Dans son discours d’investiture, le président George W. Bush a élevé l’expansion de la liberté dans le monde au rang de vocation religieuse et d’objectif principal de la politique étrangère et militaire des États-Unis. Pour réaliser cette mission paradoxale de contraindre les peuples à la liberté, Condoleezza Rice sait pouvoir s’appuyer sur le projet de « Communauté des démocraties » élaboré par son prédécesseur Madeleine Albright.
Depuis le début du XXe siècle, les États-Unis hésitent à soutenir un système de relations internationales fondé sur la souveraineté des États. De manière récurrente, ils remettent au contraire en cause le principe de souveraineté pour tenter d’étendre leur modèle économique en s’appuyant sur les États qui le partagent déjà. Loin de marquer une rupture, la doctrine expansionniste du second mandat Bush n’est que l’achèvement du projet de « Communauté des démocraties » énoncé par Madeleine Albright .
Quand les réformes démocratiques affaiblissaient le camp états-unien
Au cours de la Guerre froide et particulièrement dans les années 1970. Washington a apporté son soutien aux dictatures les plus sanguinaires. À cette époque, l’ennemi, c’était le modèle économique socialiste et l’influence soviétique, pas la tyrannie. Les conservateurs états-uniens, tout comme les plus hautes instances du FMI et de la Banque mondiale, considéraient qu’un régime autoritaire capitaliste - tel que le Chili d’Augusto Pinochet - était un meilleur rempart contre la progression du communisme qu’une démocratie parlementaire social-démocrate. Cependant, introduisant une rupture, l’administration Carter estima qu’en démocratisant les régimes amis, elle priverait les organisations communistes de militants. Aussi conduisit-elle vers la sortie quelques dictateurs latino-américains.
Ce débat rebondit, en 1979, avec la publication d’un article de Jeane Kirkpatrick, publié dans Commentary, « Dictatorships and Double Standards ». L’auteure, membre du Parti démocrate et néanmoins historienne enthouiaste du péronnisme, y analyse le fiasco de la politique étrangère états-unienne en Iran pour condamner les choix de Carter. Ce texte fut salué à l’époque comme un véritable manifeste néoconservateur contre la démocratie. Pour Mme Kirkpatrick, l’expérience à montré qu’il est dangereux de provoquer des réformes démocratiques trop rapides et trop nombreuses dans des régimes autocratiques qui constituent des alliés fidèles de Washington, tels que celui du shah d’Iran ou du président nicaraguayen, Anastasio Somoza. Les États-Unis imposent ainsi à des dictateurs amis des réformes dont les dirigeants des régimes communistes du Tiers-Monde sont dispensés. Ce faisant, ils fragilisent « leurs » dictateurs et ouvrent la voie à leur renversement par d’autres dirigeants, tels que l’Ayatollah Khomeyni en Iran et les Sandinistes au Nicaragua, qui sont encore moins favorables à la démocratisation de leur pays que leur prédécesseur. La conclusion de la politologue est lapidaire : au lieu de proposer que les États-Unis imposent les mêmes critères démocratiques aux régimes autoritaires communistes, elle invite l’administration Carter à renoncer purement et simplement à sa politique de démocratisation progressive des régimes alliés. À mots couverts, l’article de Jeane Kirkpatrick expose la méfiance des néo-conservateurs états-uniens vis-à-vis de la démocratie : « Bien que la plupart des gouvernements de la planète soient, comme ils l’ont toujours été, des autocraties d’un genre ou d’un autre, aucune idée n’a plus d’emprise sur le cerveau des Américains éduqués que celle qui veut qu’il est possible de démocratiser des gouvernements partout, tout le temps et dans n’importe quelles circonstances ».
La démocratie face à l’« Empire du Mal »
Un an plus tard, les démocrates perdent l’élection présidentielle. Reagan entre à la Maison-Blanche et renoue avec la politique de soutien aux dictatures amies. Mais, en 1982, alors que le mouvement Solidarnosc déstabilise la Pologne pro-soviétique, il prononce un discours à la Chambre des Communes britannique, dans lequel il proclame que l’un des premiers objectifs de la politique étrangère états-unienne sera dorénavant la promotion de la démocratie, notamment en Europe orientale et en Union soviétique [1]. Il y explique qu’il rejette l’idée selon laquelle « une fois que des pays ont obtenu une capacité nucléaire, ils doivent être autorisés à exercer un règne de terreur sur leurs citoyens sans être inquiétés ». Il propose en conséquence de développer « les infrastructures de la démocratie », notamment la liberté de la presse, les syndicats, les partis politiques et la liberté universitaire. Quelques temps plus tard, ce discours est traduit dans les faits par la création de la National Endowement for Democracy (NED).
