La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Cardo.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Nous allons vous donner très volontiers la parole pour que vous fassiez votre exposé. A combien de temps en estimez-vous la durée ?

M. Pierre CARDO. - Je ne le sais pas. Vous m’arrêterez quand j’aurai un peu trop parlé.

Mme la Présidente. - Nous vous laissons la parole et nous allons vous écouter avec beaucoup d’attention afin qu’ensuite, M. le Rapporteur puisse vous poser un certain nombre de questions et que nos nombreux collègues ici présents puissent aussi renchérir sur votre présentation et vos propos.

M. Pierre CARDO. - J’ai reçu cette invitation à être entendu par votre commission sur un sujet dont je m’occupe de façon très pragmatique sur le terrain depuis des années, en me demandant ce que voulait réellement savoir la commission, car c’est un sujet assez vaste.

J’essaierai d’exprimer aujourd’hui, dans un premier temps, ce que j’ai vécu et observé sur mon territoire, et éventuellement sur d’autres, après quoi nous pourrons éventuellement aborder le problème des réponses, si tant est qu’il y en ait, et en débattre. Il est en effet intéressant que l’on discute réellement de ce sujet, parce qu’il y a eu énormément de non-dits et d’hypocrisie sur un thème pourtant extrêmement préoccupant dans tous les milieux de la société, en particulier dans les quartiers difficiles.

Dans nos quartiers en difficulté, on observe depuis très longtemps des économies parallèles et alors que, pour beaucoup d’adultes, c’est le travail au noir qui a été l’occasion de faire entrer des recettes particulières dans un certain nombre de ménages, même s’il s’agissait de travail au noir, la notion de travail a depuis longtemps disparu dans certains milieux, dans nos quartiers, notamment depuis les années 70-80, avec la mise au chômage de nombreux adultes sans qualification qui étaient concentrés dans ces quartiers.

C’est alors qu’est apparue beaucoup plus une activité commerciale parallèle et de trafics divers : voitures, pièces détachées, motos, mobylettes, matériel hi-fi, aujourd’hui ordinateurs (sur contrat la plupart du temps) et trafic de drogues dites "douces" ou plus dures, selon les cas, plus ou moins bien perçu selon les secteurs et les populations.

Il est clair que cela a modifié les comportements. L’économie souterraine existe un peu partout et n’engendre pas obligatoirement la violence mais un grand nombre de désagréments car elle implique des cambriolages, des vols, etc. En l’occurrence, avec la drogue, comme pour l’alcool, il y a une modification très nette des comportements. Il est clair que, dans le quotidien, on a affaire à des individus, qui, lorsqu’ils consomment, ont des comportements assez "aberrants" avec de la violence. Il est assez surprenant d’observer que, finalement, par rapport à ces comportements qui témoignent d’une consommation soit de shit, soit d’alcool mélangé avec des médicaments ayant des effets secondaires assez puissants, soit des drogues plus dures, notre société donne l’impression de très peu réagir.

En tant que maire, si le trafic me préoccupe en tant que tel, ce qui me pose le plus de problème vis-à-vis de ma population, c’est le problème des comportements violents qui pose aussi des problèmes aux institutions, notamment à la police. En effet, des gamins qui sont sous l’emprise de certaines drogues vont être capables de commettre des actes qu’a priori, on n’attend pas, à n’importe quel moment. Un braquage de banque ou d’un commerce est une chose qui, d’ordinaire, se prépare et la police est organisée en fonction de cela. En l’occurrence, en traversant la rue, ils vont brutalement avoir l’idée qu’ils pourraient le faire et passer à l’acte instantanément.

Cela entraîne des comportements imprévisibles et, automatiquement, des dialogues très difficiles avec les intéressés. Il n’est pas facile de discuter avec quelqu’un qui est sous l’emprise de l’alcool, encore moins avec quelqu’un qui est sous l’emprise de drogues illicites. On n’arrive pas à passer le message ; on voit bien qu’il ne se maîtrise pas et que tout est possible.

Le problème qui se pose aux acteurs institutionnels dans nos quartiers, c’est que les comportements imprévisibles et souvent violents de ces consommateurs font que, petit à petit, alors qu’on avait déjà une certaine distance des institutions par rapport à des populations en difficulté (la concentration des familles pauvres et "à problème" dans nos quartiers ne facilitait pas les contacts avec les institutions, qu’il s’agisse des travailleurs sociaux, de la police oudes enseignants), une peur s’installe désormais dans le comportement quotidien des gens et dans leur attitude. Cela a pour conséquence, premièrement, que l’on a du mal à recruter, puisque les gens savent ce qui les attend et ont peur, même si ces comportements ne sont pas généralisés, et, deuxièmement, qu’on ne va plus dans les familles.

Si on en vient à ce qu’il faudrait faire pour lutter contre les phénomènes de trafic et de consommation de drogues illicites, il est clair qu’on ne peut pas s’y prendre quand on en est à un stade ultime de consommation et de dépendance totale, c’est-à-dire quand on en est au stade curatif. Il faut s’interroger sur la façon de prévenir un tant soit peu ces situations, mais comment le faire dans les quartiers difficiles ?

Je prends un exemple. Chez moi, un toxicomane, au début du printemps de l’année dernière, a agressé une assistante sociale en la secouant un peu. Il s’en est suivi un traumatisme profond des travailleurs sociaux qui ont considéré que leur local était insuffisamment sécurisé. Le département a ensuite mis en place des dispositifs divers et variés et, deux mois plus tard, alors qu’on avait proposé d’autres locaux, j’apprends du jour au lendemain (j’avais une expulsion à traiter avec eux) que je n’avais plus de services sociaux du département car ils étaient allés devant la médecine du travail qui les avait déclarés inaptes à tout contact avec l’ensemble de la population Chantelouvaise pendant trois mois.

Nous nous sommes retrouvés, alors que nous avions 80 familles maliennes en squat qui arrivaient et les problématiques que nous vivons tous les jours, avec une absence totale de couverture sociale.

Les personnes en question sont revenues en septembre. Là-dessus, un mois plus tard, un jeune, manifestement un peu énervé (était-il toxicomane ou non ? Son comportement a en tout cas été interprété comme tel), a effectué une nouvelle agression qui a été mal gérée parce qu’on n’a pas appris à nos intervenants sociaux à gérer la violence. C’est alors la CAF et les services du département qui sont partis. Tout cela se réglera dans le temps, mais nous travaillons maintenant avec des équipes volantes.

Comment avoir une action de prévention dans les familles quand on a cette peur au ventre, quand on a l’impression qu’on n’est pas réellement protégé et que ce n’est pas l’Etat républicain qui fait la loi et quand des gens qui ont, je suppose, une certaine vocation sociale, refusent le contact avec une population qui a réellement besoin d’eux ? Je ne vous dis pas comment est considéré le retour de ces personnes sur le territoire. Ce n’est pas la peine que les institutionnels qui ont abandonné à deux reprises le territoire pendant trois mois tentent d’y revenir. La population n’en veut plus, en tout cas de ceux-là !

