Chang Chi Fu, alias Khun Sa, celui que les agences antidrogues considèrent comme l’infâme roi du Triangle d’Or, s’est rendu aux troupes du Slorc [1], la junte militaire birmane. Khun Sa a toujours nié être impliqué dans le trafic de drogue. Interrogé sur l’entretien de sa puissante armée, la Mong Tai Army (MTA), il reconnaissait toutefois "prélever un impôt" sur les caravanes d’opium qui traversent son territoire et les planteurs d’opium sous sa "protection".
Quoi qu’il en soit, les spécialistes ont été pris par surprise. La Tatmadaw, l’armée birmane, est entrée dans le QG de Khun Sa à l’aube du ler janvier sans que sa puissante Mong Tai Army échange le moindre coup de feu avec elle. Un accord en dix points entre Khun Sa et le Slorc aurait été conclu auparavant en secret. Parmi ses conditions, Khun Sa a obtenu, semble-t-il, de sérieuses garanties pour sa non-extradition vers les États-Unis.
U Khun Sa
Les soldats de Khun Sa ont déposé un impressionnant arsenal, qui a été confisqué par l’armée de Rangoon. Ce retournement de situation n’a cependant pas diminué le flot d’héroïne à la frontière thaïlandaise - qui serait plutôt en augmentation ces derniers temps. Avant cette reddition, la propagande du Slorc dénonçait Khun Sa comme le grand responsable du trafic.
Soudainement, le disque a changé. Les médias birmans (tous sous contrôle du Slorc) proclament que "U Khun Sa est notre frère de sang". Au passage, on aura noté la particule "U" qui est une marque de respect. De plus, il a été déclaré officiellement que Khun Sa ne serait jamais extradé aux États-Unis.
Après plusieurs décennies de carrière au plus haut niveau du trafic mondial de l’héroïne, Khun Sa sait beaucoup de choses. Les généraux birmans, tout comme leurs associés, clients ou commanditaires, aux États-Unis comme en Europe, ont trop à craindre des éventuelles "révélations" de ce monsieur. L’"Asia Times" de Bangkok appelle ça "le talisman de Khun Sa".
La Birmanie, une narcodictature
La Birmanie produit 63% de l’héroïne mondiale [2]. Malgré cela, le Slorc n’est jamais dénoncé officiellement en tant que narcodictature. À la place, les minorités ethniques portent le chapeau. On feint d’ignorer que ces ethnies appauvries et isolées n’ont pas les contacts nécessaires pour commercialiser la drogue sur les marchés mondiaux. Afin de démontrer sa bonne foi, le régime birman organise de temps à autre des crémations de stupéfiants. Le 17 janvier dernier, il publiait aussi un rapport listant ses efforts dans sa lutte antidrogues en 1995, dénombrant les quantités de drogues saisies et les trafiquants arrêtés.
Il n’y a pas si longtemps encore, le Slorc essayait même de persuader les critiques en invoquant : "Nos soldats se font tuer en combattant Khun Sa." Tout cela n’est qu’un écran de fumée pour masquer le fait que le Slorc est le principal organisateur et bénéficiaire d’un trafic qu’il a réussi à développer spectaculairement en quelques années. Depuis son arrivée au pouvoir en 1988, les surfaces de cultures d’opium sont passées de 103.200 ha à 165.800 ha et la production de 68 tonnes d’héroïne à 190 [3].
En décembre 1993, la délégation du Slorc boycottait une conférence régionale sur les narcotiques à Chiang Mai (nord de la Thaïlande) afin d’éviter de se trouver confrontée à des preuves accablantes : des clichés du satellite SPOT-Images démontraient que les cultures d’opium étaient situées principalement sur les territoires contrôlés par l’armée birmane.
En 1992-1993, il y avait six nouvelles raffineries d’héroïne [4] le long du fleuve Chidwin, près de l’Inde (à Homali, Tamu Khamti, Kalemyo, Singkaling et Tamanthi), au coeur même d’une région contrôlée par Rangoon. Une autre, située à la frontière sino-birmane, à Man Tsang Shan, confectionnait entre une et deux tonnes d’héroïne pure par an [5].En 1990, le Slorc a déclaré une amnistie fiscale qui permettait de payer 25% de taxes sur l’argent dont il était impossible de prouver une origine légale. Cette mesure de blanchiment d’argent officiel a permis de récolter plus de 100 millions de dollars en quatre mois. Il est de notoriété publique que la Myanmar Economic Holdings (dirigée par la junte) sert de société écran pour le blanchiment d’argent de la drogue. On sait que certains gros bonnets, tels Lin Minxian et Zhang Ziming, y déposent de l’argent en utilisant les noms de hautes personnalités militaires.
