John D. Rockfeller constitua le premier trust pétrolier vertical, la Standard Oil. Utilisant des méthodes peu orthodoxes, il ruina ses concurrents états-uniens et organisa l’évasion fiscale de ses revenus. Puis, s’alliant avec ses rivaux BP et Shell, il constitua un cartel pour dominer le marché mondial. Il finança comme nul autre l’aventure militaire nazie en espérant s’emparer des ressources de l’URSS. Devenue Exxon-Mobil, sa société est désormais n°1 mondial et peut subventionner les think tanks néo-libéraux et les campagnes électorales des Bush.
Exxon-Mobil, également connue sous la marque « Esso » en dehors des États-Unis, est la première compagnie pétrolière mondiale (devant British Petroleum et Shell) avec des activités d’exploration, de production, d’approvisionnement, de transport et de vente de pétrole et de gaz naturel ainsi que de leurs produits dérivés dans près de 200 pays et territoires. Elle affiche des réserves de 22 milliards de barils en équivalent pétrole (ce qui inclut les sables bitumeux) et un résultat net de 14,5 milliards de dollars pour l’année 2003. À titre de comparaison, le PIB d’un pays comme le Mali la même année était d’environ 10 milliards de dollars [1].
L’histoire d’Exxon, qui est également la doyenne des grandes compagnies mondiales, est étroitement liée à l’évolution du libéralisme économique depuis la fin du XIXe siècle car son fondateur, John D. Rockefeller I, fut le premier à en exploiter tout le potentiel en développant le principe du trust [2]. En contrôlant toutes les étapes, de l’extraction à la commercialisation en passant par le transport, via une participation majoritaire secrète dans une multitude de sociétés intermédiaires, il parvint d’abord à dominer le marché du pétrole nord-américain, avant de s’attaquer à ses rivaux au plan mondial. John D. Rockefeller et le géant qu’il a créé sont devenus les symboles du pouvoir économique que des multinationales peuvent exercer au-dessus des États.
La saga des Rockefeller
John D. Rockefeller naquit dans une ferme de l’État de New York en 1839, d’un père aventurier, médecin sans diplôme qui vendait des préparations médicinales « miracles » à base d’opium et arnaquait ses propres fils pour leur inculquer le sens des affaires, et d’une mère baptiste très pieuse qui éleva ses enfants dans la rigueur et l’austérité, les attachant à un poteau pour les corriger lorsqu’ils désobéissaient. John débuta sa carrière comme comptable à Cleveland, dans l’Ohio. Fasciné par les exploits des premiers pionniers du pétrole, il acheta à l’âge de 26 ans une raffinerie en partenariat avec deux frères anglais, dont il se débarrassa rapidement en leur rachetant leurs parts.
Il comprit que le seul moyen de dominer le marché passait par le raffinage et la distribution plutôt que par l’extraction. Il centra particulièrement sa stratégie sur le rail, alors que le réseau ferré destiné à acheminer le pétrole depuis les gisements jusqu’à Cleveland préfigurait la dépendance des petits producteurs vis-à-vis des transporteurs. Il tira ainsi un maximum de profit des systèmes de rabais et n’hésita pas à utiliser des anciens concurrents récemment achetés comme espions parmi ceux qui l’étaient restés. Cela lui permit de constituer en 1870 la société par actions Standard Oil Company, au capital d’un million de dollars, dont il détenait 27 % [3]. Une bataille s’engagea bientôt entre le cartel des producteurs et celui des transporteurs avec la Standard Oil en tête de file.
À l’époque, le pétrole brut était transporté sur des plates-formes dans des barils en bois ouverts, laissant s’évaporer la partie la plus volatile et la plus précieuse de la cargaison. Il ne restait à l’arrivée qu’un résidu épais qui avait perdu l’essentiel de sa valeur. Propriétaire en secret de la société de transport ferroviaire Union Tanker Car Company et du brevet sur les wagons-réservoirs métalliques et hermétiques toujours utilisés de nos jours, John D. Rockefeller les louait à ses concurrents pour qu’ils puissent transporter leur production jusqu’aux raffineries. Lorsque ces nouveaux producteurs développaient leurs infrastructures pour augmenter leur production, Union Tanker rompait unilatéralement les contrats de location de plate-forme de transport, engendrant ainsi d’énormes pertes consécutives à des investissements importants et acculant les producteurs à la faillite. La Standard Oil de Rockefeller venait alors les acheter à des prix dérisoires, obtenant généralement les chemins de fer avoisinants par la même occasion. Il appliqua ce stratagème pendant des années sans susciter de réactions tant qu’on ignora qu’il était le propriétaire de l’Union Tanker. Si les méthodes agressives ayant permis à Rockefeller de contrôler 90 % du marché états-unien de l’énergie en 1910 furent largement documentées, inspirant même les lois anti-trust modernes, elles ne figurent toujours pas dans les manuels d’histoire.
