(procès-verbal de la séance du mercredi 22 octobre 2003)

M. Thierry de BEYSSAC : Hewitt Associates, créée il y a soixante ans et composée de 15 000 collaborateurs dans le monde, est la société leader dans le monde du conseil en gestion des ressources humaines. Nous travaillons sur la définition des politiques de rémunérations, de retraite, de prévoyance, de frais médicaux des salariés des entreprises. Nous travaillons également pour les administrateurs des comités des rémunérations, non seulement sur les montants des rémunérations, mais également sur les indicateurs de performance de ces dirigeants. Nous n’exerçons donc pas le métier de chasseurs de têtes, mais bien celui de conseil en gestion des ressources humaines. On parle beaucoup en ce moment de l’emballement des rémunérations de certains dirigeants, c’est la raison pour laquelle nous pensons pouvoir apporter à la Commission le point de vue d’un observateur privilégié dans le monde.

Premièrement, il est vrai que la rémunération brute des dirigeants-mandataires sociaux des grandes entreprises françaises a plus que doublé depuis sept ans. Selon nos observations, cette augmentation des rémunérations est essentiellement due au rôle de ces dirigeants, à l’ampleur de leurs responsabilités qui a considérablement changé avec l’internationalisation des entreprises, notamment avec l’acquisition de grosses entreprises aux États-Unis, dans les autres pays anglo-saxons ainsi qu’en Asie-Pacifique. Cependant, si l’on compare la rémunération des dirigeants français avec celle de leurs homologues anglais, suisses, allemands ou hollandais, elle n’est pas choquante : elle suit la même progression que dans tous ces pays.

Qu’est-ce qui a vraiment changé ? La partie variable annuelle, c’est-à-dire le bonus annuel des dirigeants, a effectivement augmenté, passant de 15 %-20 % de la rémunération fixe à 50 %, voire 100 %, ce qui est le cas partout en Europe. Par ailleurs, le développement des stock options a également contribué à l’augmentation de ces rémunérations : les grands dirigeants se voient attribuer un an de salaire fixe sous forme de stock options valorisées. En effet, en moyenne, les entreprises attribuent l’équivalent, en valeur faciale, de trois ans de salaire fixe sous forme de stock options ce qui est l’équivalent d’un an de salaire.

En France, le salaire fixe plus le bonus annuel, mais hors stock options, des cent premiers patrons est, en moyenne, de 1,2 million d’euros, dont 800 000 euros de fixe et 400 000 euros de bonus. Pour les dirigeants des sociétés cotées du CAC 40, on passe à des chiffres compris entre 1,8 et 2 millions d’euros auxquels il convient d’ajouter de 1,2 à 2 millions d’euros de stock options valorisées. Ces chiffres sont tout à fait comparables et semblables à ceux des autres dirigeants européens - anglais, suisses, allemands ou hollandais -, à 15 % ou 20 % près. En 2002, nous avons beaucoup entendu parler de la France. Cette année là, en effet, les rémunérations des dirigeants français, pour la première fois, dépassaient de 16 % ceux des dirigeants anglais.

Le président Pascal CLÉMENT : Il s’agissait donc de l’exercice 2001, publié en 2002, et qui était déjà plus que moyen.

M. Thierry de BEYSSAC : Tout à fait, mais nos amis anglais ont beaucoup souffert. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les rémunérations des dirigeants français étaient définies de manière brute, sans tenir compte des charges fiscales et sociales.

Cela étant dit, je puis vous affirmer que ces dirigeants français ne font plus du tout le même métier, ne prennent plus du tout les mêmes risques qu’auparavant. Lorsque nous comparons leurs rémunérations à celles des dirigeants américains, il convient de savoir que, si la rémunération totale d’un grand patron français atteint entre 3 ou 4 millions d’euros, celle d’un grand patron américain va de 7 à 9 millions de dollars, selon Fortune. Mais bien entendu, la presse spécialisée publie surtout le salaire des quinze plus grands patrons américains qui est, en moyenne, de 35,8 millions de dollars. La structure des rémunérations, en France et en Europe, se caractérise par 50 % de parts fixe et variable annuelle et de 50 % de stock options, avantage retraite et en nature. Aux États-Unis, la partie fixe représente un tiers de la rémunération, la seconde partie représentant les deux tiers du total.

