d’Irak, lorsque des milliers de membres de milices chiites se sont présentés dans des camps d’entraînement américains pour recevoir de nouveaux uniformes, des armes et quelques jours d’entraînement, pour ensuite disparaître dans le désert. Un programme d’entraînement, différent organisé par le Pentagone en Turquie, ne connut pas un meilleur accueil. Le Pentagone avait reconnu en septembre que seuls « quatre ou cinq » de ses recrues continuaient à combattre d’État islamique ; quelques jours plus tard 70 d’entre eux firent défection pour le Jabhat al-Nusra immédiatement après avoir franchi la frontière de la Syrie.

En janvier 2014, en désespoir par ce manque de progrès, John Brennan, le directeur de la CIA, convoqua les chefs du Renseignements US et arabes sunnites de tout le Proche-Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie saoudite d’arrêter de soutenir les combattants extrémistes en Syrie. « Les Saoudiens nous ont dit qu’ils seraient heureux d’écouter ce que nous avions à dire », raconta le conseiller des chefs d’état-major, « donc tout le monde est venu à Washington pour écouter Brennan leur dire qu’ils devaient prendre le parti des soi-disant modérés. Son message consistait à dire que si tout le monde dans la région cessait de soutenir al-Nusra et Daesh, ils finiraient par être à court d’armes et de munitions, et les modérés pourraient l’emporter ». Le message de Brennan fut ignoré par les Saoudiens, selon le conseiller, « et ils sont rentrés chez eux pour accroître leur soutien aux extrémistes en nous demandant davantage de soutien technique. Et nous disons OK, et nous nous retrouvions à renforcer les extrémistes. »

Mais les Saoudiens étaient loin de constituer le seul problème : le Renseignement US avait accumulé les messages interceptés et les informations humaines montrant que le gouvernement Erdoğan avait soutenu le Jabhat al-Nusra pendant des années, et faisait dorénavant de même avec l’État islamique. « Nous pouvons gérer les Saoudiens », dit le conseiller. « Nous pouvons gérer les Frères musulmans. Vous pouvez discuter qu’en fait tout l’équilibre au Proche-Orient est fondé sur une forme de destruction mutuelle assurée par Israël et le reste du Proche-Orient, et que la Turquie peut détruire cet équilibre — ce qui est le rêve d’Erdoğan —. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il mette fin au flux ininterrompu de djihadistes étrangers qui affluent en Turquie. Mais il a un grand rêve — celui de restaurer l’Empire ottoman — et il n’a pas réalisé à quel point il pourrait y parvenir ».

Une des constantes dans la politique US depuis l’effondrement de l’Union soviétique a été la relation entre les militaires et la Russie. Après 1991, les États-Unis ont dépensé des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son complexe d’armement nucléaire, y compris une opération conjointe ultrasecrète pour évacuer de l’uranium à usage militaire de dépôts non sécurisés au Kazakhstan. Les programmes conjoints pour surveiller la sécurité des matériaux fissiles se sont poursuivis au cours des deux décennies suivantes. Au cours de la guerre en Afghanistan, la Russie a accordé quotidiennement des autorisations de survol aux avions-cargos et aux ravitailleurs aériens US, ainsi que l’accès aux flots d’armes, de munitions, de nourriture et d’eau nécessaires à la machine de guerre états-unienne. L’armée russe a fourni du renseignement sur les cachettes d’Oussama Ben Laden et a aidé les États-Unis à négocier les droits d’utilisation d’une base aérienne au Kirghizistan. Les chefs d’état-major ont été en communication avec leurs homologues russes durant tout le conflit syrien, et ces liens entre les deux armées commencent au sommet de la hiérarchie. En août, quelques semaines avant sa retraite comme président des chefs d’état-major, Dempsey a fait une visite d’adieu au quartier-général des Forces armées de la Défense irlandaises à Dublin et a annoncé à son auditoire qu’il s’était fait un point d’honneur pendant ses fonctions de rester en contact avec le chef d’état-major de l’Armée russe, le général Valéri Guérassimov. « Je lui ai en fait suggéré que nous n’allions pas terminer nos carrières comme nous les avions commencées », déclara Dempsey — l’un en tant que commandant de chars en Allemagne de l’Ouest, l’autre en Allemagne de l’Est —.

