Depuis plusieurs mois, le fonctionnement du TPIR dérive : droits des victimes bafoués, procédures tatillonnes, dysfonctionnements nombreux, employés douteux... Aujourd’hui, au travers un article de l’association African Rights, nous revenons sur le cas du colonel Rusatura relaxé par le TPIR. La décision récente du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) selon laquelle il n’avait pas, à ce stade, "suffisamment de preuves à charge" pour continuer les poursuites engagées à l’encontre du Col. Léonidas Rusatira exige des explications. Le Col. Rusatira a été mis en examen par le TPIR pour cinq chefs d’accusation de génocide et crimes contre l’humanité et a été arrêté en Belgique le 15 mai 2002. Il était commandant en chef de l’Ecole Supérieure Militaire (ESM) au cours du génocide et membre du comité de crise militaire qui prit le pouvoir au lendemain de la mort du Président Juvénal Habyarimana en avril 1994. Après le génocide, il rejoignit l’Armée patriotique rwandaise (APR).
Il y a quatre mois, African Rights publiait une déclaration qui priait instamment le gouvernement de la Belgique, où Rusatira vivait depuis un certain temps, et le TPIR, d’enquêter sur son rôle durant le génocide, notamment dans les massacres du 11 avril 1994 à l’ETO, une école de Kigali, et à Nyanza, un quartier proche de l’ETO. Plus de 2.500 personnes trouvèrent une mort implacable lorsqu’elles furent abandonnées à leur triste sort par les troupes belges chargées de protéger l’ETO dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR). Les survivants de ces massacres accusent Rusatira de complicité dans les tueries. Leurs récits sont détaillés dans une publication d’African Rights parue en avril 2001, Livrés à la mort à l’ETO et à Nyanza : Les histoires de civils rwandais abandonnés par des troupes de l’ONU le 11 avril 1994.
Le Col. Rusatira a été arrêté en mai. Il y avait déjà bien longtemps que les raisons justifiant une enquête sur les agissements se multipliaient. Les premières allégations laissant entendre sa participation aux massacres de l’ETO et de Nyanza sont sorties au grand jour immédiatement après le génocide. Le rapport d’avril 2001 d’African Rights se basait sur les témoignages de survivants et s’efforçait de porter leurs accusations à la connaissance du public, mais le TPIR avait commencé une enquête sur lesdits massacres dès 1997 et avait dès lors entendu des témoignages sur le rôle de Rusatira. Ce rôle est d’ailleurs devenu évident en 1999 au cours du procès de Georges Rutaganda, deuxième vice-président des interahamwe-condamné à perpétuité par le TPIR pour avoir orchestré les massacres de l’ETO et de Nyanza. Le tribunal a retenu le témoignage qui accusait le Col. Rusatira d’avoir évacué des Hutus de l’enceinte de l’ETO peu avant que la milice ne déferle sur les réfugiés, tutsis pour l’essentiel, et d’avoir donné l’ordre de les transférer à Nyanza, où ils furent exécutés.
On sait que le TPIR a interviewé le Col. Rusatira à maintes reprises avant le procès de Rutaganda en vue de se renseigner sur les événements survenus à l’ETO et à Nyanza. Il est clair que Rusatira était connu du TPIR depuis quelques années. Il est donc raisonnable d’en déduire que le tribunal a eu plusieurs occasions pour établir les faits relatifs à l’affaire avant de l’arrêter. Par conséquent, on peut se poser des questions concernant les preuves sur lesquelles se basait l’arrestation et sur les motifs précis à l’origine de sa remise en liberté.
Celle-ci est surprenante d’autant plus qu’elle est intervenue relativement peu de temps après son arrestation par rapport à la procédure habituelle du TPIR.
S’il est certes indispensable que le tribunal traite ses dossiers avec diligence-compte tenu du grand retard que connaissent ses poursuites-et s’il est normal de prendre en compte comme il se doit les droits de l’accusé, cela ne devrait pas se faire au détriment d’une enquête rigoureuse.
Le résultat de cette volte-face dans l’affaire Rusatira est pour le moins déconcertant ; il va à l’encontre des objectifs du TPIR et va sûrement compliquer sa tâche. En faisant semblant tout d’abord de prendre au sérieux les allégations formulées par les survivants avant de les rejeter sans offrir d’explication, comme aurait su le faire un jugement du tribunal, il laisse la question en suspens et ne fait qu’augmenter l’amertume et le sentiment d’injustice des survivants. Le tribunal pourrait encore entamer des poursuites à l’encontre de Rusatira s’il venait à mettre au jour les preuves nécessaires, mais sa décision récente suggère qu’il ne souhaite pas, à ce stade, poursuivre sa procédure d’enquête.