Deuxièmement, même si les abus sont rares en Europe - ils sont connus -, nous pensons que le débat sur le contrôle des rémunérations des dirigeants est un vrai débat. Nombreux sont ceux qui souhaitent que soit garantie la cohérence des intérêts entre les actionnaires et les dirigeants. Encore faut-il distinguer différentes catégories d’actionnaires, qui n’ont pas toutes les mêmes intérêts. S’il existe un actionnariat de contrôle - qui peut être familial - ou un actionnariat assuré par des investisseurs, leurs intérêts ne sont pas identiques. Un investisseur va raisonner sur une échéance de dix ou quinze ans - sachant que le retour sur investissement n’aura lieu que dans trois ou quatre ans. Un autre, qui se fondera sur une durée de trois ou quatre ans, voudra vendre à plus court terme. Il demandera donc des systèmes de rémunérations qui lui permettront de s’enrichir sur cette période s’il a bien valorisé l’entreprise.

Le président Pascal CLÉMENT : Quels sont ces investisseurs à long terme ? Il nous a été rapporté que même les fonds de pension ne restaient pas plus de huit mois, en moyenne, dans une entreprise.

M. Thierry de BEYSSAC : Non, les fonds de pension sont des investisseurs à long terme, contrairement à ce qui a pu être dit ; simplement ils entrent et sortent fréquemment - ils peuvent rester huit mois dans le capital d’une société, mais revenir trois mois plus tard. En effet, ils ont pour référence des critères à la fois de court terme - les résultats nets - et de long terme.

Le président Pascal CLÉMENT : Ce n’est pas du long terme, c’est de la spéculation.

M. Thierry de BEYSSAC : Ils ont une pratique de spéculation, c’est vrai, mais ils ont des analyses à la fois à court et à long terme. Parmi les autres investisseurs, il convient de faire un sort particulier à l’actionnariat salarié, qui reste plus de sept ans en moyenne dans le capital des entreprises, soit au-delà de la limite fixée par la législation sur les différents systèmes d’actionnariat salarié. Enfin, il faut distinguer les actionnaires familiaux et les actionnaires individuels qui, même s’ils restent moins longtemps, investissent tout de même à long terme. Si l’actionnariat est très dispersé, atomisé, composé de nombreux actionnaires minoritaires, l’une des vraies questions est la suivante : comment leur donner accès à ces informations et la possibilité de s’exprimer ?

Troisièmement, faut-il légiférer ? En France, nous sommes déjà dotés d’une législation dense. La réponse serait probablement différente pour les États-Unis, où il existe des abus de pratiques, tels que des prêts non remboursés colossaux, qui sont interdits en France. S’agissant des avantages retraites supplémentaires - l’un de éléments qui a le plus d’avenir en matière de golden parachute, sachant que la retraite que touchent les dirigeants est plus proche, en moyenne, des 20 % que de 50 % de la rémunération d’activité -, mettre en place un tel système dans une entreprise française nécessite un processus d’autorisation préalable du conseil d’administration et de l’assemblée générale des actionnaires. Ce système offre un bon contrôle, même si des améliorations sont possibles.

En matière d’indemnités de départ ou de golden parachute, il existe des limites fiscales et sociales qui tournent autour de deux ans de salaire et 358 000 euros. En Angleterre, ce doit être 30 000 livres.

Le président Pascal CLÉMENT : 358 000 euros est le plafond en France ?

M. Thierry de BEYSSAC : C’est le plafond pour le dirigeant d’entreprise de l’indemnité de départ non imposable. Les pratiques qui ont cours en matière de golden parachute, sauf cas extrêmes - qui sont parfois acceptés par les actionnaires -, proposent plutôt trois ou quatre ans de salaire d’indemnités de départ aux mandataires sociaux, et deux ans pour les cadres. Mais cela n’est pas beaucoup pratiqué pour les dirigeants des sociétés cotées du CAC 40, qui se comptent sur les doigts d’une main.

Si le législateur devait intervenir et modifier la loi relative aux nouvelles régulations économiques, ce serait pour rajouter une clause concernant les indemnités de départ des mandataires sociaux ; une plus grande transparence serait souhaitable. En ce qui concerne les stock options, il existe un processus d’autorisation de la part des actionnaires qui n’existait pas vraiment aux États-Unis.

Enfin, la responsabilité pénale et civile des administrateurs existe bien, et il est toujours temps de l’utiliser. D’ailleurs, je puis vous assurer que les membres des comités des rémunérations en sont de plus en plus conscients.

Le président Pascal CLÉMENT : Et ce depuis quand ?