De plus, quelle crédibilité pour les institutions ! A un moment où on veut que l’Etat républicain revienne dans le quartier et qu’on l’obtient un tant soit peu par l’action policière qui est menée et qui est une bonne chose mais qui n’aura des effets que pendant un certain temps, peut-on tolérer que les institutions reculent à ce point parce qu’il y a de la violence et, derrière, de la drogue ? Peut-on accepter que les associations, avec des habitants relais qu’on a installés et formés comme on a pu, avec leurs qualités et leurs défauts, se substituent de fait aux institutions ? Est-ce ce que veut la République ?

Voilà l’un des aspects qui, personnellement, me choque profondément.

Nous n’allons plus dans les familles depuis longtemps. La présence sociale dans les familles des quartiers difficiles est un voeu pieux et cela fait des années qu’on n’y met plus les pieds. Le client est attendu dans une permanence, si tant est qu’il y en a encore une dans le quartier, et on ne va pas se déplacer dans la famille. Autrement dit, vous rencontrez des gens en difficulté quand ils ont besoin d’un secours d’urgence, quand ils vont être expulsés ou quand il y a une violence familiale. Dans ce cas, vous êtes déjà dans le curatif et non pas dans le préventif. Le préventif signifie une présence sur le territoire et dans la famille, un travail avec les parents et avec les jeunes. Ce travail ne se fait plus aujourd’hui à 95 %.

Dans ces conditions, nous pourrons lutter tant que nous le voulons contre les trafics et la consommation et nous aurons raison de le faire parce qu’il faut bien marquer les limites et donner des repères, mais nous arriverons toujours avec un ou deux trains de retard, dans ce domaine comme dans bien d’autres.

Il y a bien des réponses dans le domaine préventif (nous y viendrons dans le cours du débat si vous le voulez), mais j’ai du mal à les faire passer depuis huit ans, malgré l’accord du président du Conseil général et des différents gardes des sceaux sur certains projets.

Sur le problème des trafics de drogue, il n’est un secret pour personne que, depuis des années, on savait bien que certains avaient des trains de vie qui ne correspondaient pas du tout à leurs revenus. A cet égard, comme je l’avais souligné pour un certain nombre de "SDF", il est bon, par moment, de relier les discussions qui ont lieu dans les CLIavec celles que l’on peut avoir dans les CLSPD. En effet, je ne vois pas pour quelles raisons on se priverait de ces possibilités qui, à mon avis, sont absolument nécessaires.

On a bien le droit, lorsqu’on parle de contrats d’insertion, d’avoir quelques exigences. Quand je vois que, pendant trois mois, on va verser le RMI (qui ne représente pas grand-chose, certes) au seul motif qu’on envisage que les gens puissent aller se faire soigner et soigner leurs gosses pendant les trois mois en question, je me dis que l’on frise le ridicule.

Concernant la lutte contre la drogue, nous sommes actuellement, en tant qu’élus locaux, dans une situation que certains d’entre vous connaissent : nous sommes de plus en plus responsabilisés sur ce qui se passe dans nos territoires, ce qui est normal puisque nous sommes le premier exécutif susceptible de définir une politique territoriale adaptée aux populations, le premier référent choisi un tant soit peu par la population, et en tout cas celui auquel on s’adresse quand on a l’impression qu’on n’aura pas de réponse institutionnelle normale. On s’adresse souvent à nous pour tout et nous jouons donc les assistantes sociales. Cela arrive aussi aux députés, d’ailleurs.

Le maire est aujourd’hui une sorte de passage obligé et un trait d’union entre une population et des institutions qui viennent d’ailleurs et qui n’habitent pas le quartier. Aujourd’hui, en effet, aucun institutionnel de ma ville n’y habite : les enseignants, les travailleurs sociaux et les policiers habitent ailleurs !

Je vous cite un exemple à ce sujet. Il y a trois ans, j’avais demandé une enquête sur le nombre de mesures de suivi des jeunes en difficulté, notamment des jeunes toxicomanes, en particulier sur les mesures d’AMO administratives que j’avais fait développer il y a quinze ans quand je m’occupais des affaires sociales au Conseil général des Yvelines. J’avais alors estimé qu’il valait mieux contractualiser avec les parents, quand c’était possible, plutôt que de judiciariser les choses par une AMO qui devenait une action éducative imposée par le juge. En effet, une décision du juge peut parfois fonctionner, mais il n’est pas sûr que ce soit le cas si les gens ne comprennent pas à quoi cela sert, surtout les gosses.

Alors que nous avions 20 suivis d’AMO par an, si ma mémoire est bonne, le contrat d’objectif avec le département, pour l’année suivante, c’est-à-dire l’année 2001, avait fixé le chiffre à 50. En 2002, lorsque j’ai demandé combien nous en avions eu finalement et si les cinquante étaient suffisants, j’ai mis un certain temps à avoir les réponses, mais les services m’ont finalement fait répondre qu’il y en avait eu zéro, c’est-à-dire que l’on n’avait strictement rien fait en préventif. Le motif qu’on m’a invoqué, c’est que le travailleur social qui devait les réaliser habitait la commune de Chanteloup-les-Vignes et qu’il était donc hors de question qu’il suive la moindre famille sur cette commune.

On pourrait supposer que certains qui habitent ailleurs qu’à Chanteloup pourraient le faire. Toujours est-il qu’il n’y a pas de consultation du politique, au plan local ou départemental, pour prendre une décision purement administrative. En l’occurrence, nous assistons à une certaine force de nos administrations qui prennent des décisions toutes seules. Par conséquent, il n’est pas du tout évident que les mesures que nous mettons en oeuvre soient efficaces.

J’ai entendu beaucoup de discours, surtout dans les années antérieures, sur l’importance de la prévention, mais que reste-t-il de la politique de prévention, en France, dans les quartiers difficiles aujourd’hui ? Plus grand-chose ! L’éducation spécialisée est en train de se remettre en cause, ce qui est indispensable : on ne peut pas continuer à travailler dans l’anonymat sans mandat quand on sait à quel point il est nécessaire de travailler en réseau. Quand on veut responsabiliser les parents sur de nombreux sujets, notamment sur le problème de la toxicomanie, ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’on va les sanctionner au sens négatif du terme, peut-on considérer qu’on va pouvoir les impliquer quand on travaille dans l’anonymat et dans l’absence de mandat par rapport aux parents et aux institutions ? Il y a là une remise en cause nécessaire de la prévention spécialisée qui doit être mise en relation avec la nouvelle organisation du CLSPD.

Parallèlement, il me semblerait indispensable que l’on discute des AMO administratives dans les CLSPD pour étudier les cas très concrets qui se posent. En effet, si c’est pour parler des statistiques, les CLSPD ne servent strictement à rien : on arrive à les suivre sans faire de réunion.

