L’expression « diplomatie publique » désigne la « propagande » dans le jargon politiquement correct américain. Pendant la Guerre froide, les États-Unis investirent massivement dans la diplomatie publique pour contrer l’influence soviétique. Ce dispositif fut développé par Ronald Reagan au sein du Conseil de sécurité nationale, sous l’autorité du vice-président d’alors, George Bush senior. Il se délita progressivement lorsque l’URSS s’effondra. Seuls les Programmes internationaux d’information (International Informations Programs - IIP) survécurent. Il s’agit des émissions de Voice of America, Radio Free Europe, Radio Liberty et Radio Free Asia.

En 1999, à l’issue de la guerre du Kosovo, la secrétaire d’État Madeleine K. Albright prit acte de la détérioration de l’image des États-Unis dans le monde et de l’impact des agences alternatives d’information sur le Net. Elle institua alors un sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique. Ce poste fut dévolu à Evelyn Simonowitz Lieberman. Dans un premier temps, l’administration Bush négligea ce service qui fut rattaché au porte-parole du département d’État, Richard Boucher. Mais il ne tarda pas à être pleinement restauré et confié à Charlotte Beers, qui prit ses fonctions juste après les attentats du 11 septembre 2001. Une violente rivalité opposa immédiatement le département d’État au département de la Défense pour le contrôle de cette fonction.

Directive présidentielle 77 (déclassifiée) du 14 janvier 1983 organisant la « diplomatie publique »

Le dispositif secret de la propagande US

Général Simon P. Worden,
chef de l’OSI

Le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, institua en octobre 2001, dans le plus grand secret un Bureau d’influence stratégique (Office for the Strategic Influence - OSI) dirigé par le général Simon Pete Worden (un des promoteurs de la guerre asymétrique depuis l’espace). Les relations entre l’OSI et le sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique furent articulées par le Groupe militaire d’information internationale (International Military Information Group - IMIG) du colonel Brad Ward.

Ce nouveau dispositif fut immédiatement activé pour corriger l’impact de l’appel à la « croisade » de George W. Bush et convaincre les opinions publiques occidentales que les États-Unis ne mènent pas une guerre contre l’Islam. On se souvient ainsi de la subite montée au créneau d’intellectuels, dont certains étaient en réalité dûment appointés, nous assurant que le président Bush avait entendu ses conseillers et rectifié ses propos.

Néanmoins, le New York Times révéla qu’une partie des fonds débloqués avait déjà été utilisée pour manipuler l’opinion publique aux États-Unis mêmes, en violation des dispositions légales en vigueur. L’administration Bush tenta d’expliquer qu’elle n’avait jamais cherché à intoxiquer les électeurs états-uniens, mais uniquement à désinformer les terroristes et à renverser les opinions publiques étrangères. Cependant, la mondialisation de l’information étant ce qu’elle est, il est aujourd’hui difficile de circonscrire la propagande à l’étranger. Aussi, le président ordonna-t-il la fermeture de l’OSI.

William J. Luti, sous-secrétaire
adjoint pour les plans spéciaux

En réalité, l’OSI a été immédiatement reconstitué en secret. Un obscur poste de sous-secrétaire adjoint aux plans spéciaux (deputy under-secretary for special plans) a été créé au Pentagone et confié au capitaine William J. Luti (jusque-là conseiller de Dick Cheney). On ignore le montant de son budget, qui est toutefois qualifié de « très consistant ». Sous son contrôle, l’ex-OSI a été physiquement transféré au Strategic Command, où il est toujours dirigé par le général Simon P. Worden. Le dispositif a été considérablement développé en quelques mois. Des bureaux de propagande ont été créés dans chaque arme. La 8e division de l’Air Force, qui avait mené la campagne aérienne contre l’Allemagne nazie, a abandonné ses bombardiers pour ne plus être affectée qu’aux batailles internationales de la propagande (Worldwide Information Attacks). La Marine s’est dotée d’un Commandement de la guerre en réseaux (Naval Network Warfare Command). L’Armée de terre dispose quant à elle, de structures permanentes de propagande depuis l’occupation de l’Allemagne, de l’Autriche et du Japon, où elle attribuait les autorisations de publication. Enfin, le nouveau plan de l’état-major interarmes (Joint Strategic Capabilities Plan) place désormais la propagande au même niveau de préoccupation que les actions diplomatiques, les opérations militaires, et les conditions économiques.

Pete Rodman, vice-secrétaire
aux affaires de sécurité
internationales

Le sous-secrétaire adjoint William J. Luti travaille en étroite coordination avec les anciens réseaux « stay-behind », désormais identifiés sous le nom de code de « Gray Fox ». L’ensemble est supervisé par le vice-secrétaire aux affaires de sécurité internationales (assistant secretary for International Security Affairs), Pete Rodman (l’ancien conseiller en barbouzeries du Dr Henry Kissinger), lui-même placé sous l’autorité du sous-secrétaire Douglas J. Feith (un protégé de Richard Perle).