M. Thierry de BEYSSAC : Très peu de temps, je dirais depuis neuf mois à un an. Ce n’est pas une loi qui doit imposer aux actionnaires, et donc aux administrateurs, un nouveau dirigeant avec un salaire déterminé.

En France, des lois permettent de favoriser le développement d’un certain nombre d’attitudes, de comportements, de pratiques managériales - intéressement, participation, plans d’épargne, stock options, nouveau dispositif pour la retraite, etc. En ce qui concerne la rémunération des dirigeants, nous avons favorisé, en matière d’intéressement à long terme, par le biais des actions de l’entreprise, les stock options ; de ce fait, seules les stock options ont été développées pour les dirigeants. Or nous pensons que c’est un tort. Les stock options remplissent une certaine mission - tout le monde s’accorde pour les conserver en tant qu’élément de rémunération -, en revanche, le système peut être pernicieux, on le voit bien dans des cycles financiers et selon les différents secteurs d’activité. Il nous manque toute une palette d’outils que d’autres pays possèdent, telle l’attribution d’actions avec des conditions de performance et de présence, ce que font les Anglo-saxons et les Allemands. Il est dommage de constater que de nombreuses entreprises, en France, qui pourraient mettre en place ce type de pratiques, ne le font pas au motif qu’elles ne bénéficient d’aucun intérêt fiscal ou social.

M. Alain MARSAUD : L’attribution de ces actions serait gratuite ?

M. Thierry de BEYSSAC : Oui. Et en général on en attribue trois fois moins que des stock options. Si vous deviez légiférer, ce serait bien évidemment dans le sens de ce qui a été fait avec la loi nre, vers plus de transparence et plus d’expression des actionnaires. S’agissant des indemnités de départ, il devrait y avoir une obligation d’information et de publication dans le rapport annuel. Comme le font nos amis anglais, il serait bon de décrire dans le rapport annuel la philosophie et les principes de la politique de rémunération. Les Anglais vont plus moins : ils ont pour obligation de comparer la performance relative de l’entreprise incluant les plus-values et les dividendes de leur entreprise avec un groupe de sociétés jugé pertinent.

Bien évidemment, la comptabilisation des stock options, telle qu’elle est prévue pour 2005, tend aussi à cette transparence. Enfin, il conviendrait d’indiquer également quels sont les indicateurs de performance sur lesquels vont se fonder les décisions en matière de rémunération des dirigeants.

Pour conclure, je souhaiterais dire un mot sur la rémunération des hauts fonctionnaires, tels que le président de La Poste ou les directeurs d’hôpitaux - une autre catégorie de dirigeants qui a des responsabilités colossales. Ces responsabilités, liées au développement de leur établissement, sont en train de se rapprocher de celles des dirigeants du secteur privé. J’ai constaté, au Portugal et en Angleterre, une transformation du secteur de la santé - les frais de santé vont bientôt poser plus de problèmes que les retraites -, transformation qui commence en France et qui va être critique pour notre avenir ; il convient donc de changer le mode de rémunération des directeurs d’hôpital.

Le président Pascal CLÉMENT : Pour attirer les meilleurs ?

M. Thierry de BEYSSAC : Pour attirer les meilleurs, mais également pour leur faire changer de comportements, leur faire comprendre quels sont les nouveaux indicateurs sur lesquels on les attend, en termes de contribution pour une meilleure efficacité.

Le président Pascal CLÉMENT : Vous voulez donc les sortir du statut de la fonction publique.

M. Thierry de BEYSSAC : Je ne suis pas législateur et je n’ai pas la solution.

Le président Pascal CLÉMENT : Vous l’avez, implicitement, puisque vous dites que l’on ne peut pas continuer comme cela. Votre conclusion est donc de les sortir du statut de la fonction publique.

M. Alain MARSAUD : La solution serait-elle de mettre à la tête d’un hôpital non pas un fonctionnaire mais un diplômé d’école commerciale ?

Le président Pascal CLÉMENT : Les golden parachutes et autres pratiques,sont-ils en général prévus à l’embauche ou le dirigeant ajoute-t-il, au bout de deux ou trois ans, une clause qui révise ses conditions de départ ? Quels sont vos interlocuteurs : le président, les mandataires sociaux, les dirigeants ou le comité des rémunérations et le conseil d’administration ? Pouvez-vous nous parler de la jurisprudence « Microsoft » ? Vous nous dites que les plans retraite vont très vite se substituer aux stock options ; n’est-ce pas une solution plus saine, plus transparente ?