J’estime qu’il relève de la compétence des acteurs locaux de définir les familles sur lesquelles on va engager des actions. Cela signifie que l’on doit complètement réorganiser le système préventif qui passe par trois actions essentielles : je détecte, je signale et j’agis avant qu’une institution ne s’en mêle vraiment. Ce n’est plus ce qui se fait puisque nous ne sommes plus dans les familles ou qu’on ne le fait qu’au stade du curatif, lorsque le mal est fait.

Je dirai la même chose pour les juges des enfants. Quand un juge reçoit un gamin à l’âge de 13 ans parce qu’il a enfin la responsabilité pénale, est-il réellement en préventif ? Le gamin vient de poser pour la première fois, pour le juge et donc pour les institutions judiciaires, un acte délictueux. Dans ce cas, la bonne question que se pose le juge, sur laquelle il n’aura pas de réponse en l’état actuel de l’organisation de nos dispositifs, en tout cas pas avant neuf mois, est la suivante : s’agit-il d’un délinquant répétitif ou d’un primo-délinquant ? Quand un juge posait cette question dans notre département, il y a quelque temps, il devait attendre neuf mois pour avoir la réponse à la suite d’une enquête du service social et de l’Aide sociale à l’enfance, compte tenu de la disponibilité des services, enquête effectuée par des intervenants sociaux qui n’habitent pas la commune et qui, de toute façon, n’y interviennent pas régulièrement et ne connaissent donc pas les milieux familiaux.

Vous imaginez l’intérêt de la réponse pour le juge, neuf mois après, et, surtout, pour l’enfant qui a posé un acte délictueux. C’est dramatique, puisque si c’était le premier, il est évident qu’entre-temps, il en a commis d’autres et que si ce n’était pas le premier, on n’en est plus à ce stade de la réponse.

Par conséquent, on a "tout faux". Pour ma part, c’est ce que je pense dans ce domaine. Avant d’envisager de lutter contre la drogue et les réseaux, il faudrait commencer par faire le ménage chez nous en termes de prévention. On n’a pas arrêté de parler de la prévention depuis quinze ans, c’est-à-dire depuis que j’ai été élu maire, en 1983, et je n’entends parler que de cela depuis cette date. J’ai eu de longs débats avec M. Bonnemaison sur la question et je n’ai jamais remis en cause l’intérêt de la prévention, bien au contraire, mais, pour moi, on la fait mal, quand on la fait.

Quant à la lutte contre les réseaux, il serait intéressant, puisque nous sommes désormais responsabilisés au premier degré dans nos mairies avec les CLSPD, qu’on nous informe un peu de temps en temps sur les actions qui sont menées. On m’a informé, par exemple, qu’on avait fait sauter un réseau de drogue, puis un autre. Evidemment, cela a été l’émeute immédiatement dans le quartier. J’aimerais donc bien y être préparé. J’ai des médiateurs et je préférerais que l’on puisse préparer ce genre de chose un tant soit peu.

Ce qui est assez surprenant, ce sont ces interventions brutales. J’y suis favorable, bien sûr : il était temps qu’il y ait enfin des actions sur les réseaux parce que cela faisait dix ans qu’on n’avait rien vu. Or le trafic était évident : il se faisait au vu et au su de tous, ce qui est dramatique en termes d’exemplarité, car vous pensez bien que des jeunes qui voient que l’on peut gagner de l’argent facilement et qu’il ne se passe rien quand on fait tel ou tel trafic ne peuventqu’en conclure que cela devient normal, puisque tout le monde le fait et que cela a l’air de bien payer. Quand on peut gagner de l’argent facilement alors qu’on se demande ce qu’on fait à l’école dès la 6e parce qu’on ne comprend pas ce que dit le professeur au tableau et parce qu’on n’a même pas la maîtrise du français ni du calcul, quel peut être l’intérêt de continuer des études, surtout lorsque le grand frère qui a eu, soi-disant, des diplômes est déjà au chômage ?

C’est à toutes ces questions qu’il faut répondre, sans quoi on ne pourra pas régler le problème de la drogue.

Le problème, c’est que l’enclenchement du dispositif répressif a des conséquences. Cela peut aller dans le bon sens : alors que nous avions jusqu’à présent des gamins qui s’autorisaient tous les comportements, ils se méfient désormais et savent qu’il y a des conséquences. Effectivement, les sanctions sont tombées et les gamins font attention à la façon dont ils s’expriment vis-à-vis d’une institution, ce qui n’était pas le cas auparavant. La première conséquence, c’est qu’il y a donc moins de provocations et d’agressions en tant que telles.

En revanche, on assiste à beaucoup plus de cambriolages et de vols, c’est-à-dire non plus à une délinquance expressive mais à une délinquance d’appropriation : on a besoin d’argent puisqu’il n’y a plus le trafic de drogue pour fonctionner et on va donc essayer de se procurer de l’argent autrement. C’est ainsi qu’on bascule du trafic de drogue sur le trafic de voitures ou sur le vol de matériel informatique selon des filières bien organisées. On ne vole pas des ordinateurs pour rien mais parce qu’un contrat a été passé avec l’Europe de l’est, le Maghreb et les différentes mafias qui sont tout à fait structurées et qui savent très bien utiliser les petites mains.

Nous sommes donc devant un enjeu très important. Je ne crois pas un seul instant que nous pourrons éradiquer tel ou tel mal, notamment le trafic de drogue. Je crois simplement que, si nous étions un peu plus cohérents dans nos réponses, nous aurions une meilleure efficacité. Par conséquent, pour moi, la première des préoccupations n’est pas obligatoirement la lutte contre les réseaux mais la prévention, après quoi il faut s’occuper effectivement de la répression, mais en lien avec les acteurs locaux qui disposent de l’information avec leurs réseaux associatifs et leurs médiateurs, qui ne sont pas des "balances" mais des personnes qui vivent dans la cité, qui travaillent avec nous et qui ont envie que la population s’en sorte. C’est ainsi que l’on donnera les meilleures réponses.

Par ailleurs, cela fait quinze ans que j’ai demandé — c’est enfin réalisé — qu’il soit effectué un travail en commun des douanes, du fisc et de la police, dans la mesure où c’est le seul moyen d’arriver à déterminer un train de vie qui ne correspond pas à un revenu déclaré. A partir du moment où la police n’y pénètre plus, les cités sont un lieu idéal pour tout cacher, y compris le terrorisme !

On en vient à un autre problème : on sait que la drogue alimente bien des choses. On rentre là dans un autre domaine et je pense que, pendant trop longtemps, on a abandonné certains quartiers, de même qu’une partie de la ruralité, où se cachent des choses faciles à cacher.

Vous avez deux types de quartier quand la drogue y est très fortement implantée.