Les ambitions messianiques des États-Unis ne sont pas nouvelles. Déjà, en 1845, John O’Sullivan définissait la « Destinée manifeste » du pays en ces termes : « La nation américaine a reçu de la Providence divine la destinée manifeste de s’emparer de tout le continent américain afin d’y nourrir et développer la liberté et la démocratie. Elle doit ensuite porter la lumière du progrès au reste du monde et en assurer le leadership, étant donné qu’elle est l’unique nation libre sur terre ».
Malgré les apparences, il n’y a aucune contradiction dans ces revirements manifestes. Le républicain Ronald Reagan fait de la démocrate Jeane Kirkpatrick son ambassadrice à l’ONU. En fait la démocratie n’est pas une fin en soi, mais une arme pour faire basculer les États pro-soviétiques dans le camp atlantiste. Il faut donc promettre la démocratie à l’Europe centrale tout en installant des dictatures en Amérique centrale. La démocratie permet de séduire, mais présente le risque de laisser les citoyens faire un jour le « mauvais choix ».
Alors que la Charte de l’ONU interdit de changer des régimes par la force dans des États souverains, l’extension des valeurs démocratiques devient une justification acceptable par la communauté internationale pour parvenir aux mêmes fins. Encore faut-il, pour être crédible, faire le ménage dans son camp lorsque la situation y devient intenable. Le secrétaire d’État George Shultz et son adjoint Elliott Abrams invitent ainsi le général Augusto Pinochet à mettre en œuvre quelques réformes démocratiques au Chili. En 1984, la Maison-Blanche entame une démarche similaire auprès du dictateur philippin Marcos. Alors que celui-ci a bénéficié jusque-là d’un soutien indéfectible de Washington, l’équipe « asiatique » de Ronald Reagan (Paul Wolfowitz et Richard Armitage) s’inquiète de voir le pays en proie à une opposition de gauche de plus en plus mobilisée et craint une prise de pouvoir par les « communistes » [2]. Ils incitent donc Marcos à intégrer une partie de son opposition dans son gouvernement. En vain : le vieux dictateur est convaincu qu’il ne sera jamais « lâché » par Ronald Reagan, qui l’a reçu à plusieurs reprises à la Maison-Blanche. Il se trompe : Wolfowitz et Armitage, hantés par la peur d’un nouveau Viêt-Nnam, le chassent du pouvoir et mettent fin à la dictature au profit de la droite catholique et de l’Opus Dei.
Comme la tentative de démocratisation du régime tortionnaire de Pinochet, cet épisode ne révèle pas une préférence de Washington pour les régimes démocratiques. Il permet uniquement de constater que le Pentagone et le département d’État sont désormais prêts à soutenir l’instauration d’un régime démocratique si le maintien d’une dictature risque d’entraîner la prise de contrôle du pays par les « communistes ». En cela, ce n’est pas en tant que pro-démocratie que Wolfowitz et Armitage ont choisi cette politique, mais bien en tant qu’anti-communistes. Et l’année suivante, c’est le président sud-coréen Chun Doo Wan qui est appelé par Washington à mener des réformes démocratiques, face à une opposition populaire grandissante.
La politique étrangère de l’administration Bush s’appuie aujourd’hui sur les mêmes ressorts. Les succès de la « révolution » [3] des roses en Géorgie et de la « révolution » orange en Ukraine ont démontré que l’alibi des « réformes démocratiques » était le meilleur moyen de renverser des régimes avec le soutien de la communauté internationale. Parallèlement, les néoconservateurs ont multiplié les appels pour une « démocratisation » du Proche-Orient, prétexte au remplacement des équipes au pouvoir en Arabie saoudite, en Syrie, voire à l’aventure irakienne.