En ce qui concerne le « marché » des dirigeants d’entreprise - il est vrai que ce n’est pas votre métier, mais vous en êtes néanmoins un observateur privilégié - est-il international, européen ou français ? Fonctionne-t-il secteur par secteur ou bien s’avère-t-il transversal ?

Enfin, la structure des rémunérations des dirigeants est si compliquée que l’on peut se demander si ce n’est pas fait exprès ! Ne peut-on pas clarifier ce système ? Je ne suis pas persuadé qu’un membre de conseil d’administration comprenne tout de la rémunération du président.

M. Thierry de BEYSSAC : La pratique des golden parachutes n’est pas aussi répandue en Europe - où elle est très mal acceptée - qu’aux États-Unis. La tendance a été de les utiliser en faveur des dirigeants se situant en dessous des présidents et directeurs généraux, mais qui sont des experts, des managers internationaux qui ont été « débauchés » chez des concurrents ; il s’agit donc d’une garantie qui leur est offerte en cas de changement de contrôle ou d’évolution de l’entreprise.

Le président Pascal CLÉMENT : Si la loi interdisait les golden parachutes, ce serait donc un drame !

M. Thierry de BEYSSAC : Un drame ! En effet, lorsque vous avez besoin d’un expert pour développer votre affaire en Chine ou introduire une nouvelle technologie, il est fort probable, le marché de l’emploi étant tellement segmenté en la matière, qu’il ait une dimension internationale et que vous soyez obligé de trouver la ressource dans une entreprise concurrente. Pour que cet expert accepte de quitter cette entreprise qu’il connaît bien, dans laquelle toutes les conditions de son succès sont réunies, il conviendra de lui offrir au moins deux choses : d’une part, la garantie, en cas de changement d’actionnaires ou de fusion, que le rôle qui lui est proposé sera maintenu, et, d’autre part, si cette garantie ne peut être tenue, la garantie qu’il touchera deux ou trois ans de salaire. Par ailleurs, si cet expert, très demandé, cède à l’offre d’une autre entreprise, il risque de perdre ses stock options, d’où la nécessité des golden hellos.

Le président Pascal CLÉMENT : Certes, mais M. Fourtou, par exemple, n’a pas pris de risques puisqu’il avait déjà quitté son entreprise ; or, il a reçu 1 million d’euros d’actions à son arrivée chez Vivendi.

M. Thierry de BEYSSAC : Dans ce cas précis, je n’appellerai pas cela des golden hellos. Il s’agit d’un dirigeant qui a été embauché pour redresser une entreprise et que l’on a motivé en lui attribuant des stock options. Le contrat était clair : s’il réussissait à redresser l’entreprise, ses stock options prendraient de la valeur, sinon il ne gagnerait pas grand-chose.

Le président Pascal CLÉMENT : Mais ce sont des actions qui ont été attribuées à M. Fourtou. Et lorsqu’on part avec des actions qui sont au plus bas, on est sûr de faire des bénéfices.

M. Thierry de BEYSSAC : Oui, mais de combien ?

M. Alain MARSAUD : Les sommes peuvent atteindre plusieurs millions d’euros !

M. Thierry de BEYSSAC : C’est vrai. Mais c’est ce qu’il fallait pour inciter un dirigeant à reprendre les commandes de Vivendi Universal dans l’état dans lequel elle était.

Le président Pascal CLÉMENT : En tant que spécialiste des rémunérations, cela ne vous choque pas ? D’ailleurs, introduisez-vous dans vos recommandations aux entreprises une dimension éthique ?

M. Thierry de BEYSSAC : Oui, très clairement. Notre rôle n’est pas de promouvoir systématiquement les effets de cliquet et donc un système inflationniste, mais de recommander une certaine éthique, le respect de la loi et de la transparence.

Le président Pascal CLÉMENT : Et le bon sens... Un dirigeant ne doit pas voir sa rémunération augmenter lorsque l’entreprise va mal !

M. Thierry de BEYSSAC : Tout à fait. Notre métier est de permettre à l’entreprise de réussir avec ses salariés. Nous favorisons la motivation des salariés et le développement de l’entreprise. Les dirigeants doivent montrer l’exemple. Notre rôle consiste donc également à avertir ceux - administrateurs comme dirigeants - qui n’en ont pas conscience.

