La stratégie foccarto-gaullienne, fondant la présence et l’influence françaises en Afrique sur un système clientéliste, le patrimonialisme (2), instaurait une confusion des intérêts publics et privés. Il était jugé naturel que la double rente, des matières premières et de l’aide publique au développement (APD), construise là-bas des fortunes inouïes (Houphouët-Boigny, Moussa Traoré, Mobutu,... ), puisque le taux de retour en France était, lui aussi, faramineux (3). Mais l’on aurait pu prévoir qu’un tel processus était tout, sauf durable : il stérilisait la production intérieure, légitimait la corruption, lançait la course à l’endettement - sans guère de contrepartie autre que des investissements de prestige, des " éléphants blancs ", et des comptes en Suisse -, aiguisait enfin le clanisme. Avec la chute des cours des matières premières et l’inéluctable " ajustement structurel ", la rente s’est faite plus rare, donc plus violemment contestée. Lorsque sont confondus le politique et l’économique, intérêts publics et privés, " la lutte pour le pouvoir, c’est la lutte pour la richesse, la lutte pour la richesse, c’est la lutte pour le pouvoir (4)". " En période d’abondance, les retombées, même les miettes du gâteau, suffisaient à contenter tout le monde, mais, une fois la crise arrivée, les luttes politiques "démocratiques" se sont transformées en batailles au couteau pour l’accès à la rente (5)".
Quand les recettes des exportations agricoles, minières et pétrolières, plus les commissions sur l’APD, alimentaient directement des comptes à l’étranger (comme en Côte d’Ivoire, au Mali ou au Cameroun), on en était déjà au stade de l’illégalité systématique. Une récente note d’experts du ministère de la Coopération et de la Caisse Française de Développement, travaillant avec des consultants indépendants (6), a examiné l’aide française à six pays d’Afrique et de l’Océan Indien entre 1980 et 1990. Elle liste les caractéristiques de ce " modèle " : " la corruption, les transferts à l’extérieur, l’absence d’industrialisation, des dépenses non productives, une classe de prédateurs dans l’administration et le commerce d’import-export, un environnement hostile aux industries privées... ". Cette illégalité s’apparentait même à un " crime contre l’humanité " (selon l’expression utilisée par les ONG suisses signataires de la Déclaration de Berne) lorsque, comme au Zaïre, elle menait à la ruine le système de santé publique et vouait à l’extrême misère des dizaines de millions de personnes.
Quand la poussée démographique, les mutations sociales dues à l’urbanisation, et la raréfaction des ressources ont ébranlé des systèmes de redistribution déjà très inégalitaires, la seule issue pour les pouvoirs en place a généralement été un repli clanique de type mafieux, s’appuyant sur des Gardes présidentielles et des milices, populaires ou clandestines (" escadrons de la mort "), à caractère ethnique. Le politologue Achille Mbembe montre bien comment, dans ces conditions, le processus démocratique ne pouvait être que de façade - à de rares exceptions près comme le Mali (qui n’est pas un pays-clef) :
" Une fraction de l’élite au pouvoir confisque l’appareil d’Etat et s’allie à l’armée. Regroupée autour d’un noyau ethnique, bénéficiant de solides appuis intérieurs et disposant du contrôle absolu des organes de répression (brigade présidentielle, police secrète, unités d’élite de l’armée, paras-commandos et organisations paramilitaires), elle s’appuie, en outre, sur d’importants réseaux extérieurs et sur des connexions tissées à la faveur des privatisations et au détour de ses propres participations aux réseaux internationaux de la " finance informelle " (contrebande, trafic de pierres précieuses - émeraudes, diamants -, d’armes, d’ivoire ou de drogue). Puis, à partir de cette position avantageuse, elle tente d’imposer, par la violence, un multipartisme administratif qui consiste à agréger des formations politiques, tout en maintenant [...] la répression : [...] intimidation, harcèlement permanent, voire arrestation d’opposants, [....] corruption à grande échelle et aggravation des pratiques clientélistes, criminalisation des interventions de l’Etat contre la société (7), [...] recours au discours tribal,... (8)".
Le facteur ethnique est un levier tentant, parce que puissant. Mais il est explosif. Le texte ci-dessus, écrit en 1992, est malheureusement prémonitoire de l’évolution du Rwanda. Mais on pourrait y retrouver aussi bien la situation zaïroise, togolaise, soudanaise, camerounaise, congolaise, équato-guinéenne,... (cf. infra chapitres 3 à 7), tous pays avec lesquels la France, ou plutôt les réseaux de la Françafrique, continuent d’entretenir des liens personnels inextricables. Et l’on verra que cette Françafrique, non seulement n’a rien fait pour empêcher une telle dérive criminalisante et mafieuse (alors qu’elle dispose en plusieurs de ces pays de leviers d’intervention considérables), mais qu’elle l’a accompagnée, voire encouragée, et qu’elle s’y est souvent complètement compromise.