Lorsqu’il s’agit de s’en prendre à l’État islamique, la Russie et les États-Unis ont beaucoup de choses à partager mutuellement. Nombreux sont ceux dans la direction et la hiérarchie de l’État islamique qui ont combattu pendant plus d’une décennie contre la Russie au cours des deux guerres en Tchétchénie qui ont commencé en 1994, et le gouvernement Poutine est profondément impliqué dans la lutte contre le terrorisme islamique. « La Russie connaît la direction de Daesh », nous dit le conseiller des chefs d’état-major, « et connaît parfaitement leurs techniques opérationnelles, et a beaucoup de renseignement à partager ». En contrepartie, dit-il, « nous avons d’excellents formateurs avec des années d’expérience dans l’entraînement de combattants étrangers ; une expérience dont la Russie ne dispose pas ». Le conseiller n’abordera pas ce que le Renseignement US a également à proposer : une capacité d’obtenir des données sur des cibles, souvent en payant d’énormes sommes en espèces, fournies par des sources au sein des milices rebelles.

Un ancien conseiller aux affaires russes de la Maison-Blanche m’a dit qu’avant le 11-Septembre Poutine avait l’habitude de nous dire : « Nous avons les mêmes cauchemars à propos de différents lieux ». Il faisait allusion à ses problèmes avec le califat en Tchétchénie et nos démêlés précédents avec Al-Qaida. Actuellement, après l’attentat de l’avion de Metrojet au-dessus du Sinaï et les massacres à Paris et ailleurs, il est difficile d’éviter la conclusion que nous en sommes aux mêmes cauchemars aux mêmes endroits ».

Pourtant l’Administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un diplomate en retraite qui a été en poste à l’ambassade US à Moscou a exprimé de la compassion pour le dilemme d’Obama en tant que dirigeant de la coalition occidentale opposée à l’agression russe contre l’Ukraine : « L’Ukraine est un problème grave et Obama l’a traité sérieusement par des sanctions. Mais notre politique envers la Russie manque trop souvent de concentration. Car cela ne concerne pas notre action en Syrie. Il s’agit de s’assurer que Bachar ne soit pas vaincu en Syrie. La réalité, c’est que Poutine ne veut pas voir le chaos en Syrie s’étendre à la Jordanie ou au Liban, comme cela a été le cas en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie finir par tomber aux mains de Daesh. La chose la plus contreproductive qu’Obama ait faite, et cela a beaucoup nui à nos efforts pour mettre fin aux combats, a été de déclarer : « qu’Assad doit partir comme préalable aux négociations ». Il a également fait écho à un point de vue défendu par certains au Pentagone lorsqu’il a fait allusion à un facteur de dommages collatéraux sous-entendant la décision de la Russie de mener des frappes aériennes pour soutenir l’armée syrienne le 30 septembre : Poutine souhaitant éviter à Assad le sort funeste de Kadhafi. On lui avait dit que Poutine avait regardé à trois reprises la vidéo de la mort atroce de Kadhafi, une vidéo qui le montre en train d’être sodomisé à la baïonnette. Le conseiller des chefs d’état-major m’a également parlé d’un rapport du Renseignement US qui avait conclu que Poutine avait été consterné par le sort de Kadhafi : « Poutine s’est reproché d’avoir laissé tomber Kadhafi, de ne pas avoir joué un rôle important en arrière-plan », aux Nations unies lorsque la coalition occidentale faisait pression pour avoir l’autorisation de procéder à des frappes aériennes qui ont détruit le régime. « Poutine croyait qu’à moins de s’engager à ses côtés, Bachar el-Assad subirait le même sort — la mutilation — et qu’il assisterait à la destruction de ses alliés en Syrie ».