Le premier, c’est le lieu où la police ne peut plus entrer et qui constitue donc un espace situé hors de l’Etat républicain. Comme la violence est au rendez-vous dès qu’elle y entre, elle finit par éviter le quartier et quand elle ne se sent pas soutenue, comme cela a été le cas pendant plusieurs années, elle n’y va plus du tout, ce qui est plus simple. En effet, si c’est pour aller risquer la bavure ou l’hôpital pour que, finalement, il ne se passe rien derrière sur les gens interpellés, elle ne prend plus de risques. Aujourd’hui, l’attitude s’est modifiée.

Le deuxième, ce sont les quartiers qui, tout en étant difficiles, sont très calmes aujourd’hui. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de trafic de drogue intense. Simplement, il faut se demander si c’est réellement la police qui fait la loi. Il est vraisemblable que c’est le système mafieux qui calme les voyous pour qu’ils évitent d’attirer la police en masse parce que cela dérange le trafic.

Voilà les quelques observations que je voulais faire sur la façon dont je vois le problème.

J’avais fait une proposition de loi il y a quelques années, en 1996, dans laquelle j’avais demandé que l’on puisse enfin prendre en compte le comportement des individus soumis à l’emprise de la drogue sur la voie publique et non pas uniquement lorsqu’ils conduisent. En effet, il me paraît surprenant qu’en France, on ait aujourd’hui un code de la route qui a un pouvoir assez exorbitant (on vous enlève des points ou le permis, on vous met en prison et on vous colle une amende, c’est-à-dire que c’est la double ou même parfois la triple peine !), alors que si on est complètement "bourré" dans la rue, dangereux et capable d’agresser n’importe qui et de faire n’importe quoi, rien ne peut arriver. Je n’ai jamais vu un policier intervenir sur des comportements de ce type, sauf s’il se fait insulter, et encore !

Je pense que celui qui se drogue chez lui et qui est dans un état second dans son domicile relève de sa façon de vivre. C’est illicite, mais, au moins, il ne dérange que lui-même, si tant est qu’il ne tape pas sur sa famille. En revanche, pour celui qui, à l’extérieur, sur la voie publique, crée des troubles de l’ordre public par son comportement et qui est dangereux pour lui et pour les autres, il me semble que nous devons nous donner les moyens juridiques de faire intervenir la police. Il n’est pas normal de laisser ce genre de chose perdurer car cela nous met un bazar terrible !

Là aussi, il faut donc se donner les moyens de contrôler, dans un commissariat, les gens qui sont interpellés pour savoir s’ils sont dans un état second, après quoi la proposition de loi est claire sur la procédure à suivre : il faut les garder un certain temps en attendant qu’ils reviennent à l’état normal pour pouvoir faire un diagnostic avant d’envisager des propositions de soins.

Il se pose alors un autre problème : a-t-on assez de moyens pour engager une politique de ce type ? Il semble que ce ne soit pas le cas non seulement en termes de lits, qui relèvent du traitement pour la désintoxication, mais, surtout, en termes d’établissements ou de lieux d’accueil dans lesquels les gens vont pouvoir prendre l’air ailleurs, secouper complètement du réseau local et avoir des activités différentes, des lieux dans lesquels ils sont pris en main et où on va essayer de modifier leur comportement, celui qui les a amenés à cet état de dépendance.

Je pense qu’à cet égard, on est très loin du but.

Mme la Présidente. - Merci infiniment, monsieur le Député. Je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - Monsieur le Maire (je vous appelle ainsi parce que c’est vraiment au maire que je souhaite m’adresser), je vous remercie de votre intervention. Finalement, mon questionnaire est très largement vidé de sa substance car vous avez répondu par avance à un grand nombre des questions et des préoccupations qui sont les miennes.

Je tiens néanmoins à revenir sur un point particulier du tableau que vous avez dressé : celui de la présence, au vu et au su de tout le monde, des dealers, qui sont réputés être de petits dealers et qui semblent un élément extrêmement perturbateur de la vie de la cité. Ils sont quelquefois à l’intérieur même d’écoles dont les chefs d’établissement disent que c’est inacceptable et que cela pose un problème fondamental parce que, pour les raisons que vous avez rappelées tout à l’heure, notamment tout ce qui fait l’argent facile, c’est totalement contradictoire avec l’idée même de l’école, c’est-à-dire que l’on tue l’école en laissant les choses se faire de cette façon.

Cependant, c’est la même chose à l’extérieur de l’école. En effet, comment avoir un message crédible de prévention, qui commence par l’information sur le rappel de l’interdit de la consommation de drogues illicites et sur les raisons pour lesquelles cette interdiction existe (notamment la dangerosité) quand, au vu et au su de tout le monde, à tel ou tel endroit, des dealers ont organisé leur commerce en véritable marché ?

C’est un problème général, c’est-à-dire que c’est vrai dans les cités dites difficiles, mais aussi dans différents quartiers de Paris, y compris ceux qui sont réputés tranquilles et bourgeois.

Le problème de fond est de savoir si on peut accepter, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils sont tolérés, que cette situation perdure. Lorsqu’on pose la question à la police, elle répond souvent qu’elle préfère ne pas interpeller tout de suite pour pouvoir remonter les filières, mais, si on met dans les deux plateaux de la balance, d’un côté, l’intérêt qu’il y a à remonter des filières pour pouvoir démanteler un réseau et donc faire cesser une partie du trafic et, d’un autre côté, la difficulté, voire l’impossibilité que l’on a d’assurer l’ordre public et la crédibilité du message de prévention, ne faudrait-il pas supprimer les petits dealers et le marché organisé sur le territoire de la commune ?

M. Pierre CARDO. - C’est tout le problème de l’exemplarité. Pour l’instant, c’est la théorie policière qui l’a emporté sur l’action à mener, c’est-à-dire que l’on remonte progressivement avec des indicateurs et que l’on essaie d’attraper les gros bonnets. Le problème, c’est que les gros bonnets se renouvellent. Ce sont des places qui sont chères et, à la limite, il ne dérange pas tel autre gros bonnet que l’un d’eux disparaisse.

Il me semble que l’un des moyens de lutter contre la drogue, c’est effectivement de ne pas faciliter sa vente sur le territoire à partir du moment où elle est interdite. Si on dérange le commerce final, c’est-à-dire le commerce de détail, il est clair que le commerçant de gros va se porter moins bien, mais si on attend un certain nombre de ventes de détail pour remonter au gros, je ne vois pas bien comment on va casser réellement le commerce.

Je pense que c’est une théorie policière qui fait abstraction des raisonnements économiques qui doivent être tenus dans ce cadre. A partir du moment où ils ne peuvent plus vendre facilement au détail, la vente en gros deviendra d’autant moins intéressante. Ils trouveront sans doute d’autres moyens de trafic et il sera peut-être moins dangereux, à la limite, de voir sa voiture dépouillée que de subir les conséquences de tous ces trafics de drogue, parce qu’il est certain qu’ils chercheront d’autres sources d’argent.