Le financement massif des partis politiques (9), l’entretien des réseaux politico-affairistes et des services secrets, le maintien de quelques monopoles très bénéfiques (Elf, Bouygues, Castel,... ), ont cultivé de détestables habitudes chez toute une génération de décideurs - qui a su malheureusement se trouver des héritiers, plus gourmands et plus pressés. Le clientélisme gaulliste procédait d’une stratégie politique (10), certes très contestable, mais qui n’excluait pas en principe le sens de l’Etat : " Sous de Gaulle, les fils remontaient tous à l’Elysée. [...] Dans les années 70, le maillage s’est peu à peu desserré et les réseaux d’Etat ont laissé quelques noeuds privés secondaires prendre leur autonomie. Ces réseaux privés sont devenus dominants et l’Etat n’a plus servi que de couverture. [...] Le réseau était devenu des réseaux, et en se privatisant des lobbies (11)". Ces lobbies, dans le contexte des
" batailles au couteau pour l’accès à la rente ", ont frayé avec la criminalisation du politique : ils se sont laissés entraîner dans des liaisons, qu’il faut bien qualifier de mafieuses, avec des trafiquants d’or et de pierres précieuses, d’armes et de drogues, des instructeurs de milices, des faux-monnayeurs,... (cf. chapitre 8).
Pour conclure cette brève présentation contextuelle, on laissera la parole à l’ami de 25 ans de François Mitterrand, et l’intime de son fils Jean-Christophe, Jeanny Lorgeoux : " Il n’y a pas vraiment d’Etat en Afrique. Tout y est affaire d’homme à homme (12)". S’il n’y a pas d’Etat, il n’y a pas de loi... et l’on a bien raison d’être l’ami de Mobutu.
2. Jean-François Médard a forgé ce concept pour décrire le très spécifique clientélisme franco-africain. Cf. sa contribution : La patrimonialisation des relations franco-africaines : échanges politiques, économiques et sociaux, à l’ouvrage collectif La Corruption dans les régimes pluralistes, sous la direction d’Yves Mény et Donatella Dellaporta, Actes Sud. Il a présenté la dérive de ce clientélisme à Biarritz, le 8 novembre 1994 (L’Afrique à Biarritz, Karthala, 1995).
3. " Les flots d’argent qui se déversaient dans les sables d’une Afrique nominalement indépendante, loin d’assécher l’ancienne métropole, l’irriguaient, voire arrosaient du "beau monde". Une bonne partie des quartiers chics de Paris vivaient alors sur le miracle des liquidités remontant, parfois souterrainement, aux sources. [...] Pour les happy few, le taux de retour de l’aide au développement "tartinée" sur la rente, déjà bien onctueuse, du pétrole et des produits tropicaux, était mirifique. A la limite de l’écoeurement ". Antoine Glaser et S. Smith, L’Afrique sans Africains, Stock, 1994, p. 157.
4. Jean-François Médard, in L’Afrique à Biarritz, op. cit..
5. Antoine Glaser et Stephen Smith, L’Afrique sans Africains, op. cit., p. 98-99.
6. Citée par Antoine Glaser et Stephen Smith, ibidem, p. 147-153.
7. Signe des temps, le CERI a organisé les 15 et 16 décembre 1994 à Paris une table ronde à huis clos sur la " criminalisation du politique " en Afrique, où F. de Bloeck et O. Vallée ont traité de l’évolution du Zaïre. La Lettre du Continent, 22/12/94.
8. Achille Mbembe, Afrique des comptoirs ou Afrique du développement ?, in Le Monde diplomatique de janvier 1992.
9. Selon Erik Orsenna, qui oeuvra longtemps à l’Elysée et rompit avec François Mitterrand à cause de sa politique africaine, " tout le monde sait que les partis politiques sont financés par des détournements de trafics via l’Afrique. L’Afrique sert à blanchir l’argent des partis politiques " (c’est nous qui soulignons). Interview à Télérama du 08/09/93.
10. Cf. la présentation de Jean-François Médard, in L’Afrique à Biarritz, op. cit.
11. Antoine Glaser et Stephen Smith, op. cit. p. 112.
12. Cité par S. Smith et A. Glaser, Les réseaux africains de Jean-Christophe Mitterrand, in Libération du 06/07/90.
"Les liaisons mafieuses de la Françafrique" / Dossier Noir numéro 2 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995
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