Nos interlocuteurs principaux sont les administrateurs, dans le cadre des comités des rémunérations. Nous essayons d’éviter d’en parler devant le président. Par exemple, j’ai travaillé pendant un an et demi avec un comité des rémunérations et je viens de rencontrer le président. Nous nous étions interdit de nous voir auparavant.

Le président Pascal CLÉMENT : C’est bon signe !

M. Thierry de BEYSSAC : Disons que cela fait partie de cette éthique que vous évoquiez, une éthique d’autant plus importante que vous vous évitez tout conflit d’intérêts. En effet, connaître le président est un bon moyen de faire des affaires avec lui. Bien entendu, lorsque nous travaillons sur les rémunérations des deux cents ou trois cents dirigeants qui sont en dessous du président, nous travaillons avec lui.

S’agissant des golden parachutes, nous pensons que le bon conseil - et vous l’avez évoqué - c’est la dégressivité. Bien entendu, si vous faites venir une personne d’une autre entreprise, qui prend un vrai risque, notamment celui de se faire licencier au bout de douze mois, il convient de lui garantir une indemnisation. Mais pour les dirigeants présents dans l’entreprise depuis trois ou quatre ans, il est logique que l’indemnisation soit dégressive. Pour notre part, nous recommandons aux entreprises de verser une indemnité de départ équivalente à dix-huit mois ou deux ans de salaire lorsque le dirigeant a pris un risque et n’est resté que peu de temps. En Angleterre, nous avons même recommandé d’indexer ces indemnités sur le cours de bourse.

Le président Pascal CLÉMENT : De nombreux dirigeants affirment que le cours de bourse n’est pas un bon indicateur, car il est très fluctuant. Sur cette base, le salaire peut augmenter alors que le cours baisse... La corrélation est en fait artificielle.

M. Thierry de BEYSSAC : Il est vrai que ces trois dernières années le cours de bourse s’est effondré, alors que certains dirigeants ont obtenu de bons résultats. Cette solution ne peut donc être préconisée que dans certains cas. Nous avons également proposé en Angleterre que l’indemnité de départ soit versée mensuellement jusqu’à ce que le dirigeant retrouve une situation. La solution idéale n’existe pas. Il s’agit de propositions qui ne peuvent passer par une loi et qui ne peuvent être faites qu’entreprise par entreprise.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de la présence d’un petit actionnaire au sein du comité des rémunérations ?

M. Thierry de BEYSSAC : Il conviendrait de le former et de l’informer des objectifs des autres actionnaires. Je vous livre l’exemple d’une expérience intéressante, réalisée en Grande-Bretagne : l’ISS a créé une joint venture avec une association de gestion de fonds de pension pour formuler des recommandations aux actionnaires institutionnels pour le vote des résolutions et notamment sur la rémunération des dirigeants. Le programme a prévu la formation des analystes et des administrateurs afin qu’ils comprennent bien les systèmes de rémunérations et les indicateurs de performance d’entreprise. Le petit actionnaire apporterait une perspective, selon moi, trop individuelle. Il ne représenterait pas forcément l’ensemble des actionnaires.

Le président Pascal CLÉMENT : Mais ne représenterait-il pas l’opinion publique qui, par définition, n’est pas formée ? S’agissant des rémunérations les plus importantes, il convient de tenir compte de leur acceptation par le corps social. Or la découverte des salaires de certains dirigeants des sociétés du CAC 40 a scandalisé l’opinion publique. Le petit actionnaire pourrait être le témoin de cette opinion publique qui ne comprend pas qu’un patron de grande société est si rare qu’il faille le payer cinquante fois plus que le créateur d’entreprise qui a eu une idée géniale, qui a travaillé quarante ans, et qui finit par partir à la retraite avec beaucoup moins d’argent que ce dirigeant qui s’est fait limoger au bout de trois ans ?

M. Thierry de BEYSSAC : Vous ouvrez un marché fabuleux pour nous, celui de la formation de l’ensemble du public. Les propriétaires de l’entreprise sont les actionnaires. Le grand public n’a pas à se prononcer sur ce point ! En revanche, il peut le faire à travers le développement de l’actionnariat individuel. Depuis la loi nre, nous assistons à une évolution sensible de l’éducation moyenne, sur le plan financier, de nos actionnaires. L’actionnariat salarié y a d’ailleurs beaucoup contribué. Selon les sondages réalisés auprès des actionnaires, ces derniers seraient prêts à accorder 10 millions d’euros à un patron qui aurait réussi à développer son entreprise au bout de dix ou quinze ans. L’opinion publique doit être éduquée. Ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui, largement repris par les journaux, contribue à cette éducation. L’accent doit être mis sur la formation de l’actionnaire individuel.