Dans un discours du 22 novembre, Obama a déclaré que les « principales cibles » des frappes aériennes « avaient été l’opposition modérée ». C’est un scénario dont l’administration — de même que les principaux médias US — se sont rarement écartés. Les Russes insistent sur le fait qu’ils ciblent tous les groupes rebelles qui menacent la stabilité de la Syrie — y compris l’État islamique —. Le conseiller russe sur le Proche-Orient auprès du Kremlin a expliqué dans un entretien que la première série de frappes russes était destinée à renforcer la sécurité autour de la base aérienne russe de Lattaquié, un bastion alaouite. L’objectif stratégique, déclara-t-il, était d’établir un corridor libéré des djihadistes allant de Damas à Lattaquié et à la base navale russe de Tartous, et ensuite de décaler progressivement les cibles vers le sud et l’est, avec une concentration plus importante des missions de bombardement sur le territoire occupé par l’État islamique. Des frappes aériennes russes sur des cibles de l’ÉI à Rakka et aux alentours ont été communiquées dès le début d’octobre. En novembre il y a eu d’autres frappes aériennes sur les positions de l’EI près de la cité antique de Palmyre et dans la province d’Idlib, un bastion âprement disputé près de la frontière turque.

Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont commencé peu après que Poutine ait autorisé les bombardements, et l’armée de l’air russe a déployé des mesures de brouillage électronique qui ont provoqué des interférences sur les radars turcs. Le message envoyé à l’armée de l’air turque, nous dit le conseiller des Chefs d’état-major, était le suivant : « Nous allons envoyer nos avions de combat où nous voulons et quand nous voulons et brouiller vos radars. Ne nous faites pas chier. Poutine annonçait aux Turcs à qui ils avaient affaire ». L’agression de la Russie a entraîné des plaintes turques et des dénégations russes, ainsi que des patrouilles frontalières plus agressives de la part de l’armée de l’air turque. Il n’y a pas eu d’incidents significatifs jusqu’au 24 novembre, lorsque deux chasseurs F-16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus agressives, ont abattu un chasseur-bombardier russe Su-24M qui avait pénétré dans l’espace aérien turc pendant plus de 17 secondes [2]. Dans les jours qui suivirent, Obama a exprimé son soutien à Erdoğan, et après leur entrevue privée le 1er décembre, il a déclaré lors d’une conférence de presse que son administration restait « très engagée dans la sécurité et la souveraineté de la Turquie ». Il déclara que tant que la Russie resterait alliée à Assad, « beaucoup de ressources russes seraient consacrées à cibler les groupes d’opposition … que nous soutenons … Donc je ne crois pas que nous devrions entretenir l’illusion que la Russie va exclusivement frapper des cibles de Daesh. Cela ne se passe pas comme ça maintenant. Cela n’a jamais été. Cela ne se passera pas dans les semaines à venir ».

Le conseiller du Kremlin pour le Proche-Orient, tout comme les chefs d’état-major et la DIA, rejettent les « modérés » qui ont le soutien d’Obama, les considérant comme des groupes islamiques extrémistes qui combattent aux côtés du Jabhat al-Nusra et de l’ÉI (« Il ne faut pas jouer sur les mots et répartir les groupes terroristes en modérés et non modérés », a déclaré Poutine dans un discours le 22 octobre). Les généraux états-uniens les considèrent comme des milices à bout de souffle qui ont été forcées de conclure des accords avec le Jabhat al-Nusra et l’État islamique pour pouvoir survivre. Fin 2014, le journaliste allemand Jürgen Todenhöfer, qui a été autorisé à passer dix jours en Irak et en Syrie, en territoire tenu par l’ÉI, a déclaré à CNN que les dirigeants l’ÉI « ne cessent de rire à propos de l’Armée syrienne libre (ASL) ». Ils ne la prennent pas au sérieux. Ils disent : « Notre meilleur fournisseur d’armes c’est l’ASL. Dès qu’ils ont de bonnes armes, ils nous les vendent ». Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils prennent au sérieux Assad. Ils prennent au sérieux les bombes, bien sûr. Mais ils n’ont peur de rien, et l’ASL ne joue aucun rôle ».