La conférence de Varsovie et l’opposition française
Cette nouvelle diplomatie ne s’appuie plus sur le droit international applicable aux États souverains, mais sur des valeurs morales, voire théologiques, qu’il convient d’imposer à l’ensemble de l’humanité. Elle trouve sa consécration dans une entité appelée la Communauté des démocraties. Cette initiative a été lancée à la fin de l’ère Clinton par Washington, en juin 2000, lors d’une conférence internationale organisée à Varsovie à l’initiative de Bronislaw Geremek, ancien membre de Solidarnosc et ancien ministre des Affaires étrangères polonais, et intitulée « Vers une communauté des démocraties ». À cette occasion, le « groupe initiateur », composé du Chili, de la République tchèque, de la République de Corée, de l’Inde, du Mali, du Mexique, de la Pologne, du Portugal, de l’Afrique du sud et des États-Unis s’engage, dans la déclaration finale également signée par plus d’une centaine de pays, à fonder une « Communauté des démocraties » ayant pour objectif de promouvoir les valeurs et les institutions démocratiques aux niveaux national et international [4]. Le texte rappelle par ailleurs l’importance de la Charte des Nations unies et de la Déclaration des droits de l’Homme. Les signataires s’engagent à « encourager les dirigeants politiques à faire prévaloir les valeurs de tolérance et de compromis qui fondent les systèmes démocratiques efficaces » et à « travailler avec les institutions et organisations internationales, la société civile et les gouvernements pour coordonner le soutien aux nouvelles sociétés démocratiques émergentes ». La France, représentée par son ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, est la seule à ne pas apposer sa signature au bas de ce texte. Devant l’assemblée, M. Védrine met en cause certaines « déclarations (…) parfois rédigées comme s’il s’agissait dorénavant de convertir d’un coup à la religion démocratique des suppôts de la tyrannie et non d’encourager et de consolider des processus d’évolution des sociétés ». Il critique également le fait que les Occidentaux donnent parfois « l’impression qu’ils utilisent l’aspiration universelle à la démocratie et au respect des droits de l’homme (…) à des fins d’influence ou de domination politique, économique ou culturelle » [5].
Ce qui offusque tant le diplomate français, c’est que, malgré le rappel du principe de souveraineté et de non-ingérence, la déclaration finale évoque une « coopération au sein des organisations internationales » et la constitution de « coalitions et d’ententes destinées à soutenir les résolutions et d’autres actions internationales pour la promotion d’un mode démocratique de gouvernement ». Ce qui ouvre la voie à la formation d’un « groupe de démocraties » au sein de l’ONU, une idée à laquelle tant Paris que Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, s’opposent.
L’opposition française suscite de vives réactions de la part de la délégation états-unienne. Un article paru en première page de l’International Herald Tribune explique que « la « conférence américaine sur les démocraties dans le monde [a été] choquée et étonnée » par le refus français de signer le document final. À la tribune, Madeleine Albright rétorque que si la démocratie « n’est pas une religion », elle n’en est pas moins « une foi ». Le New York Times affirme le 28 juin que la secrétaire d’État et la délégation états-unienne ont « été prises de court par les objections françaises », surtout par le fait qu’Hubert Védrine « visait au cœur de ce que le Dr Albright espère voir devenir une grande partie de son héritage » [6].
La « Pax Democratica » remplace la « Pax Americana »
Les critiques du ministre français étaient argumentées et visionnaires. La conférence de Varsovie, financée par la Stefan Batory Foundation de George Soros et la Freedom House [7], apparaît avec le recul comme la première étape du volet d’ingérence démocratique appliqué aujourd’hui par les mêmes Albright et Soros en Europe orientale. Cette stratégie était déjà comprise dans le premier rapport stratégique de l’administration Clinton, intitulé A National Security Strategy of Engagement And Enlargement. On pouvait y découvrir un nouvel objectif stratégique états-unien : « la protection, la consolidation et l’élargissement de la communauté des démocraties de libre marché ». Dans un article paru dans Parameters, la revue de l’US Army War College, à l’été 1996, le Dr Robert H. Dorff analysait ainsi cette nouvelle politique : « Fondamentalement basée sur la notion de "paix démocratique" (les démocraties n’entrent pas en guerre contre les autres démocraties), cette stratégie implique la promotion active et l’expansion de la communauté des pays démocratiques et attachés au libre-marché comme une manière d’investir les ressources nationales dans la poursuite d’objectifs stratégiques » [8].