Quatre objectifs principaux avaient initialement été fixés conjointement par le secrétariat d’État et le secrétariat à la Défense. Convaincre l’opinion publique internationale que :
 Les attentats du 11 septembre ne visaient pas les États-Unis, mais l’ensemble des nations civilisées.
 Les États-Unis ne mènent pas une guerre contre l’islam, mais contre les terroristes islamiques.
 Les États-Unis n’ont pas attaqué l’Afghanistan, mais soutenu le peuple afghan dans sa lutte contre les Talibans.
 Pour venir à bout du terrorisme international, toutes les nations civilisées doivent s’unir derrière les États-Unis.

Douglas J. Feith, sous-secrétaire
pour la politique de défense

Chaque jour, chaque ambassade US dans le monde adresse à Charlotte Beers, sous-secrétaire à la diplomatie publique, un rapport sur l’évolution de la perception de ce message dans le pays hôte et un relevé des articles et émissions favorables qu’il a réussi à faire passer dans la presse locale.

La publication d’un sondage réalisé dans 44 pays par le Pew Research Center, sous l’autorité de l’ancienne secrétaire d’État Madeleine K. Albright, début décembre 2002, a relancé le débat à Washington. Il montre une forte dégradation de l’image des États-Unis dans le monde et une hostilité grandissante à leur politique internationale en France et en Allemagne.

DoD Directive 3600.1 Information Operations

Tirant les leçons de ce constat, l’administration Bush a décidé de renforcer sa « diplomatie publique ». À l’issue du bras de fer entre départements rivaux, c’est en définitive la Défense qui jouera le rôle majeur en matière de propagande. Si c’est lui qui fixera les cibles, les thèmes de campagne seront élaborés par le sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique qui a une plus grande expérience de la manipulation des populations étrangères. Le président de la Commission des Affaires internationales de la Chambre des représentants, Henry J. Hyde, est favorable à ce que le modeste budget du sous-secrétariat de Charlotte Beers soit augmenté à cette occasion et passe de 400 à 655 millions de dollars.

Charlotte Beers, sous-secrétaire
d’État à la diplomatie publique
(au centre)

Des instructions ultra-secrètes, identifiées sous l’appellation « DoD Directive 3600.1 Information Operations », ont été signées par Donald Rumsfeld à la mi-décembre. Elles autorisent des opérations de propagande à grande échelle pour influencer les opinions publiques dans les pays alliés et la prise de décision de leurs dirigeants politiques.

L’ambiance des débats en cours à Washington avait été rapportée par France 2 à l’occasion d’une interview d’Edward Luttwak, diffusée le 9 décembre. Le célèbre stratège s’y exclamait : « Chirac a une addition à payer à Washington ! Il a une longue addition à payer à Washington Et, à Washington, il y a une décision évidemment de lui faire payer l’addition. Chirac, il a voulu manger et bouffer aux dépends des États-Unis sur la scène diplomatique et, évidemment, il va payer ? »

Deux cibles principales ont été désignées dans ce cadre : la France et l’Allemagne. Ces États doivent être discrédités sur la scène internationale de manière à mettre un terme à leur influence contre la guerre en Irak. Ils sont considérés comme d’autant plus dangereux que l’Allemagne siègera en 2003 et 2004 comme membre temporaire du Conseil de sécurité et comme président du Comité des sanctions, tandis que la France présidera en janvier 2003 le Conseil de sécurité. Leurs dirigeants doivent être déconsidérés aux yeux de leurs électeurs, de manière à être évincés de la vie publique. L’image de marque des grandes entreprises qui soutiennent les politiques nationales d’hostilité à l’égard des États-Unis doit être ternie au point de leur faire perdre leur rang économique ; et les dirigeants de ces entreprises doivent être mis en cause dans leur compétence et leur probité. Les leaders d’opinion qui développent dans le public des sentiments hostiles à l’égard de la politique de Washington doivent être ostracisés des médias. Enfin, les groupes musulmans qui pourraient relativiser le concept de « guerre des civilisations » doivent être placés hors d’état de « nuire ».

En ce qui concerne la France, les cibles principales sont : le président Jacques Chirac, Total-Elf-Fina, le consortium EADS (European Aeronautic Defense and Space), Thalès, Renault, et le Réseau Voltaire.
Selon ce plan, des imputation diffamatoires seront publiées dans des médias étrangers de faible importance, puis reprises dans la presse française par des journalistes « sollicités ». La France sera présentée comme un pays intolérant en matière religieuse et antisémite parce que envahie et dominée par les musulmans. Les entreprises et industriels cibles seront présentés comme corrompus et déloyaux.
Pour amplifier cette campagne, des livres seront également publiés par des intellectuels « sollicités ».

À Washington, on ne doute pas de pouvoir faire passer les messages que l’on souhaite aussi bien dans la presse écrite qu’audiovisuelle française. Un soir de grève de la rédaction, n’a-t-on pas réussi à faire diffuser par France 2, à la place du journal de 20 heures, un épisode de JAG, un feuilleton de propagande de CBS très officiellement co-écrit par la CIA, sans soulever la moindre protestation ?

D’ores et déjà, nous pouvons renverser ce petit jeu : qui, dans la presse et l’édition française a accepté d’encaisser les grasses « sollicitations » du Pentagone ?