La campagne de bombardements de Poutine a provoqué une série d’articles antirusses dans la presse US. Le 25 octobre, le New York Times a sorti un article, citant des officiels de l’Administration Obama, selon lequel les sous-marins et navires-espions russes opéraient « agressivement » près des câbles sous-marins par lesquels transite l’essentiel du trafic internet mondial — bien que, comme l’a reconnu l’article, il n’y avait « aucune preuve jusqu’ici » d’une tentative russe d’interrompre ce trafic —. Dix jours plus tôt le Times publiait un résumé des intrusions russes dans les anciennes républiques satellites, et décrivait les bombardements russes en Syrie comme constituant « à certains égards un retour aux initiatives militaires ambitieuses du passé soviétique ». Cet article passait sous silence le fait que le gouvernement d’Assad avait invité les Russes à intervenir dans son pays, et omettait d’indiquer que les raids de bombardements états-uniens à l’intérieur de la Syrie étaient en cours depuis le mois de septembre précédent sans aucun accord de la Syrie. Un éditorial du mois d’octobre dans le même journal écrit par Michael McFaul, l’ambassadeur d’Obama en Russie entre 2012 et 2014, disait que la campagne de frappes aériennes russes ciblait « tout sauf l’État islamique ». Les articles antirusses ne se sont pas calmés après le désastre de l’avion Metrojet, dont l’État islamique a revendiqué la responsabilité. Peu de gens dans le gouvernement et les médias US se sont posé la question de savoir pourquoi l’ÉI ciblerait un avion de ligne russe et leurs 224 occupants, si l’armée de l’air russe ne s’en prenait qu’aux Syriens « modérés ».

Entretemps, les sanctions économiques sont toujours en vigueur contre la Russie pour ce qu’un grand nombre d’États-uniens considèrent comme des crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme les sanctions du département du Trésor US contre la Syrie et les États-uniens qui y font des affaires. Dans un article sur les sanctions fin novembre, le New York Times a ressorti une affirmation ancienne et sans fondement, selon laquelle les mesures du Trésor US « soulignent le litige présenté par l’Administration à propos de M. Assad, en essayant d’inciter la Russie à lui retirer son soutien : que bien qu’il prétende être en guerre avec les terroristes islamistes, il entretient une relation en symbiose avec l’État islamique ce qui lui a permis de se développer en se cramponnant au pouvoir ».

Les quatre éléments fondamentaux de la politique syrienne d’Obama restent les mêmes aujourd’hui : son insistance sur le départ d’Assad ; qu’aucune coalition avec la Russie n’est possible contre l’État islamique ; que la Turquie reste un allié solide dans la guerre contre le terrorisme ; et qu’il existe réellement une force d’opposition modérée significative que soutiennent les États-Unis.

Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris qui ont fait 130 victimes n’ont pas changé le discours officiel de la Maison-Blanche, bien que plusieurs dirigeants européens, y compris François Hollande, aient plaidé pour une plus grande coopération avec la Russie et soient tombés d’accord pour se coordonner plus étroitement avec leur force aérienne ; il y a aussi eu des discussions sur la nécessité de montrer une plus grande souplesse sur le calendrier de l’éviction du pouvoir d’Assad.

Le 24 novembre M. Hollande s’est rendu à Washington DC pour discuter sur la façon dont la France et les États-Unis devraient collaborer conjointement pour lutter contre Daesh. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison-Blanche, Obama a indiqué que lui et Hollande s’étaient mis d’accord que les frappes Russes contre l’opposition modérée servent seulement à soutenir le régime brutal d’Assad l’aidant à accroître la montée de l’État islamique. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a indiqué qu’un processus diplomatique à Vienne mènerait au départ d’Assad….Une unité gouvernementale est requise. La conférence de presse n’a pas réussi à gérer l’impasse la plus urgente qui existe entre les deux hommes au sujet d’Erdoğan. Obama a soutenu les droits de la Turquie de défendre ses propres frontières ; Hollande a dit qu’il s’agit d’un cas d’urgence, que la Turquie prenne les mesures nécessaires contre les terroristes. Le conseiller des chefs d’état-major m’a indiqué, que l’objectif principal du voyage à Washington de Hollande était de persuader Obama de se joindre à l’Onu dans une déclaration de guerre contre Daesh. Obama a dit non. Les Européens ne se sont pas associés pour ce type de déclaration à l’Otan à laquelle la Turquie appartient. « La Turquie est le problème », a dit le conseiller des chefs d’état-major.