Ce discours prend véritablement la forme d’une doctrine en novembre 1999, lors d’un Open Forum du secrétaire d’État. À la tribune, l’analyste en questions internationales états-unien, James Robert Huntley, expose la thèse de son dernier livre, Pax Democratica : A Strategy For the 21st Century. Selon lui, pour être réalisé, le nouvel ordre mondial fondé sur la démocratie nécessite l’application de plusieurs mesures :
– un traité-cadre pour la communauté des démocraties
– un caucus des démocraties à l’ONU pour parler d’une voix commune
– une assemblée parlementaire des démocraties
– l’union des démocraties sur des questions précises, notamment l’éducation, l’économie et la sécurité globale
– une Cour internationale pour les droits de l’homme
– une amélioration de la prévention des crises par les démocraties
– des efforts accrus en terme d’éducation
– le renforcement des institutions internationales telles que l’ONU grâce à la Communauté des démocraties.
Derrière les slogans, il s’agit uniquement de redéfinir l’Alliance atlantique comme le camp de la « démocratie de marché » (sic), de l’étendre au-delà de sa zone géographique initiale, enfin d’en faire la source du droit international en lieu et place de l’ONU. Bien entendu, il n’est aucunement question de défendre réellement la démocratie, c’est-à-dire le gouvernement du peuple par lui-même, puique les États-Unis ne reconnaissent pas chez eux le principe de souveraineté populaire et refusent de signer les pactes des nations unies relatifs aux Droits de l’homme.
L’expression Pax Democratica pour remplace Pax Americana traduit à merveille la volonté expansionniste qui se cache derrière ce projet. Si les démocraties ne se font pas la guerre, dit-on, rien n’empêche qu’elles fassent la guerre aux autres et les conquièrent.
Cette Communauté devient immédiatement un projet prioritaire de Washington, qui a déjà nommé un représentant spécial au sein du Département d’État pour promouvoir l’initiative. Il s’agit de Penn Kemble, anciennement membre de l’agence de la NED-CIA, le National Democratic Institute, et proche de Jeane Kirkpatrick [9]. Ces éléments de contexte permettaient à Shri B. Raman de questionner les motivations sous-jacentes à la promotion d’une « communauté de démocraties » : « les États-Unis avancent cette idée en sous-main, avec l’aide de quelques ONG et des personnalités qui se sont illustrées au cours de la Guerre froide, pour promouvoir leurs intérêts stratégiques ». La suite lui donnera raison.
La conférence de Séoul
La conférence de Séoul, organisée du 10 au 12 novembre 2002, est l’occasion pour les membres de la Communauté des démocraties de préciser leur projet. Un élément important concerne les critères de participation, qui doivent permettre d’identifier les pays qui sont dignes d’appartenir à cette communauté. Ces critères de « bonne gouvernance démocratique », recensés dans une longue énumération rédigée au préalable, recouvrent l’ensemble des droits individuels, sociaux et politiques que doit respecter un État : l’État de droit, la liberté de conscience, le droit à un procès équitable, la promotion de l’égalité des sexes, le droit des minorité ethniques, religieuses ou linguistiques, la séparation des pouvoirs, les élections libres, le multipartisme, l’absence de discrimination relative au sexe, à la race, à la couleur de peau, à la langue, à la religion et aux croyances pour accéder à la vie politique, économique et culturelle, et l’assurance que le pouvoir militaire reste responsable devant le gouvernement civil élu [10].
Les participants adoptent également un « plan d’action ». Celui-ci rappelle les principes fondamentaux auxquels les États membres sont attachés. On peut notamment y lire, après les habituelles libertés fondamentales : « la tenue périodique d’élections libres et justes fondées sur le bulletin secret et le suffrage universel sous la surveillance d’autorités électorales indépendantes ; la liberté d’association y compris le droit de former des partis politiques indépendants ; la séparation des pouvoirs, et tout particulièrement l’indépendance du pouvoir judiciaire ; et la subordination constitutionnelle de toutes les institutions étatiques, y compris l’armée, au pouvoir civil légalement constitué » [11]. Le « plan d’action » de Séoul prévoit naturellement que les États membres mettent tout en œuvre à l’échelle régionale pour faire progresser ces grands principes dans leur aire géographique, à l’exception de leur propre territoire puisqu’ils sont déjà censés par essence les respecter, d’après les critères de participation.