M. Alain MARSAUD : Vous nous avez décrit un système pratiquement idyllique dans lequel les managers managent, réussissent plus ou moins, mais n’abusent pas. Or ce que nous avons ressenti, ici, au cours des différentes auditions, est bien différent. Nous avons décidé de traiter du thème des rémunérations en sachant qu’il existait des abus ; or nous en avons découvert bien d’autres ! Nous avons eu vent de cas où les patrons ne sont pas forcément des personnes scrupuleuses, où les comités de rémunérations, soit étaient composés de membres de la famille, soit étaient contournés, etc.

Quelle serait la meilleure pratique, pour le comité des rémunérations, et comment pourrait-on garantir son indépendance par rapport aux mandataires sociaux ? Qu’est-ce qui caractérise un système retraite abusif et comment pourrait-on le camoufler dans le rapport annuel ? Enfin, que pensez-vous de l’obligation de faire figurer dans ce rapport les avantages matériels dont disposent les mandataires sociaux ? Seriez-vous favorable à l’obligation de soumettre cette disposition à un vote particulier lors de l’assemblée générale, vote consultatif ou de censure ?

Le président Pascal CLÉMENT : En Angleterre, il est consultatif.

M. Thierry de BEYSSAC : S’agissant des bonnes pratiques en matière de comité des rémunérations et de la fameuse indépendance des administrateurs, le rapport Bouton et bien d’autres dans de nombreux pays indiquent que ce comité doit être constitué d’au moins 50 % d’administrateurs indépendants. Vous avez reçu M. Bébéar, qui se demande ce que veut dire « indépendant ». Nous avons noté chez les administrateurs un changement d’état d’esprit et de comportement. Désormais, ils ont peur, car leurs responsabilités pénales et civiles sont claires. C’est cette menace qui fait que l’on est indépendant. Pendant un certain nombre d’années, les membres des comités des rémunérations ne connaissaient pas la moitié de ce que pouvaient percevoir les dirigeants et ne s’en souciaient guère. Aujourd’hui, un administrateur sait très bien qu’il ne pourra pas dire « je ne savais pas ». C’est ce changement que nous évoquions tout à l’heure et qui date d’environ un an. Maintenant, les administrateurs savent, et l’affaire Vivendi y a contribué largement. Ils exigent tous les détails et tous les documents. Nous récoltons d’ailleurs ces informations auprès de la direction des ressources humaines afin que la transparence soit complète. L’indépendance est donc suscitée par la responsabilité réaffirmée des administrateurs qui ont des comptes à rendre aux actionnaires et au conseil d’administration.

Le comité des rémunérations se doit de mettre à plat ses règles de fonctionnement et de définir la philosophie de la politique de rémunération des dirigeants. Parler de philosophie des rémunérations est beaucoup plus indicatif, contraignant, beaucoup plus fort que de parler de techniques de rémunérations.

M. Jean LAMBRECHT : S’agissant des comités des rémunérations - je vous parle de mon expérience anglaise - il convient tout d’abord de s’assurer que le conseil d’administration et le comité ont leur propre budget, afin qu’ils puissent, par exemple, recruter des experts pour les conseiller, les assister, le sujet étant de plus en plus technique, et obtenir l’information appropriée. Les Anglo-saxons se sont posé la question de savoir combien de temps un administrateur devait consacrer à sa responsabilité. Récemment, lors d’une conférence à Amsterdam, un directeur des ressources humaines expliquait qu’un membre de comité des rémunérations devait consacrer entre vingt et trente jours par an à cette activité. Il découle de cette constatation une autre question : comment rémunérer ces administrateurs et où les recruter ?

L’autre sujet évoqué par les « chasseurs de têtes » aux États-Unis porte sur le manque de concertation entre le comité de nomination et le comité des rémunérations. Dans le procès, le comité de nomination a pour mission de rechercher le candidat idéal, puis le comité des rémunérations hérite de la « patate chaude » en devant à tout prix recruter ce candidat idéal.

Le président Pascal CLÉMENT : Et c’est là que tous les moyens sont permis, les promesses de golden hello...

M. Jean LAMBRECHT : Cela fonctionnerait peut-être mieux si les deux comités travaillaient en concertation et qu’ils s’assuraient d’avoir au moins deux ou trois candidats.