Naturellement, Assad n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers puissent décider de son avenir. Imad Moustapha, maintenant ambassadeur de Syrie en Chine, était recteur à la faculté de l’Université de Damas chargé des technologies de l’information, et un proche conseiller d’Assad, lorsqu’il a été nommé ambassadeur de Syrie aux États-Unis, un poste qu’il a occupé pendant sept ans. Moustapha est connu pour être toujours proche d’Assad, et on peut lui faire confiance pour interpréter sa pensée. Il m’a dit que pour Assad abandonner le pouvoir équivalait à capituler devant « des groupes terroristes armés » et que des ministres dans un gouvernement d’union nationale — tel qu’il est proposé par les Européens — seraient considérés comme redevables envers les puissances étrangères qui les auraient nommés. Ces puissances pourraient alors rappeler au nouveau président « qu’elles pourraient aisément le remplacer comme elles l’ont fait pour son prédécesseur … Assad le doit à son peuple : il ne peut pas partir parce que ce sont les ennemis historiques de la Syrie qui demandent son départ ».

Moustapha a également abordé la Chine, un allié d’Assad qui a apparemment prévu plus de 30 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie après la guerre. La Chine, est également, préoccupée par l’État islamique. « La Chine considère la crise syrienne selon trois perspectives », dit-il : la législation et la légitimité internationale ; le positionnement stratégique mondial ; et les activités des djihadistes Ouighours, dans la province de l’extrême ouest du Xianjiang. Cette dernière est frontalière de huit pays — la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde — et du point de vue de la Chine, sert de lieu de passage au terrorisme mondial et au sein de la Chine. Beaucoup de combattants Ouighours en Syrie sont connus pour être membres du Mouvement islamique du Turkestan oriental — une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à installer un État islamiste ouighour dans le Xinjiang. « Le fait qu’ils aient été aidés par le Renseignement turc pour passer de Chine en Syrie en traversant par la Turquie a provoqué une énorme tension entre les services de renseignement chinois et turcs », affirme Moustapha. « La Chine est préoccupée par le fait que le rôle de la Turquie dans le soutien aux combattants ouighours en Syrie pourrait à l’avenir s’étendre au soutien des projets de la Turquie dans le Xianjiang. Nous fournissons déjà au service de renseignement chinois des informations concernant ces terroristes et les voies qu’ils ont empruntées pour voyager jusqu’en Syrie ».

Les préoccupations de Moustapha ont reçu un écho auprès d’un analyste des Affaires étrangères de Washington qui a suivi de près le passage des djihadistes à travers la Turquie jusqu’en Syrie. L’analyste, dont les avis sont régulièrement requis par des gens hauts placés du gouvernement, m‘a dit « qu’Erdoğan a fait venir des Ouighours en Syrie par des transports spéciaux alors que son gouvernement apporte son soutien à leur lutte en Chine. Les terroristes ouighours et les musulmans birmans qui fuient vers la Thaïlande obtiennent des passeports turcs et s‘envolent alors vers la Turquie en transit vers la Syrie ». Il a ajouté qu’il y avait également une véritable filière de la Chine vers le Kazakhstan qui organisait le passage des Ouighours avec un éventuel relais en Turquie — les estimations varient de quelques centaines à plusieurs milliers par an, et ensuite traversent de l’EI en Syrie —. « Le renseignement US », dit-il, « ne reçoit pas de bonnes informations sur ces activités parce que les initiés qui sont insatisfaits de la politique ne leur parlent pas ». Il a dit également qu’il n’était « pas clair » si les responsables officiels de la politique syrienne au département d’État et à la Maison-Blanche « étaient bien au courant ». IHS-Jane’s Defense Weekly a estimé en octobre que près de cinq mille volontaires ouighours décidés à se battre étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont deux mille étaient entrés en Syrie. Moustapha a affirmé qu’il avait des informations selon lesquelles près de 860 combattants ouighours étaient actuellement en Syrie.