Un autre volet du programme prévoit de lutter contre les menaces pesant sur la démocratie. Au premier rang d’entre elles, il y a évidemment le terrorisme, une préoccupation qui était absente en 2000. Les États-Unis profitent donc de l’occasion pour faire adopter par les participants des mesures relatives à la guerre au terrorisme, notamment la suspension des relations bilatérales, du commerce et de l’aide aux pays ou organisations non-gouvernementales soutenant le terrorisme. Mais ce n’est pas là l’objectif principal. Instrumentaliser les processus de démocratisation pour renverser des régimes nécessite la création d’une infrastructure spécifique, sous-traitée au niveau régional par la NED aux pays membres. Le texte prévoit ainsi la « création d’un corps d’experts entraînés capables d’aider les pays confrontés à une menace sur leur démocratie », la « désignation de pays habilités lorsqu’il est nécessaire de coordonner des efforts diplomatiques ou autres ou une médiation politique » et « la fourniture d’un soutien logistique à long-terme et d’organes de supervision pour renforcer les institutions démocratiques, le processus électoral et les projets de réforme ». Des éléments qui résonnent aujourd’hui d’une toute autre manière alors que Washington vient de transporter des observateurs par charters entiers et d’instrumentaliser des consultations électorales en Géorgie et en Ukraine pour renverser les équipes en place, tandis qu’il interdit toute surveillance des élections en Irak.
Autre volet essentiel de l’ingérence démocratique : la propagande. Le « plan d’action » prévoit pour cela de favoriser « l’éducation à la démocratie », notamment en « encourageant le développement de la capacité humaine à permettre à un public éduqué d’assumer une participation au processus national de prise de décision ». Les États membres préconisent également la promotion de la notion de transparence, l’application de mesures de bonne gouvernance pour lutter contre la corruption. Ils souhaitent encourager « l’implication de la société civile dans le processus de gouvernement au niveau local, national et international », notamment en soutenant « des groupes non-gouvernementaux qui informent les citoyens de leurs droits et de leurs devoirs (…) et aident les gens à développer les talents de base nécessaires pour une participation efficace aux affaires publiques ». La Communauté des Démocraties veut naturellement défendre la liberté d’expression par la défense des médias indépendants (c’est-à-dire non-étatiques).
Comment se traduisent dans les faits toutes ces déclarations d’intention ? L’exemple récent des coups d’État en Ukraine et en Géorgie en donnent un aperçu : en Géorgie, les listes électorales pour les élections législatives de novembre 2003 furent réalisées par le National Democratic Institute (désormais présidé par Madeleine Albright). Truffées d’irrégularités, elles furent ensuite contestées par l’opposition à Edouard Chevardnadze, ce qui accrédita l’hypothèse d’une fraude électorale du pouvoir. Au nom des principes énumérés à Séoul, des observateurs internationaux majoritairement financés par le Département d’État états-unien ont été déployés à l’occasion de ces élections, afin de constater les irrégularités nécessaires à la contestation du scrutin. De nombreux médias non-gouvernementaux ont vu le jour, tels que la chaîne de télévision « indépendante » ukrainienne Rustavi 2, créée en 1994 grâce à un financement de George Soros, et qui a relayé à l’envi les sondages favorables à Ioutchenko qu’elle avait d’ailleurs elle-même réalisée [12]. George Soros, présent par ailleurs à la conférence de Séoul, a également financé nombre d’organisations dites « non-gouvernementales » pour sensibiliser a priori la population aux « trucages » à venir puis, une fois les trucages « confirmés », à la mobiliser pour obtenir le départ de l’équipe au pouvoir. Ce fut le cas d’Otpor en Serbie (2000), de Kmara en Géorgie (2003) et de Pora en Ukraine (2004).
L’ONU, la prochaine cible ?
Depuis le début de l’année 2004, la pression est montée d’un cran aux États-Unis contre l’ONU. De nombreux éditorialistes néo-conservateurs disent régulièrement tout le mal qu’ils pensent de cette organisation où sont autorisés à siéger des pays autocratiques opposés aux valeurs morales les plus élémentaires. L’idée de James Robert Huntley d’un « caucus des démocraties » au sein de l’ONU fait donc son chemin, soutenue avec vigueur par le Parti radical libéral européen pour les États-Unis d’Europe et d’Amérique d’Emma Bonino [13].