Il est vrai que la revente de drogue est une piste très facile et que cela donne une autorité morale extrêmement dangereuse aux grands qui tiennent une partie du petit trafic de détail sur les petits. Quand j’arrive derrière pour leur proposer des stages et leur expliquer qu’il faut travailler à l’école, je parais un peu ringard.

Ne plus laisser se dérouler aussi facilement le trafic local est une méthode intéressante qui nécessitera beaucoup de patience, parce qu’il ne faut pas croire que cela va se passer tout seul. Il faut aussi l’accompagner d’une action préventive. Dans ces conditions, cela peut réussir, mais il ne faut pas attendre le collège pour mener cette action préventive. Il faut le faire dans les familles et démarrer très tôt, dès l’école primaire.

Parallèlement, il faudra aussi que le monde enseignant sache si l’école est un lieu fermé ou ouverte sur l’extérieur. Pour l’instant, il se passe des tas de choses dans les collèges dont on ne nous parle pas obligatoirement. L’éducation nationale nous appelle d’ordinaire pour le partenariat quand cela explose chez elle. En dehors de cela, quand nous proposons de l’aider, nous n’avons pas toujours un accueil très chaleureux. Je ne sais pas combien d’associations, chez moi, ont eu des réponses négatives sur leur intervention.

Une question simple : s’il y a un trafic dans un collège, est-ce le principal qui doit régler le problème à l’intérieur du collège ou est-ce à la police d’intervenir à l’intérieur ?

Il y a douze ans, au premier policier qui mettait les pieds dans un collège chez moi, j’avais des manifestations et une grève. Après les premières violences liées aux émeutes, aux conflits de territoire entre jeunes et aux règlements de comptes entre bandes d’une ville à une autre, on nous appelait tous les jours pour avoir des policiers, notamment entre midi et deux heures, pour corriger les devoirs !

Cependant, on n’accepte pas pour autant une intervention policière sur un jeune dans un collège. Or il me semble qu’il faudrait que les choses soient claires : on est sur le territoire national, dans un territoire républicain et, en plus, dans une institution républicaine. Il faudra donc qu’au niveau des formations de base, qu’il s’agisse des enseignants ou des travailleurs sociaux, on insiste aussi sur ce que représente une plainte, l’intervention policière et la nécessité qu’elle puisse avoir lieu lorsque la loi n’est pas respectée.

Si, à chaque fois qu’un acteur voit quelque chose d’illégal, il se dit que c’est le problème de la police et non pas le sien mais considère que c’est à l’extérieur que la police doit régler le problème, on n’avancera pas beaucoup. C’est un comportement très dangereux et un peu hypocrite, parce que cela permet de se mettre à distance. Le problème, c’est qu’on a peut-être évacué la violence provisoirement de certains établissements et institutions avec cette attitude mais que c’est fini aujourd’hui : personne n’est épargné.

C’est peut-être notre chance : les gamins vont peut-être nous amener à changer nos comportements par leur attitude violente.

M. le Rapporteur. - Je vous poserai une dernière question avant de laisser mes collègues poser les leurs. Selon vous, monsieur le Maire, a-t-on besoin d’un changement de législation ou plutôt d’une volonté politique pour appliquer et utiliser les solutions qui nous sont proposées par la loi ? Y a-t-il également des exemples étrangers dont nous pourrions nous inspirer pour être plus efficaces ?

M. Pierre CARDO. - Il y a toujours des exemples étrangers dont on pourrait s’inspirer en matière de réponses.

Faut-il modifier profondément la législation ? Je ne le crois pas. Comme nous l’avons vu pour l’action policière, j’estime qu’une volonté politique déterminée suffit. Ce qui me paraît évident aujourd’hui, c’est que les jeunes jouent sur notre incohérence totale, tant pour les comportements que pour la consommation. Ils disent que c’est interdit mais que cela ne l’est pas vraiment.

J’ajoute qu’en France, nous avons des populations maghrébines, très concernées par le trafic de drogue chez nous, pour lesquelles c’est le shit qui est plutôt normal et l’alcool qui est interdit. Le problème, c’est que, pour l’instant, l’alcool fait plus de dégâts que le shit dans les quartiers, même si celui-ci nous pose problème. Il faudrait donc que l’on soit complètement cohérent.

L’alcool est peut-être un produit licite, mais c’est quand même une drogue qui, lorsqu’on en abuse, finit par déclencher des comportements dangereux pour la société et pour l’individu. Je pense donc qu’il faut être beaucoup plus sévère sur le comportement lié à l’alcool et à sa consommation lorsqu’on sort d’un lieu privé (sachant que, chez elles, les personnes font ce qu’elles veulent, comme en Suède) et avoir le même comportement et le même traitement par rapport aux autres drogues.

Pour l’instant, on laisse tout filer. Il y a une réaction de temps en temps, mais c’est tellement ponctuel que tout le monde se dit qu’on ne risque rien. Il n’y a qu’en prenant le volant que l’on risque vraiment quelque chose. Il suffit de ne pas conduire. Le problème, c’est que, dans ma ville, quand les personnes qui sont dans cet état marchent, il ne se passe pas grand-chose mais qu’elles sont néanmoins dangereuses.

Nous avons beaucoup de pères de famille qui abusent de l’alcool et dont les gamins abusent d’autres drogues derrière. L’exemplarité n’est pas au rendez-vous.

Si nous sommes cohérents dans nos réponses — c’est une attitude que nous devons nous imposer —, nous aurons peut-être un peu de cohérence de la part des gamins et nous éviterons sans doute qu’ils profitent de nos failles.

Quand des ministres affirment qu’après tout, certaines drogues ne sont pas bien graves, quand on découvre que de grands sportifs se shootent et quand, dans le show-biz, on sait que se pratiquent régulièrement certaines consommations, pourquoi voulez-vous que le jeune gamin de banlieue se sente plus concerné que l’acteur du show-biz ? S’il se fait piquer, il estime avant tout qu’il n’a pas eu de chance mais en aucun cas qu’il est coupable. Or, vous savez bien que, pour qu’une sanction soit efficace, il faut d’abord se sentir coupable et surtout ne pas avoir l’impression de faire l’objet d’une injustice.

Si personne n’est condamné régulièrement pour des actes similaires, voire plus graves, et que vous vous faites attraper pour une chose qui vous paraît mineure, vous pouvez prendre la sanction que vous voulez : elle sera perçue de toute façon comme injuste et donc totalement inefficace. Soyons cohérents et nous éviterons de donner l’impression à de nombreux jeunes que les sanctions sont injustes, mais cela demande à tous une attitude d’exemplarité.

Avec l’exemplarité suivie d’une volonté politique, nous arriverons sans doute à un objectif si nous le couplons avec une action préventive réelle.