Les préoccupations croissantes de la Chine concernant le problème ouighour et son lien avec la Syrie et Daesh ont occupé Christina Lin, une universitaire qui a traité des questions chinoises il y a une décennie alors qu’elle travaillait au Pentagone sous Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taïwan et suis arrivée au Pentagone comme une critique de la Chine », m’a dit Lin. « J’avais l’habitude de diaboliser les Chinois comme des idéologues, et ils sont loin d’être parfaits. Mais au cours des années en les voyant s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de point de vue. Je considère la Chine comme un partenaire potentiel avec divers défis mondiaux particulièrement au Proche-Orient. Il y a de nombreux endroits — la Syrie en est un — où les États-Unis et la Chine doivent coopérer pour la sécurité régionale et le contre-terrorisme ». Quelques semaines plus tôt, la Chine et l’Inde, anciens ennemis de la Guerre froide, qui « se haïssaient davantage que la Chine et les États-Unis, ont mené une série d’exercices conjoints de contre-terrorisme. Et aujourd’hui la Chine et la Russie veulent tous deux coopérer avec les États-Unis sur les questions de terrorisme ». Du point de vue chinois, suggère Lin, les militants ouighours qui sont arrivés en Syrie sont entraînés par l’État islamique aux techniques de survie destinées à les aider après leur retour à des incursions à l’intérieur de la Chine pour de futures attaques terroristes. « Si Assad perd », dit Lin dans un article publié en septembre, « les combattants djihadistes de la Tchétchénie russe, du Xianjiang chinois et du Cachemire indien se tourneront vers leur patrie pour poursuivre leur djihad, avec le soutien d’une base d’opération nouvelle et bien approvisionnée en Syrie au cœur du Proche-Orient ».

Le général Dempsey et ses collègues de l’état-major ont maintenu leurs dissensions hors des canaux bureaucratiques et ont conservé leurs postes. Le général Michael Flynn ne l’a pas fait. « Flynn s’est attiré les foudres de la Maison-Blanche en insistant pour qu’on dise la vérité sur la Syrie », a déclaré Patrick Lang, un colonel en retraite qui a occupé pendant près d’une décennie les fonctions de responsable civil de la DIA pour le Proche-Orient. « Il pensait que dire la vérité était la meilleure chose à faire et ils l’ont écarté. Mais il ne voulait pas se taire ». Flynn m’a dit que son problème allait au-delà de la Syrie. « Je changeais les choses à la DIA — et je ne me contentais pas de réarranger les chaises longues sur le pont du Titanic —. C’était une réforme radicale. J’ai eu l’impression que la direction civile ne voulait pas entendre la vérité. J’en ai souffert, mais je m’en arrange ». Dans une récente interview à Der Spiegel, Flynn était catégorique à propos de l’entrée de la Russie dans la guerre de Syrie : « Nous devons travailler de façon constructive avec la Russie. Que nous le voulions ou non, la Russie a pris la décision d’intervenir militairement. Ils sont là, et cela a complètement changé la dynamique. Donc vous ne pouvez pas dire que la Russie agit mal, qu’ils doivent entrer chez eux. Cela n’arrivera pas. Regardez les choses en face ».

Peu de gens au Congrès partagent ce point de vue. L’une des exceptions est Tulsi Gabbard, une représentante démocrate de Hawaii, membre de la Commission des Forces armées de la Chambre des représentants qui, en tant que major de la Garde nationale, a servi deux fois sous les drapeaux au Proche-Orient. Dans une interview sur CNN en octobre elle a déclaré : « Les États-Unis et la CIA devraient mettre fin à cette guerre illégale et contreproductive destinée à renverser le gouvernement syrien d’Assad et devraient se concentrer sur la lutte contre … les groupes extrémistes islamistes ».