A bien des égards, le procès de Rusatira semblait dès le départ destiné à soulever beaucoup de difficultés pour le TPIR. Puisqu’il était à l’époque du drame l’un des officiers les plus gradés et les plus expérimentés de Kigali, il était tout à fait naturel qu’il soit soupçonné de participation. Malgré cette évidence, son dossier n’a jamais été aussi transparent que ceux de ses collègues et confrères du comité de crise. Il y a toujours eu des propos contradictoires quant au rôle du Col. Rusatira dans le génocide et il a réussi à gagner une certaine crédibilité du fait qu’il est reconnu avoir sauvé la vie de certains Tutsis et membres hutus de l’opposition ainsi que leurs familles. Toutefois, il n’est pas rare, lors du processus épineux que constitue la documentation du génocide, de trouver des éléments qui prouvent qu’un individu est simultanément accusé de génocide et loué pour ses actes d’humanité et de courage, comme dans le cas du Col. Rusatira. De fait, bon nombre d’autres personnes soupçonnées de génocide et actuellement sous la garde du TPIR ont aussi protégé des amis, des collègues, voire des étrangers. Ceci n’a jamais été retenu comme une preuve flagrante d’acquittement dans le passé, même si les personnes ayant été épargnées restent bien naturellement reconnaissantes à leurs sauveurs.
En réponse aux allégations portées contre lui, Rusatira a également invoqué un communiqué, signé le 12 avril par lui et d’autres officiers, qui demandait l’arrêt des massacres. En réalité, Rusatira n’a été ni un détracteur ni un obstiné ou un virulent, mis à part la signature de ce communiqué et celle d’une deuxième missive rédigée le 6 juillet 1994, lorsque les Forces armées rwandaises (FAR) avaient été mises en déroute et ne présentaient plus aucun avenir pour leurs membres. Plusieurs opposants connus sous le régime de Habyarimana furent "convertis" à l’idéologie du génocide du jour au lendemain. Si ces écrits méritent d’être signalés, ils ne sauraient en rien contredire directement les accusations formulées par les survivants de l’ETO et de Nyanza.
Rusatira a été qualifié de modéré par un certain nombre de commentateurs rwandais et internationaux. A la différence de nombre de ses anciens collègues, il est rentré au Rwanda en juillet 1994 et il a par la suite réintégré les rangs de l’Armée patriotique rwandaise. Mais depuis, il s’est exilé en Belgique où il jouit d’un solide soutien auprès de certains expatriés rwandais et de certains Belges. Ses relations avec l’ambassadeur et les troupes belges furent étonnamment conviviales durant le génocide et il existe plusieurs exemples documentés de contacts entre eux et le Col. Rusatira. A une époque de fortes tensions, de méfiance et de vif ressentiment à l’égard de la Belgique, ils semblent l’avoir considéré comme un allié malgré son haut rang militaire. Parmi ceux ayant parlé en faveur du Col. Rusatira figure le Col. belge Luc Marchal, chef des forces de la MINUAR à Kigali, qui a évoqué un incident au cours duquel Rusatira l’a aidé à sauver la vie d’une famille menacée.
S’il n’est pas surprenant que de tels incidents aient incité certaines personnes à croire en l’innocence du Col. Rusatira, le témoignage de Marchal fait peu de poids, sachant que les survivants de l’ETO et de Nyanza accusent aussi les Belges d’avoir commis de graves erreurs dans leur gestion de la situation, erreurs qui d’après eux débouchèrent directement à la mort de leurs proches dans des circonstances abominables.
Dans le cadre de l’examen des preuves, semble-t-il, contradictoires du dossier Rusatira, il est important de tenir compte des pressions intenses et de la menace permanente sous lesquelles vivaient les Rwandais tout au long du génocide. Les personnes qui occupaient des positions haut placées étaient tout particulièrement tenues de faire preuve de loyauté envers le régime génocidaire ; certaines ont trouvé la mort pour leur manque de sympathie. C’est une triste vérité du génocide que bon nombre de personnes y ont participé contre leur conviction, pour tenter d’écarter les soupçons ou pour servir de protection à des amis ou parents. Tragiquement, pour tous les intéressés, même les tueurs les plus réticents ont commis des crimes d’une brutalité impardonnable. La toile de fond des allégations formulées à l’encontre de Rusatira pourra révéler des dilemmes, une certaine confusion et des mensonges ou elle pourra mettre au grand jour des certitudes morales et juridiques. Mais tant que son dossier n’aura pas été porté devant la justice, soit par le TPIR soit en Belgique, il est peu probable que toute la vérité soit faite sur l’affaire.