En 1911, le gouvernement états-unien s’en prend au monopole de la Standard Oil et exige qu’elle soit démembrée. Elle se scinde alors en plusieurs petites compagnies arborant toujours les initiales « S.O. » telles que SOHIO en Ohio, SOCONY à New York et, bien entendu, Esso qui deviendrait plus tard Exxon, ce qui ne porta pas réellement atteinte au monopole de fait de Rockefeller. Il se jura pourtant de prendre sa revanche sur cet État tout puissant qu’il exécrait. Pour cela, il investit une part importante de sa fortune dans la création de 12 banques géantes qui devinrent la Réserve fédérale lorsque le Congrès décida en 1913 d’y avoir recours pour collecter les impôts. Dorénavant, les intérêts accumulés par la Réserve fédérale chaque année, avant qu’elle ne reverse le montant des impôts collectés au gouvernement, venaient garnir les coffres de la dynastie Rockefeller.
Deux autres compagnies jouaient alors un rôle à l’échelle mondiale : la British-Persian Petroleum Company qui exploitait principalement les gisements de l’Iran actuel, et la Shell, basée dans les anciennes colonies hollandaises d’Indonésie et d’Asie du Sud-Est [4]. Plutôt que de s’épuiser dans des luttes mutuelles qui occasionneraient une instabilité des prix, les trois rivales s’accordèrent sur le prix mondial et le partage des grandes zones pétrolifères. Elles devaient pour cela éliminer ou prendre le contrôle de tous les petits producteurs locaux et nationaux. La Première Guerre mondiale leur offrit cette occasion.
Le rôle incitatif joué par la Standard Oil dans l’entrée en guerre des États-Unis, qui leur permettrait d’avoir voix au chapitre dans le redécoupage des anciennes colonies lors du Traité de Versailles, reste encore très peu documenté même s’il est indéniable. Une chose est certaine : en se retirant de la guerre, en 1917, et en construisant un autre modèle économique, l’Empire russe devenu Union soviétique échappa à la convoitise du cartel. Ceci, au moment même où l’utilisation du pétrole se généralisait avec l’avènement du moteur à explosion provoquant un accroissement démesuré de la demande. Les trois sœurs décidèrent donc, sous l’impulsion de John D. Rockefeller, de financer les partis fasciste d’Italie et nazi d’Allemagne pour qu’ils fassent la guerre à l’URSS, renversent les Bolcheviques et rouvrent l’accès au pétrole.
En 1934, environ 85 % des produits pétroliers transformés en Allemagne étaient importés. Le seul moyen qui permit à Hitler de mettre au point son impressionnante machine de guerre fut de produire du carburant synthétique à partir des ressources abondantes de charbon sur lesquelles l’Allemagne pouvait compter. Le procédé d’hydrogénation nécessaire fut développé et financé par la Standard Oil en partenariat avec I.G. Farben, qui produisait également les armes chimiques utilisées au combat et produirait ultérieurement les gaz utilisés dans les camps d’extermination. Un rapport de l’attaché commercial de l’ambassade états-unienne à Berlin adressé au Département d’État, en janvier 1933, s’alarmait de ce que « Dans deux ans l’Allemagne produira suffisamment d’huile et d’essence à partir du charbon pour une longue guerre. La Standard Oil de New York fournit plusieurs millions de dollars pour l’y aider. ». Parallèlement, l’accord conclu entre Standard Oil et I.G. Farben, qui assurait à la patrie allemande le contrôle absolu du caoutchouc synthétique, ralentit significativement l’effort de guerre états-unien. D’autre part, les directeurs de Standard Oil of New Jersey, notamment William Farish [5], contribuaient au travers de leurs filiales allemandes à la fortune personnelle d’Heinrich Himmler et figuraient dans son cercle d’amis jusqu’en 1944. Ces faits de Collaboration restèrent inconnus du public tout au long de la guerre alors même que cette branche de la Standard Oil était accusée de trahison pour son partenariat d’avant-guerre avec I.G. Farben [6]. L’ensemble des transactions financières entre les filiales de la Standard Oil et I.G. Farben passa par un système bancaire mis en place par Prescott Bush [7]
Bien que les nazis aient échoué à ouvrir les gisements russes, la guerre du Pacifique permit à Standard Oil de prendre le contrôle de nombreux gisements de cette région qui était auparavant la chasse gardée de Shell.