« Cela ne vous préoccupe-t-il pas », a demandé le journaliste, « que le régime d’Assad se soit montré brutal, en tuant au moins 200 000 ou peut-être 300 000 citoyens de son propre peuple ? »

« Les choses qu’on raconte sur Assad en ce moment », a répondu Gabbard, « sont les mêmes qu’on disait à propos de Kadhafi, ce sont les mêmes choses qu’on disait à propos de Saddam Hussein par ceux qui plaidaient pour que les États-Unis … renversent ces régimes … Si cela se produit là en Syrie, nous aboutirons à une situation avec beaucoup plus de souffrances, beaucoup plus de persécutions de minorités religieuses et de chrétiens en Syrie, et notre ennemi sera beaucoup plus fort ».

« Donc ce que vous dites », a demandé le journaliste, « c’est que l’engagement militaire russe au niveau aérien et celui de l’Iran sur le terrain — sont de fait, une faveur accordée aux Etats-Unis ? »

« Ils travaillent pour la défaite de notre ennemi commun », a répondu T. Gabbard.

Gabbard m’a dit plus tard que beaucoup de ses collègues au Congrès, démocrates et républicains, l’ont remerciée en privé pour s’être exprimée de la sorte. « Il y a beaucoup de gens dans le public, et même au Congrès, qui ont besoin qu’on leur explique clairement les choses », dit Gabbard. « Mais c’est difficile tant il y a tromperie sur ce que se passe vraiment. La vérité n’est pas exprimée ».

Il est inhabituel de voir un politicien défier la politique étrangère de son propre parti en s’adressant directement à la presse. Pour quelqu’un du sérail, ayant accès aux renseignements les plus confidentiels, parler ainsi ouvertement et de façon critique peut signifier la fin d’une carrière. Une dissension bien informée peut être transmise par le biais d’une relation de confiance entre un journaliste et des initiés, mais cela implique invariablement qu’il n’y ait pas de nom mentionné. La dissension existe néanmoins. Le conseiller de longue date du Commandement conjoint des Opérations spéciales n’a pas pu cacher son mépris lorsque je lui ai demandé son point de vue sur la politique syrienne des États-Unis. « La solution en Syrie est devant notre nez », dit-il. « Notre menace principale c’est Daesh et nous tous — Les États-Unis, la Russie et la Chine — devons travailler ensemble. Bachar va rester au pouvoir, et après que la situation du pays soit stabilisée il y aura une élection. Il n’y a pas d’autre alternative ».

La voie militaire indirecte vers Assad a disparu après la retraite de Dempsey en septembre. Son remplaçant en tant que président des chefs d’état-major, le général Joseph Dunford, a témoigné devant la Commission des Forces armées du Sénat en juillet, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je dois désigner la Russie », déclara Dunford. « Si vous observez leur comportement, cela n’est rien d’autre qu’alarmant ». En octobre, en tant que président des chefs d’état-major, Dunford a nié les effets des bombardements russes en Syrie, en déclarant à la même commission que la Russie « ne combattait pas l’EI. Il a ajouté que les USA devaient « travailler avec leurs partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et « faire tout ce que nous pouvons pour permettre aux véritables forces d’opposition syriennes » — c‘est à dire les « modérés » — de combattre les extrémistes.

Obama dispose maintenant d’un Pentagone plus complaisant. Il n’y aura plus de défi indirect de la part des dirigeants militaires à sa politique de mépris pour Assad et à son soutien à Erdoğan. Dempsey et ses associés demeurent mystifiés par le fait qu’Obama continue à défendre Erdoğan, compte tenu des éléments à charges que la communauté du renseignement US a accumulées contre lui. « Nous savons ce que vous trafiquez avec les radicaux en Syrie », a dit le président au directeur du Renseignement d’Erdoğann lors d’une réunion tendue à la Maison-Blanche. Les chefs d’état-major et la DIA n’ont cessé d’informer les dirigeants de Washington de la menace des djihadistes en Syrie, et du soutien que la Turquie leur apportait. On n’a jamais écouté ce message. Pourquoi ?

Traduction
Isabelle
Patrick T.
Source
London Review of Books

[1Bandar bin Sultan était surnommé « Bandar Bush » en raison de ses liens étroits avec la famille Bush (NdT.)

[2Version officielle et erronée, l’avion russe ayant été abattu au retour de sa mission au-dessus du territoire syrien, NdT.