CIA & DEA
Outre le fait que la Birmanie paye son arsenal militaire avec les revenus de l’héroïne [6], son régime se sert des investissements étrangers pour donner une légitimité à son "argent sale". Ainsi, par exemple, la junte a acheté des équipements militaires (hélicoptères) à la Pologne en 1992, en justifiant l’argent de cette transaction par les montants versés par Total dans le cadre de son contrat d’exploitation de gaz. Khun Sa ne sera pas le premier trafiquant notoire à être ainsi reconnu par les autorités birmanes.
Lo Hsing Han, aujourd’hui propriétaire de nombreux hôtels de luxe à Rangoon et Mandalayun en est un autre. Condamné à mort en 1973 puis gracié et libéré en 1980, il est maintenant l’homme de confiance et le conseiller du général Khin Nyunt (secrétaire général du Slorc, considéré comme "l’homme fort" du régime). Enfin, le 9 octobre 1994, Khin Nyunt recevait en personne le frère de Yang Moixan, exécuté en Chine deux jours plus tôt pour trafic de drogue [7].
"La guerre à la drogue est une fraude pleine d’erreurs, de fausses promesses et d’inepties [8]." C’est en ces termes que Michael Levine dégoûté, quitte la DEA [9] à la fin des années 80. Pendant la guerre froide, la CIA et la DEA ont fermé les yeux, voire encouragé les trafics de drogue du KMT (Kuomintang), les nationalistes chinois, et des éléments corrompus des armées laotiennes, thaïes et birmanes qui servaient de ligne de front contre l’avancée communiste en Asie du Sud-Est.
C’était l’époque où la lutte contre le communisme justifiait tout. Le Laos, l’Amérique centrale et l’Afghanistan sont d’autres exemples de ces guerres secrètes où la CIA a massivement recouru au trafic de drogues pour financer des guérillas anticommunistes. Il n’empêche que depuis la chute du communisme rien n’a changé.
En juin dernier, le Congrès et le Sénat américains ont refusé une assistance antidrogues de plusieurs millions de dollars, comprenant des hélicoptères, à la junte birmane ; et ce malgré le soutien de Lee Brown, tsar antidrogues et conseiller antinarcotiques du président Clinton. Il est assez amusant de voir ainsi le responsable de la "guerre à la drogue" appuyer une demande de subventions au principal producteur d’héroïne de la Terre...
Pendant les affaires, l’héroïne prospère
Le problème de la drogue est un sujet cher à M. Chirac. Il l’a redit quelques jours avant son périple en Asie du Sud-Est et lors d’un entretien avec Wim Kok, premier ministre néerlandais. Cependant M. Chirac serait mieux inspiré de s’attaquer à la racine du problème au lieu de critiquer la permissivité des Bataves.
Faut-il rappeler que les investissements, français ou autres, légitimisent la junte birmane et renforcent le pouvoir de cette dictature dont la responsabilité dans le trafic d’héroïne n’est plus à démontrer ? Est-il convenable que la France coopère avec la narcodictature birmane en étant le principal investisseur dans ce pays ?
De même le silence de Lionel Guillon, chef d’antenne de l’Octris [10] à Bangkok, est troublant. Après avoir refusé une interview au Figaro, ce n’est pas à Maintenant qu’il va faire des confidences. Il est regrettable qu’une telle institution, financée par les contribuables, manque autant de transparence sur son action.
Il n’est plus possible pour le Slorc (et les autres) de blâmer Khun Sa seul. Depuis la passation du territoire de Khun Sa à l’armée du Slorc, celle-ci est sur le point de contrôler la quasi-totalité du pays et de ses frontières, pour la première fois depuis l’indépendance, en 1948. Combien de temps encore les investissements étrangers en Birmanie continueront-ils de perpétuer l’existence de cet État-dealer au prix de la liberté du peuple birman ?
[1] State Law and Order Restoration Council (Conseil d’État de restauration de la loi et l’ordre)
[2] Source : Département d’État des États-Unis.
[3] Ibid.
[4] Burma Debate, avril-mai 1995.
[5] La Dépêche internationale des drogues, février 1993.
[6] "Far Eastern Economic Review" et "Dépêche internationale des drogues", janvier 1996.
[7] "Burma Debate", février-mars et avril-mai 1995.
[8] Cf. "Deep Cover" (éditions Delacorte-New York) et "Esquire", mars 1991.
[9] Drug Enforcement Administration, la police des drogues américaine.
[10] L’office de répression des narcotiques français.
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