Le président Pascal CLÉMENT : Évidemment, s’il n’y en a qu’un, il convient de le payer plus cher : tout ce qui est rare est cher ! Que pensez-vous de la présence d’un actionnaire minoritaire au sein du conseil d’administration ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire comment cela se passe en Grande-Bretagne ?

M. Jean LAMBRECHT : Votre question est liée à celle du rôle des investisseurs institutionnels, car derrière eux - c’est vrai dans les pays anglo-saxons, mais cela l’est certainement aussi en Europe continentale - il y a des petits porteurs, des personnes qui préparent leur retraite. Il s’agit d’un sujet très controversé dans les pays anglo-saxons, les investisseurs institutionnels sont considérés comme les professionnels de la gestion de fonds et ont un peu une position ambiguë. En effet, un gestionnaire de fonds doit, d’un côté, essayer de se prononcer sur la qualité de la gestion d’une entreprise, et notamment de la fixation de la rémunération, et, d’un autre côté, essayer d’avoir en gestion les capitaux du fonds de pension ; il y a donc un conflit d’intérêts potentiel.

Vous avez dit, M. le Président, que selon vos informations, les investisseurs institutionnels, en France, investissaient pour environ huit mois en moyenne. Ce chiffre m’étonne. En effet, il convient de distinguer, dans la gestion d’actifs de fonds, les gestionnaires actifs des gestionnaires passifs. Les gestionnaires passifs gèrent des fonds qui essaient de répliquer la performance d’un indice de marché. Par définition, ces investissements se font donc à très long terme. La vocation d’un gestionnaire actif, en revanche, est de faire des arbitrages à court terme et d’exploiter certaines inefficiences qui apparaissent sur le marché financier. Mais la très grande majorité des fonds, du moins dans les pays anglo-saxons, sont des fonds passifs.

Comment interviennent-ils dans la gouvernance d’entreprise ? Eh bien il n’y a qu’à voir ce que Calpers - le plus grand gestionnaire de fonds au monde - et Hermes - le plus grand en Angleterre - qui se sont associés, font en Grande Bretagne : ils éditent des normes de bonne gouvernance et disent aux entreprises ce qu’ils attendent d’elles en termes de bonnes pratiques. Ils ont même créé des fonds actifs - aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et maintenant en Europe continentale, notamment en France et en Allemagne - et prennent des positions dans des entreprises qui vont leur donner une certaine influence au conseil d’administration. En fait, ils sélectionnent des entreprises dont ils considèrent que la bonne gouvernance est insuffisante et s’invitent au conseil d’administration et au comité de direction - ils font cela d’une manière très discrète, sauf dans des cas exceptionnels où ils engagent des actions en justice - dans lesquels ils interviennent, dénonçant certaines pratiques de gestion. Puis ils émettent leurs suggestions et en discutent avec l’équipe de management.

Le président Pascal CLÉMENT : Quel pourcentage du capital ont-ils besoin d’acquérir pour pouvoir faire pression ?

M. Jean LAMBRECHT : Dans les pays anglo-saxons, l’actionnariat étant beaucoup plus dispersé, leur position va de 5 % à 10 %.

Le président Pascal CLÉMENT : C’est investir beaucoup pour espérer faire changer les modes de gouvernance.

M. Jean LAMBRECHT : En 2001 ou 2002, le fonds qu’ils ont mis en place en Angleterre a battu l’indice de marché de plus de 10 % sur une base annuelle. En intervenant activement sur les grandes options stratégiques des sociétés, ils les ont amenées à créer plus de valeurs pour les actionnaires. Lorsque Calpers prend une participation dans une entreprise américaine, son cours augmente le jour même de 2 % à 3 %.

Le président Pascal CLÉMENT : Quelle est la différence avec les fonds éthiques ? Ce n’est pas un peu la même chose ?

M. Jean LAMBRECHT : L’hypothèse de fonctionnement des marchés financiers, des marchés boursiers, c’est qu’il s’agit de la meilleure façon d’allouer les ressources de l’économie dans son ensemble. Il s’agit d’une courroie d’allocation des ressources. Dans la philosophie protestante, la création de valeurs, de richesses, pourvu qu’elle soit légale et que l’on reste dans la moralité générale, est quelque chose de tout à fait morale et très positive.

Le président Pascal CLÉMENT : Pourquoi chez nous les investisseurs institutionnels ont la réputation de ne pas siéger, de ne pas travailler dans les conseils d’administration et les assemblées générales ?