Aux États-Unis, les stratégies déloyales de la Standard Oil et les conflits répétés avec l’appareil d’État qui légiférait contre les trusts avaient fait de John D. Rockefeller un personnage particulièrement impopulaire. Il réussit cependant à sauver son honneur -et, accessoirement, à payer moins d’impôts- en léguant 550 millions de dollars (selon son petit-fils Nelson qui fut le vice-président de Gérald Ford, en 1974) à diverses fondations et œuvres philanthropiques. La plus connue reste la Rockefeller Foundation. John D. Rockefeller mourut tardivement à l’âge de 98 ans, son unique fils John D. II reprit donc les commandes à 64 ans, alors qu’il approchait de la retraite. Il distribua quant à lui 552 millions de dollars, paya 317 millions de dollars d’impôts et laissa à sa famille un total de 240 millions de dollars. Son fils, David Rockefeller, s’illustra dans la haute finance en tant que président, puis directeur, de la banque Chase Manhattan jusqu’en 1981. Il fut également président du Council on Foreign Relations de 1970 à 1985. La valeur globale des actifs détenus par tous les descendants vivants de John D. Rockefeller I était estimée, en 1974, à 2 milliards de dollars. Aujourd’hui, les héritiers détiennent toujours 2 % du capital d’Exxon-Mobil.
À la conquête du monde
Avec la montée en puissance de Standard Oil, de nouvelles pratiques visant à échapper aux taxes virent le jour et engendrèrent progressivement des « pavillons de complaisance ». Dans les multiples étapes de la chaîne de production, de transport et de commercialisation du pétrole, il s’agissait de transférer un maximum de coûts là où l’État n’avait que peu de prise. Michael Hudson, professeur d’économie à l’université du Missouri et spécialiste de la domination économique états-unienne, raconte ainsi que David Rockefeller lui avait arrangé un rendez-vous avec Jack Bennett, trésorier de la Standard Oil of New Jersey. Quand Hudson lui demanda où la société générait ses profits, Bennett lui déroula une liste verticale de filiales réparties sur toute la chaîne. Les taxes étant inexistantes au Panama et au Liberia, c’est là-bas qu’on créait les filiales où étaient enregistrés les pétroliers, puis on leur cédait le brut à des prix dérisoires avant de le facturer de nouveau, au tarif maximum cette fois, aux pays occidentaux consommateurs [8].
Depuis le milieu des années 70 et la découverte de gisements importants dans le bassin de la mer Caspienne, Exxon et quelques autres compagnies plus modestes comme Unocal n’ont cessé d’influencer la politique de Washington dans la région. Depuis le financement des moudjahidins de Ben Laden contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan, de manière à faire obstacle à l’exportation du pétrole russe vers le sud, jusqu’au méga-projet de pipeline Bakou-Tblissi-Ceyhan qui implique l’installation de bases militaires de projection rapide pour la protection des infrastructures [9], Exxon-Mobil et le Pentagone marchent main dans la main pour tenter d’affranchir les États-Unis de leur dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient. Aujourd’hui, Exxon-Mobil est particulièrement active au Kazakhstan, où elle partage avec ENI (Italie), Shell (Pays-Bas) et Total (France), un contrat signé avec le gouvernement pour l’exploitation du plus gros gisement découvert depuis celui de Prudhoe Bay en Alaska, il y a 30 ans, celui de Kashagan. Les réserves annoncées initialement font cependant l’objet de vives controverses et de disputes territoriales entre le Kazakhstan et l’Iran notamment [10].
En Indonésie, Exxon-Mobil possède 35 % de la société Pertamina, une importante structure de production de gaz naturel, et avait passé un accord avec le général Suharto pour assurer la protection du site par l’armée aux frais de la multinationale. Des ONG ont rapporté que, durant les années 90, plus de 1000 personnes furent tuées, torturées ou disparurent aux mains de l’armée, qui les détenait souvent dans les locaux appartenant à Mobil. Une action en justice a été intentée par l’International Labor Rights Fund basé à Washington, mais la procédure, déjà lente auparavant, a été ralentie davantage depuis le début de la « guerre au terrorisme » : la défense d’Exxon-Mobil invoque le fait qu’une action contre la compagnie et le gouvernement indonésien saperait leurs efforts dans la lutte contre les « terroristes islamistes » [11].