A la différence de l’incarcération de la plupart des autres suspects du génocide, l’arrestation de Rusatira a déclenché des protestations dans divers milieux. Il est clair que certains individus et certaines organisations, tout particulièrement en Belgique, sont convaincus de son innocence, quels que soient les témoignages des survivants. Bon nombre de rapports ont critiqué l’arrestation de Rusatira par le tribunal. Malheureusement, ces rapports s’appuient en grande partie sur sa réputation et non sur des témoignages directs des survivants de l’ETO et de Nyanza ou des soldats et des miliciens ayant pris part aux massacres.
Même lorsqu’on tient compte de l’esprit de la défense de Rusatira, tel qu’il ressort des divers articles, rapports et de ses propres lettres, nombre de questions importantes restent sans réponse. Rusatira faisait partie des premiers Rwandais à apprendre que les soldats belges basés à l’ETO avaient l’intention de partir. Rusatira, le commandant belge en poste à l’ETO, le Lt. Luc Lemaire, et les réfugiés se rappellent tous qu’il se rendit à l’ETO les 10 et 11 avril et qu’il fut informé du départ imminent des soldats. Il est d’ailleurs surprenant que le commandant belge ait divulgué cette information à un soldat du gouvernement dans un tel climat d’insécurité et de méfiance, tout particulièrement après la mort de parachutistes belges aux mains des FAR. Le Lt. Lemaire soutient qu’il a demandé à Rusatira d’organiser la défense de l’ETO "avec une trentaine de soldats", demande à laquelle Rusatira n’a pas répondu et à laquelle "il n’y a pas eu de suite". Il semble indéniable que Rusatira se soit entretenu de la question avec le général de division Augustin Ndindiliyimana, chef de la gendarmerie, actuellement incarcéré par le TPIR à Arusha dans l’attente de son procès. Quelle qu’ait été la nature de leur discussion, ou les intentions de l’un et l’autre de ces hommes, finalement aucun gendarme ne fut envoyé sur place, contrairement à ce que soutiennent certains des partisans de Rusatira qui n’étaient d’ailleurs nullement en mesure de vérifier ce point à l’époque. Au lieu de cela, l’école fut encerclée par des soldats et des miliciens organisés "comme une armée". Ils étaient parfaitement préparés pour monter une attaque concertée qu’ils lancèrent dans les minutes qui suivirent le départ des soldats belges et tout tend à suggérer qu’ils avaient eu vent du départ de la MINUAR.
Les réfugiés furent évacués de l’ETO en direction de Nyanza où la plupart d’entre eux furent massacrés. Tous les survivants soutiennent que ce sont des soldats qui donnèrent l’ordre de les transférer à Nyanza et certains, qui reconnurent le Col. Rusatira en tant que résident de leur quartier, l’ont désigné comme le commandant des soldats et leur "porte-parole". Etant donné le nombre de témoins, il devrait être aisé de déterminer si cette allégation est vraie ou fausse. Les conséquences de l’ordre furent désastreuses. Dans la demi-heure qui suivit l’arrivée des réfugiés à Nyanza, la plupart d’entre eux trouvèrent la mort dans un bain de sang superbement orchestré par des soldats appuyés par un grand nombre de civils.
Le propre compte rendu fait par Rusatira des événements survenus l’après-midi du 11 avril soulève de nouvelles questions. D’après lui, il a passé son temps à organiser une opération en vue de secourir la famille du Col. Alexis Kanyarengwe, qui était un ancien collègue et alors président du Front patriotique rwandais (FPR). Bien qu’il ait su à l’époque que les soldats belges allaient être rappelés, et qu’il n’ait pas eu connaissance qu’un autre moyen de protection des réfugiés ait été mis en place, il soutient qu’il a envisagé de laisser la famille de Kanyarengwe aux mains du Lt. Lemaire à l’ETO cet après-midi-là. Il envoya son escorte personnelle à l’ETO et celle-ci lui signala qu’elle avait trouvé "la MINUAR absente et l’ETO déserte". Rusatira déclare qu’il en avait conclu que les soldats "étaient en train de mettre les déplacés en lieu sûr avant de quitter". Peu de temps après, il s’entretint avec le Col. Marchal au sujet de l’assistance à apporter à la famille Kanyarengwe. Nulle part son récit ne fait mention qu’il ait questionné Marchal sur le sort de 2.500 réfugiés de l’ETO.