M. Jean LAMBRECHT : Je pense qu’ils vont devenir plus actifs. Aujourd’hui, le côté actif des gestionnaires de fonds est de voter avec les pieds ; s’ils considèrent que l’entreprise est mal gérée, ils vendent leurs titres. Maintenant, un peu à la manière de Warren Buffett, l’idée est d’intervenir plus directement dans la nature même de la gestion de l’entreprise. S’il y aura toujours de la place pour une gestion passive, pour des raisons économiques, de coûts, il va désormais y avoir aussi un marché pour la gestion active.

M. Thierry de BEYSSAC : S’agissant des investisseurs institutionnels, nos amis anglo-saxons ont le même souci que nous : ils veulent les obliger à voter sur la rémunération des dirigeants, et d’ici à 2004, aux États-Unis notamment, à faire connaître leur vote.

J’en reviens aux questions de M. Marsaud. La deuxième question visait les retraites abusives. Il ne nous appartient pas de dire comment les camoufler dans les rapports annuels ! En revanche, comment pouvons-nous éviter ce camouflage ? Nous disposons de systèmes de « retraite chapeau » à prestations définies qui doivent être déclarés, du moins quand ils sont payés. Personnellement, je trouve que cela se fait un peu tard. La déclaration devrait avoir lieu au moment où l’accord est passé avec le dirigeant ; ce serait plus juste à l’égard des actionnaires qui auront à en supporter le coût.

Mme Jacqueline MASSIEUX : Je confirme les propos de M. de Beyssac. Notre mission n’est pas d’aider les entreprises à mettre en place des systèmes abusifs. Il existe cependant une lacune dans le système. En matière de régimes de prestations définies - de promesses de retraite - le formalisme juridique devient obligatoire le plus tard possible - c’est ce que nous dit la jurisprudence - c’est-à-dire au moment où le dirigeants perçoit sa retraite. Si l’on devait apporter des correctifs en la matière, il serait souhaitable de préciser qu’au moment où le régime est mis en place et où la promesse est faite au dirigeant, surtout si elle s’accompagne d’un financement à l’extérieur, via un contrat d’assurance - l’entreprise décaisse des fonds - il y ait une totale transparence et que le formalisme - autorisation du conseil, voire de l’assemblée générale - soit obligatoire à ce stade.

M. Alain MARSAUD : Vous avez connu des cas où cela s’est fait en offshore ?

Mme Jacqueline MASSIEUX : Oui, nous avons tous les cas de figure, les cas dans lesquels cela se fait en offshore et ceux pour lesquels le formalisme n’a pas été respecté ; c’est l’arrivée d’un nouvel actionnaire qui a permis la découverte de cette pratique. Et dans ce cas, c’est l’abus de bien social qui est invoqué.

M. Alain MARSAUD : Et la fraude fiscale.

Mme Jacqueline MASSIEUX : Tout à fait, la fraude fiscale éventuellement, le remboursement des sommes perçues par les ex-dirigeants retraités, et pour certains la prison. Nous avons eu, voilà quelques années, des scandales en la matière.

Le président Pascal CLÉMENT : Des personnes ont été mises en prison pour cela ?

Mme Jacqueline MASSIEUX : Pas que pour cela, mais il y avait cela sur la liste des griefs retenus à leur encontre !

M. Thierry de BEYSSAC : En ce qui concerne la dernière question, relative au vote consultatif ou de censure des actionnaires, l’expérience britannique est très intéressante. Le vote de censure pourrait poser des problèmes, les administrateurs recrutant et négociant la rémunération avec le dirigeant ; en revanche, le vote consultatif nous semble contribuer à cette transparence. Nous avons eu le cas de Jean-Pierre Garnier, de GlaxoSmithKline : les administrateurs ont proposé un golden parachute de 32 millions d’euros, les actionnaires ont refusé ; leur avis, bien que consultatif, a été suivi.

Le président Pascal CLÉMENT : Le golden parachute est-il passé de 32 millions d’euros à zéro ?

M. Thierry de BEYSSAC : Dans ce cas, la demande a été rejetée en bloc. Je ne sais pas si les négociations sont conduites sur un chiffre plus raisonnable.

Le président Pascal CLÉMENT : Mais, selon vous, cela va tout de même aboutir sur une indemnité de départ substantielle.

M. Thierry de BEYSSAC : Je pense que l’entreprise a été échaudée.

Le président Pascal CLÉMENT : Cela pourrait constituer un précédent très intéressant !


Source : Assemblée nationale française