Mme la Présidente. - Merci. Je vais donner successivement la parole à Mme Papon, M. Girod et M. Barbier, après quoi, monsieur le Député, je vous demanderai de répondre de manière groupée.

Mme Monique PAPON. - Monsieur le Député, vous avez très bien dit (nous en sommes bien conscients) que les actions de prévention ne commencent pas à l’école mais dans les familles. Cependant, fort de votre expérience de vingt ans à Chanteloup-les-Vignes et bien qu’on vous ait souvent entendu alerter l’opinion sans avoir été forcément entendu, pouvez-vous me dire quels messages on peut faire passer aux familles et si elles sont capables de les entendre et de les accepter ?

M. Paul GIROD. - Monsieur le Maire, vous connaissez votre population et vous voyez vraisemblablement un certain nombre de jeunes, de dealers ou autres qui ont été pincés, jugés et confiés aux services sociaux, à la protection judiciaire de la jeunesse ou à d’autres organisations. Avez-vous eu l’occasion de mesurer l’efficacité de leur travail au moment du retour de ces jeunes gens dans le milieu dont ils ont été, sinon extraits, du moins légèrement distraits ?

M. Gilbert BARBIER. - Mon cher collègue, j’ai écouté avec beaucoup d’attention votre présentation, je connais un peu vos positions et je remarque que vous utilisez le "nous" d’une manière générale en disant : "nous devrions faire ceci et cela". Alors que vous êtes député et maire, pensez-vous que, dans ces problèmes, le maire devrait être investi d’un peu plus de responsabilités et de pouvoirs ? Ce "nous" peut être en effet la police, la gendarmerie, la justice, les services sociaux qui dépendent du département (on n’est pas forcément compris à ce niveau-là), les services de l’Etat, la CAF, etc.

La nouvelle modification du CLSPD place le maire en tant que président unique (on n’est plus président alterné avec les représentants de l’Etat) mais j’estime de par mon expérience que cela ne change pas grand-chose à l’état d’esprit des institutionnels qui participent à ce Comité de prévention.

Quelles propositions faudrait-il présenter pour que ce "nous" puisse représenter quelqu’un et que l’efficacité puisse s’ensuivre ? Je sais que c’est peut-être réclamer des responsabilités au niveau des maires, mais, de par mon expérience, j’ai surtout un sentiment d’impuissance face à des problèmes que l’on découvre au quotidien et qui, malheureusement, ne sont pas forcément suivis de la part des institutions.

J’ai une autre question à vous poser : faut-il faire systématiquement un seul paquet de l’ensemble de l’économie souterraine ? Je veux parler de trafics qui ne sont pas totalement interdits (si elles n’ont pas été volées, la revente depièces n’est pas prohibée, sachant que le troc existe) par rapport au problème qui nous préoccupe et qui est celui de la drogue, en particulier des drogues illicites.

Tout au long de l’expérience que nous vivons au cours de cette commission d’enquête, nous avons été confrontés à la contradiction qui existe entre les drogues dites licites et les drogues dites illicites. Faut-il les amalgamer ? On peut parler du tabac et du trafic de cigarettes ou de l’alcool, qui est effectivement une drogue nocive pour la santé. En ce qui me concerne, je pense que le caractère illicite des drogues que nous étudions est lié essentiellement au fait qu’à plus ou moins long terme, elles sont nuisibles pour la santé des individus comme à celle de l’ensemble de la société. Notre problème, ce sont bien les risques que cela représente.

Par conséquent, en faisant un tout de l’économie dite souterraine, ne complique-t-on pas un peu les problèmes ?

Mme la Présidente. - Merci, mon cher collègue. Monsieur le Député, je vous donne volontiers la parole.

M. Pierre CARDO. - Quels messages passer aux familles ? Certaines n’attendent qu’une chose : le fait d’avoir des messages et de l’aide. Le problème, c’est que, malgré nos institutions, vu la distance qui est mise par rapport aux familles, celles-ci n’auront de l’aide que lorsqu’elles connaîtront un gros problème. Ces institutions ne vont donc pas intervenir vraiment pour aider mais en donnant l’impression aux parents qu’ils ont perdu leur pouvoir.

C’est le problème que nous connaissons quand nous lançons nos interventions. A un moment donné, la machine, qui n’a pas réagi pendant longtemps, se met en route, avec parfois x intervenants, et, bien que l’on explique aux parents la façon dont les interventions sont organisées aujourd’hui, on leur donne nettement l’impression que ce sontdes incapables et que, dans ces conditions, on va faire cela beaucoup mieux qu’eux. On lance alors une AEP ou une AMO, quand ce n’est pas un placement ou autre chose, le tout sans préparation et sans négociation.

C’est la façon dont nous pouvons lancer les choses. Il faut déjà éviter que, lorsqu’une famille a des problèmes, nous ne le sachions pas, mais, une fois que nous le savons, il faut qu’il y ait une action, c’est-à-dire que la société réagisse.

A cet égard (c’est un projet que j’ai depuis huit ans et qui n’est toujours pas mis en oeuvre en France, ni même dans ma ville), il y a un travail à réaliser avec des acteurs particuliers de la ville, les parents et l’enfant, parce que c’est ainsi qu’on le sortira de sa situation et non pas à la suite d’une décision ponctuelle d’un juge ou de n’importe quel intervenant. Si quelqu’un décide un placement de trois mois, soit les parents ne comprennent pas et pensent qu’ils sont incompétents, soit ils se disent : "à la limite, je ne demande que cela parce que je m’en fiche et que ce gosse m’emmerde !"

J’ai eu ainsi de nombreux parents qui sont venus dans mon bureau, après qu’on leur eût signalé qu’ils devaient surveiller leur gosse et ne pas le laisser traîner la nuit, pour me dire : "Monsieur le Maire, cela commence à bien faire, je ne contrôle plus mon gosse ; il a 14 ans et le juge s’en mêle. Pouvez-vous me le renvoyer au pays ou le mettre en tôle ?" Quel degré d’irresponsabilité ! Ils n’assument plus et c’est aux institutions de prendre le problème en charge ! Il est difficile d’entendre des parents dire cela de leurs propres enfants ou d’en voir d’autres se faire casser la figure par des fratries quand ils commencent à réagir. Les parents ne comprennent pas qu’un enfant doit être éduqué très tôt.

Il faut ajouter à cela des conditions de logement dans nos cités et des façons de vivre de certaines populations qui ne sont pas du tout adaptées. Dans ma cité, on trouve du F 4 pour l’essentiel, mais la plus grande partie de mes familles ont entre quatre et douze gosses ! Comment fait-on ? La plupart du temps, quand les gosses sont trop turbulents, ils vont dehors. Du fait de la polygamie, on a une fratrie qui a le droit de rester à la maison et l’autre qui doit aller dehors. Une mère est respectée et les autres ne le sont pas. Comment voulez-vous que l’image que les enfants ont des adultes en matière d’autorité soit positive ?