La situation précaire des personnes forcées à se cacher, la discrétion, la vigilance et les efforts délicats requis pour leur garder la vie sauve sont tous soulignés dans les écrits de Rusatira concernant la situation difficile dans laquelle il se trouvait lorsqu’il tenta de sauver des vies. Les proches de Kanyarengwe furent finalement évacués dans un véhicule blindé de la MINUAR et confiés au FPR en plein milieu de la nuit. Il est donc difficile de s’imaginer comment Rusatira put croire que les soldats belges de l’ETO, lesquels lui avaient demandé son aide quelques heures auparavant seulement, aient pu déplacer 2.500 hommes, femmes et enfants-y compris des personnes âgées, des blessés, des malades, des femmes enceintes et des nouveaux nés-pour les mettre en sécurité en plein jour et au nez de la milice, et ce malgré un formidable réseau de barrages routiers montés à Kigali et gardés par les interahamwe. Puisque son domicile était proche de l’école et qu’il rendait visite à l’ETO, il eut beaucoup d’occasions de voir les miliciens armés qui encerclaient l’ETO et il a sûrement entendu les attaques qu’ils avaient lancées depuis le 7 avril. Même si sa version des événements est acceptée, le génocide était un état de fait tellement flagrant qu’il a dû apprendre dans l’heure ce qui s’était passé à l’ETO et à Nyanza. En sa qualité d’officier de haut rang, il fut de toutes les façons affecté par le fait que Nyanza tomba aux mains du FPR dans la nuit du 11 au 12 avril. Pourtant, alors qu’il soutient s’être opposé au génocide, jamais il n’indique avoir tenté d’apprendre ce qui s’était passé, de trouver la trace de survivants, d’identifier les responsables des massacres ou de déposer une protestation officielle quelconque.
En tant qu’organisation ayant interrogé des survivants prêts à témoigner à l’encontre de Rusatira, African Rights est troublée d’apprendre que leurs allégations ont été écartées d’une manière pour le moins sommaire. Certains des survivants interrogés par African Rights n’ont jamais eu l’occasion de faire de déclaration au TPIR, bien que les identités de toutes les personnes interrogées aient été clairement indiquées dans son rapport. D’autres disent qu’elles ont été interviewées il y a un certain temps mais qu’elles n’ont jamais été recontactées depuis la publication de leur déclaration en avril 2001. Il est donc compréhensible qu’elles ne considèrent pas l’enquête menée durant les trois mois ayant suivi l’arrestation de Rusatira comme aussi rigoureuse et approfondie qu’elle aurait dû l’être. De même, le TPIR ne s’est jamais mis en rapport avec African Rights dans l’instruction du dossier Rusatira, à la différence de la démarche adoptée suite à la plupart de nos autres rapports sur des suspects de génocide qui intéressent le Tribunal.
La complexité du génocide de 1994 et de la situation politique rwandaise depuis lors constitue un contexte pour le moins intimidant au sein duquel le TPIR doit tout de même s’acquitter de sa tâche. La création et l’administration du TPIR ont marqué des points pour la justice internationale mais le Tribunal n’a pas souvent été à la hauteur des objectifs ambitieux et louables qu’il s’était fixés. Depuis des années, il fait l’objet de graves critiques émanant d’une variété de groupes. La gestion du dossier Rusatira par le TPIR soulève de nouvelles et troublantes questions quant à ses compétences professionnelles, son jugement et son impartialité. Cette affaire survient à un moment où la confiance des survivants à l’égard de l’institution est déjà au plus bas. Les enquêtes mal menées font tort aux victimes du génocide et, parfois même, à l’accusé. Elles portent atteinte à la crédibilité, et donc à l’efficacité même, de l’institution.
African Rights prie instamment le TPIR de réviser le dossier Rusatira et de se demander comment il aurait pu mieux servir la justice dans ce cas particulier. Si le tribunal des Nations Unies se doit d’agir conformément aux preuves, il se doit également de faire montre de sensibilité et de respect dans ses rapports avec les victimes d’atrocités insoutenables. Elles ne pourront être satisfaites que si elles sont convaincues qu’il aura su remuer ciel et terre dans sa quête de vérité. Et lorsque les poursuites piétinent, les survivants devraient être tenus informés et traités avec toute la décence et tout le respect qu’ils méritent. Au lieu de cela, le dossier Rusatira, et la façon dont il a été traité, ont encore creusé l’abîme entre les survivants et les Nations Unies, alors que les soldats onusiens étaient déjà coupables de les avoir abandonnés à leur épouvantable sort. Hélas, une fois de plus, ils risquent fort de se sentir trahis. African Rights
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