Concernant l’Irak, Exxon-Mobil a usé de son statut de plus grande compagnie pétrolière états-unienne pour jouer un rôle prépondérant dans l’escalade qui a abouti à l’invasion et au chaos actuel, au point que l’une des bases avancées de l’US Army s’est vue baptisée du nom de cette société. Grant Aldonas, sous-secrétaire états-unien au commerce, déclarait lors d’un forum économique en octobre 2002 : « [La guerre] ouvrirait la vanne du pétrole irakien, qui aurait certainement des conséquences profondes en termes de performance de l’économie mondiale pour les pays qui produisent des biens et consomment du pétrole » [12]. Mais jusqu’à présent, les attentes ont été déçues par les sabotages et l’enlisement des troupes étasuniennes face à la résistance acharnée du peuple irakien.
En vérité Exxon ne s’active pas plus que l’administration Bush pour mettre fin à la dépendance vis-à-vis du pétrole arabe. Toutes les deux savent que, selon les lois de la thermodynamique, le Moyen-Orient sera l’enjeu central pour les décennies à venir, car il renferme l’essentiel des réserves de pétrole et que rien ne pourra rapidement les remplacer. Ils savent pertinemment que cela reviendrait à refuser à leurs actionnaires les dividendes qu’ils ont récoltés sans interruption depuis plus de cent ans, et remettrait en cause les fondements mêmes du capitalisme. Dans la même logique, alors que les conséquences humaines du changement climatique se font déjà ressentir à plusieurs endroits dans le monde, Exxon-Mobil dépense sans compter pour financer les « sceptiques du changement climatique » (12 millions de dollars depuis 1998) ainsi que le lobbying à Washington. Ces investissements ont notamment provoqué le retrait des engagements états-uniens sur le Protocole de Kyoto à l’arrivée de l’administration Bush II [13].
Un engagement politique déterminé
Contrairement à de nombreuses multinationales qui répartissent leurs dons de manière équivalente entre tous les groupes susceptibles d’exercer le pouvoir politique, les Rockefeller, la Standard Oil, puis Exxon-Mobil, ont toujours opté pour un engagement politique déterminé : contre le pouvoir des États, pour la dérégulation globale.
Depuis 1998, Exxon a contribué aux campagnes électorales états-uniennes à hauteur de 3 900 000 dollars, dont 86 % ont été versés au Parti républicain, essentiellement directement au candidat George W. Bush [14].
La firme est actuellement dirigée par le très discret Lee R. Raymond, par ailleurs administrateur de J.P. Morgan Chase & Co. Si, compte tenu de son influence, il est devenu membre du Conseil des relations étrangères [15], de la Commission trilatérale et du Groupe de Bilderberg, c’est par son activisme et non en raison de statut social qu’il est devenu vice-président de l’American Entreprise Institute [16], le think tank qui porta George W. Bush à la Maison-Blanche [17]
[2] Au XIXe siècle, le capitalisme de trust prétend être un libéralisme. C’est évidemment un artifice de communication, le mot « libéralisme » étant connoté positivement à l’époque. En réalité, le libéralisme est la doctrine de la liberté. En matière économique, il suppose des règles strictes de concurrence, donc l’interdiction des trusts et plus encore des cartels.
[3] Les sept sœurs, par Anthony Sampson, 1976.
[4] Voir les articles « Shell, un pétrolier apatride », par Arthur Lepic, Voltaire du 18 mars 2004, et « BP-Amoco, coalition pétrolière anglo-saxonne », par Arthur Lepic, Voltaire du 10 juin 2004.
[5] William Farish est le grand-père de William Farish III, gestionnaire des héritages reçus par George W. Bush et actuel ambassadeur des États-Unis à Londres.
[6] « Wall Street and the rise of Hitler », par Antony C. Sutton.
[7] Prescott Bush est le grand-père de l’actuel président George W. Bush.
[8] « An insider spills the beans on offshore banking centers », interview de Michael Hudson par Standard Schaefer, Counterpunch, 25 mars 2004.
[9] Voir l’article « Le despote ouzbek s’achète une respectabilité », par Arthur Lepic, Voltaire, 2 avril 2004.
[10] « Kazakhstan : Oil majors agree to develop field », par Heather Timmons, The New York Times, 26 février 2004.
[11] « Exxon-Mobil-sponsored terrorism ? », par David Corn, The Nation, 14 juin 2002.
[12] The tiger in the tanks, rapport de Greenpeace, février 2003.
[13] Les sites stopesso et exxonsecrets constituent à cet égard une mine d’informations qui va bien au-delà des simples activités de la multinationale.
[14] D’après les données du Center for Public Integrity, août 2004
[15] « Comment le Conseil des relations étrangères détermine la diplomatie US », Voltaire, 25 juin 2004.
[16] « L’Institut américain de l’entreprise à la Maison-Blanche », Voltaire du 21 juin 2004.
[17] L’Américain Entreprise Institute a créé pour cela, dans ses locaux, une association ad hoc, le Projet pour un nouveau siècle américain.
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