On peut remonter très loin. J’estime qu’on n’a pas le droit de faire entrer des familles en France tant qu’on n’a pas imposé une contractualisation qui détermine clairement l’itinéraire selon lequel elles vont pouvoir s’intégrer à notre société. Sinon, c’est fichu ! Sinon, je les récupère tous, comme beaucoup de maires des quartiers ! Sur quoi compte-t-on aujourd’hui pour leur permettre de s’intégrer ? Ceux qui ont de la bonne volonté et qui ont envie de s’en sortir contactent nos associations, et il est vrai que j’ai, heureusement, de nombreuses associations qui travaillent avec les familles.

Le problème, c’est qu’il s’agit de celles qui sont de bonne volonté et que les autres qui n’en ont rien à faire et qui sontfermées ne feront aucune démarche. Que fait-on avec le type qui ne veut pas voir une femme parce qu’il est complètement bloqué avec son turban et qu’il estime qu’une femme doit être voilée ?

Je peux parler aussi du gars qui va chercher sa femme à 17 ans au pays, qui fait un mariage forcé et qui la ramène alors qu’elle n’a jamais vécu en France, qu’elle ne parle pas le français et qu’elle n’a pas le droit de sortir de la maison ! Quelle autorité aura-t-elle sur ses enfants qui vont, eux, naître en France et recevoir une éducation française à l’école, qui seront cultivés et qui estimeront que le français est la langue noble, avec leur mère qui parle une autre langue et qu’ils ne comprennent pas ?

La problématique est lourde. Il faudrait donc déjà commencer par là. Il faut bien se dire que la consommation de drogue est liée à un manque quelconque et donc à une compensation. Il me semble que ces difficultés familiales ont une incidence sur le fait qu’on va aller consommer telle ou telle chose et, surtout, que l’on va se référer à d’autres autorités qui ne sont pas la famille ni les institutions. Comment les adultes et les institutions peuvent-ils être crédibles quand ils démontrent au quotidien leur incohérence et leurs dysfonctionnements ?

Ensuite, on aura beau aller dans les écoles pour faire passer des messages ; on perd son temps. Ces enfants sont présents physiquement à l’école mais absents intellectuellement. On les a déjà perdus.

Il faut donc mener une action très en amont sur les familles.

Premièrement, pour celles qui entrent sur le territoire, il y a un itinéraire à imposer et cela ne doit pas dépendre de labonne volonté des gens. On doit leur dire que si elles veulent entrer dans le territoire, il y a des conditions à remplir.

Deuxièmement, pour celles qui sont déjà là, qu’elles soient françaises ou non, il faudrait mettre en oeuvre notre projet de pôle d’accueil des jeunes en difficulté qui comporte deux étapes.

La première consiste à mettre en réseau tous les acteurs : enseignants policiers, institutions, etc. Normalement, c’est le boulot du PAJD, mais non pas avec un maire président comme une potiche ! Dans l’esprit des administrés, le maire préside réellement le Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance et c’est lui qui en est responsable. C’est l’image qui va en ressortir à terme. En réalité, de quoi suis-je plus responsable qu’auparavant ? De rien, et je n’ai rien demandé à personne. Je n’ai pas envie d’être le shérif de ma ville, dans laquelle j’ai mes petits-enfants et ma famille. Je n’ai pas envie de sortir avec un casque sur la tête ! Je suis peut-être le grand médiateur, sûrement le chef d’orchestre, mais le problème, c’est que les instruments de l’orchestre qu’on me confie sur le papier jouent leur propre partition et que je ne vois pas comment on va mettre tout cela en accord, dans la mesure où on ne m’a donné aucune possibilité de mettre en cohérence les interventions des différentes institutions, qu’elles soient étatiques ou qu’elles dépendent des collectivités territoriales.

Que puis-je définir de la politique sociale du Conseil général qui vient chez moi ou de la formation des acteurs locauxqui interviennent chez moi ? Rien ! Il en est de même pour la police, pour les enseignants et les travailleurs sociaux. Quant à la Caisse d’allocations familiales, nous avons, certes, des conventions, mais c’est elle qui impose ses conditions sur son contrat. Je signe et j’ai l’argent, et si je ne suis pas d’accord sur un point, je ne signe pas et je n’ai pas l’argent !

Le partenariat, ce n’est pas cela. J’estime donc que le rôle du maire (et je réponds ici à une autre question) est justement d’être le grand coordinateur de toutes ces actions et qu’il devrait y avoir, sur chaque territoire communal ou intercommunal (selon les organisations et la dimension des communes) un ensemble de procédures qui définissent clairement la manière dont intervient telle ou telle institution sur le territoire. Cela doit être négocié et validé par le maire et par l’institution, mais le maire doit avoir le pouvoir de détermination d’une sorte de code des procédures, de telle sorte que l’on sache enfin qui fait quoi et comment on se repasse le bébé de l’un à l’autre et non pas la patate chaude !

Il faudra pour cela aider les maires par un appui technique, car les procédures ne vont pas se faire toutes seules. Aujourd’hui, aucune entreprise importante ne fonctionne sans procédures.

Alors qu’on nous parle sans arrêt de politique locale, j’aimerais bien savoir ce que ma politique a de locale, à part celle des associations, puisque, de toute façon, je ne maîtrise rien. C’est ainsi qu’à un moment donné, il y a une opposition entre la population et les institutions ainsi qu’entre les associations et les institutions et qu’au lieu d’introduire la cohérence, on introduit le conflit, quand ce n’est pas la violence, sachant que l’on peut au moins gérer le conflit dans le cadre de discussions.

Dans une deuxième étape, le maire chef d’orchestre, une fois toutes les procédures mises au point, sera chargé de vérifier que celles-ci sont bien respectées par tous les acteurs et, au cas où elles ne le sont pas, d’intervenir pour demander à l’institution de réagir. Il n’est pas un chef hiérarchique mais simplement un coordinateur. C’est ce qu’on appelle, dans l’entreprise, une autorité fonctionnelle. Cette responsabilité fonctionnelle me paraît une chose importante à mettre en oeuvre et à définir. Je n’ai pas envie du tout d’être le chef de la police. Ce n’est pas le rôle du maire et c’est même très dangereux. Ceux qui le demandent, d’ordinaire, sont bien à l’abri dans leur mairie et ils n’ont jamais vécu une émeute. Je préfère être celui qui est là pour le dialogue et pour récolter les informations.

Ce pôle d’accueil que je prévois a justement pour but de définir les procédures d’intervention des différents acteurs, de faire en sorte que l’information circule, de faire du signalement et, dans ces conditions, de définir la façon dont on met au point l’action de façon coordonnée, parce qu’on doit évidemment agir de façon coordonnée.

Croyez-vous réellement qu’un gamin ou une famille qui a un problème dépend d’un seul spécialiste ? Sûrement pas ! Le problème, c’est qu’on s’est organisé de cette façon. Quand on est saisi d’un problème, on a un spécialiste qui va intervenir sur ce problème. Si c’était aussi simple, cela se saurait. Plusieurs intervenants et plusieurs interlocuteurs sont forcément concernés par le même problème et la difficulté vient du fait que, pour l’instant, on prend des décisions ponctuelles alors que l’on doit définir des itinéraires tant pour les gosses que pour les parents.

Voilà le véritable enjeu de la prévention. Ce pôle d’accueil jeune que Jean-Marie Petitclerc a conçu à ma demande a été validé par le président du Conseil général des Yvelines et par les différents gardes des sceaux depuis des années mais rien n’a suivi.

Que fait-on des gosses que l’on trouve dans les caves ? Que fait-on des gosses déscolarisés des collèges ? Maintenant, il y a les ateliers-relais de Xavier Darcos, mais on sent bien que l’éducation nationale est très réticente sur le terrain pour mettre cela en place parce que, en général, elle considère qu’il est plus facile de mettre les enfants difficiles à l’extérieur que d’essayer de régler le problème dans le cadre de l’éducation nationale. Demandez leur avis aux éducateurs qui sont chargés de travailler avec les enseignants. On ne forme pas les enseignants à cela, tout simplement.

Ce travail en réseau doit donc être organisé par le maire.

Quant au financement, le département est prêt à le mettre. Je me suis heurté au fil des ans à l’Aide sociale à l’enfance, au parquet, aux juges des enfants (certains ont ensuite basculé et ils étaient pour), qui ont tous cru que l’on allait marcher sur leur territoire alors que ce n’était pas l’objectif. Je souhaite tout simplement qu’avec l’ensemble des acteurs de terrain, avec lesquels je peux travailler en symbiose, nous puissions récolter les informations, signaler les problèmes et lancer une action immédiatement. A partir de ce moment-là, on suit le déroulement de l’action et on fait un rapport.

Lorsqu’un gamin a 13 ans, le juge des mineurs doit demander aujourd’hui une enquête sociale pour déterminer la décision qu’il doit prendre et connaître la situation réelle du gosse sans être certain d’avoir une réponse fiable dans les neuf mois. S’il téléphone tout de suite au pôle d’accueil jeune pour savoir si on connaît le jeune et la famille et s’il y a eu des interventions et des actions, qui n’ont rien de judiciaires et qui ne sont donc pas confidentielles, on pourra lui dire que l’on a lancé telle et telle chose sur cette famille et que cela s’est passé de telle ou telle façon, ce qui lui permettra d’avoir des éléments pour réagir tout de suite et, peut-être, éviter un certain nombre d’erreurs soit parce qu’il va juger trop tard, soit parce qu’il ne prendra pas la bonne décision.

Il faudra aussi que les magistrats acceptent le fait que nous, élus locaux, sommes des interlocuteurs crédibles de temps en temps. De notre part, il faudra éviter de trop diaboliser les magistrats, qu’il s’agisse des parquetiers ou des juges des mineurs, mais, de leur côté, il faudra aussi qu’ils acceptent de nous considérer comme des interlocuteurs valables qui n’ont pas pour seul souci la gestion des finances de leur commune mais aussi la gestion humaine de leur collectivité territoriale.

Ce pôle d’accueil aura par exemple à trouver une solution dans les 48 heures pour un gosse qui est dans une cave en l’accueillant dans un lieu où il trouvera de quoi dormir (sachant que, pendant la journée, il est ailleurs), à prendre en charge un enfant déscolarisé, à secourir un gamin violenté par ses parents, et, surtout, à aller directement voir la famille afin d’essayer de négocier les choses pour qu’elle se recale avant qu’il soit trop tard. Si vous laissez un gosse quinze jours dans une cave, ce sera trop tard : vous ne pourrez plus réconcilier l’enfant et les parents.

Si vous voulez placer un gosse parce que vous estimez que c’est son intérêt, si l’enfant n’a pas compris, il aura fugué du foyer dans les 48 heures, et si les parents n’ont pas compris, on aura le même cinéma. Si, en plus, le gosse est turbulent, il se rendra insupportable dans l’internat où il va atterrir et il se fera donc virer de toute façon, auquel cas le juge des enfants va décider de le remettre dans les 48 heures à ses parents, c’est-à-dire à la rue.

Cette hypocrisie doit cesser. Nous devons constater que les décisions des juges ne sont pas celles d’une justice immanente, sachant qu’en outre, on a maintenant du mal à recruter les éducateurs de rue et que, dans l’ensemble, ils ont tendance à aller à la PJJ ou dans les associations qui y travaillent, c’est-à-dire dans les internats, où on est plus protégé, où on essaie de faire respecter ses propres règles et où ce ne sont pas les jeunes qui les font respecter. De cette façon, dès qu’un jeune qui arrive d’un quartier refuse les règles de l’internat, on le met dehors.

Il est nécessaire d’avoir des pôles d’accueil, c’est-à-dire de tout petits établissements, chez nous, qui s’occupent de la première ligne, qui vont négocier avec la famille le placement dans un établissement à distance et qui vont faire alterner les éducateurs de rue avec les éducateurs d’internat afin que ce ne soit pas l’un qui refile la patate chaude à l’autre ! En alternant ces deux sortes de travailleurs sociaux, on évite la coupure nette entre le travail éducatif de rue et le travail éducatif d’internat.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur tous ces points. Cela dit, des gens plus compétents que moi peuvent traiter ces aspects et on sort des problèmes de la drogue.

Mme la Présidente. - En tout cas, monsieur le Député, mon cher collègue, nous vous remercions, parce que vous nous avez fait part ici du fruit de votre expérience du terrain, d’une chose que vous vivez au jour le jour, de même que nous, maires de banlieues dites sensibles. Il est vrai qu’il y a beaucoup à faire.

Je sais que vous avez mené des difficiles combats. Ma collègue a dit que vous n’aviez pas été souvent entendu. Espérons que vous le serez un jour, parce que, comme vous l’avez dit, il est plus que temps d’agir et il est peut-être même trop tard.

Nous saluons votre courage, votre volonté et votre détermination. Vous donnez aussi l’exemple d’un maire courageux qui va dans sa cité même quand il y a des grosses tensions. Il était important que nous puissions vous entendre. Merci de tous ces témoignages que vous nous avez apportés et bon courage.

M. Pierre CARDO. - Merci d’avoir été patients, madame la présidente et mes chers collègues. Je vous laisse un exemplaire de ma proposition de loi.

Mme la Présidente. - Mes chers collègues, je vais avec beaucoup de plaisir laisser la présidence à M. du Luart, qui a accepté très gentiment de l’assumer.


Source : Sénat français