Ce que la guerre contre le terrorisme n’a pas réussi à faire, c’est-à-dire unir un front de pays contre les « États voyous », la Pax Democratica parviendra peut-être à le provoquer. Le discours d’investiture de George W. Bush ne dit pas autre chose. En déclarant que « le meilleur espoir pour notre monde est l’expansion de la liberté sur l’ensemble de la planète », il préfigure une ère d’ingérence politique de grande envergure. Le président états-unien a d’ailleurs bien précisé que « ceci n’est pas principalement le rôle des armes ». Celles-ci sont en effet superflues dans bien des cas. Bien plus efficace est le soft-power ainsi défini : « l’Amérique n’imposera pas notre propre mode de gouvernement à ceux qui n’en veulent pas. Au lieu de cela, notre but est d’aider les autres à trouver leur propre voie, atteindre leur liberté et tracer leur propre chemin (…) Nous encouragerons les réformes dans les autres gouvernements en expliquant clairement que le succès de nos relations nécessitera un traitement décent de leur propre peuple ».
Une parfaite continuité apparaît dans la politique étrangère des Etats-Unis, indépendamment des alternances politiques. George W. Bush reprend à son compte la rhétorique de Ronald Reagan. Il remplace l’ « Empire du Mal » par l’« Axe du Mal » et l’expasion de la « démocratie » par celle de la « liberté ». Il absorbe également le discours de Bill Clinton. L’ingérence humanitaire au Kosovo laisse la place à l’ingérence démocratique en Irak et bientôt ailleurs.
Des propos explicités par la nouvelle secrétaire d’État états-unienne, Condoleeza Rice, lors de son audition par la commission sénatoriale chargée d’approuver sa nomination. Mlle Rice, formée à la politique par Joseph Korbel, le père de Madeleine Albright, déclarait : « Premièrement, nous devons unir la communauté des démocraties dans la construction d’un système international fondé sur nos valeurs communes et la règle de droit. Deuxièmement, nous renforcerons la communauté des démocraties afin de contrer les menaces qui pèsent sur notre sécurité collective et d’apaiser le désespoir qui alimente le terrorisme. Et troisièmement, nous répandrons la liberté et la démocratie dans le monde entier. Telle est la mission que le président Bush a assigné à l’Amérique dans le monde... et telle est aujourd’hui la grande mission de la diplomatie [14] américaine ».
[1] Adress to members of the British Parliament, 8 juin 1982.
[2] La sortie des Philippines du giron états-unien était d’autant plus inenvisageable que l’archipel abritait deux bases de l’US Army, la Clark Air Force Base et la Subic Bay Naval Station.
[3] Dans le langage courant, une révolution implique un changement de structure. Dans les pseudos « révolutions » géorgienne et ukrainienne, les manifestants ne réclament pas de tels bouleversements, uniquement une alternance politique. C’est pourquoi nous écrivons ici révolution entre guillements.
[4] Final Warsaw Declaration : Toward a Community of Democracies,
Varsovie, Pologne, 27juin 2000.
[5] « Hubert Védrine réfute les leçons de démocratie de Washington », par Jan Krauze, Le Monde, 29 juin 2000.
[6] Cité dans « La France refuse les « diktats démocratiques » de Madeleine Albright », Solidarité et Progrès, 4 juillet 2000.
[7] Frequently Asked Questions - Community of Democracies, site du Democracy Coalition Project.
[8] « Democratization and Failed States : The Challenge of Ungovernability », par Robert H. Dorff, Parameters, été 1996.
[9] Penn Kemble a présidé le comité exécutif de la Coalition for a Democratic Majority, un groupe néo-conservateur au sein du Parti démocrate animé par Jeane Kirkpatrick, Richard perle et consorts. Membre du Friends of the Democratic Centre in Central America (PRODEMCA), il a participé à l’affaire Iran-Contra en acheminant de l’argent de la NED à la guérilla anti-sandiniste au Nicaragua. Il a également été au conseil d’administration de l’Institute on Religion and Democracy, et des Social Democrats, USA. Devenu l’un des fers de lance de l’ingérence démocratique, Kemble a par ailleurs participé au comité consultatif de l’US Information Agency (USIA), poste qui lui permit de donner des conseils sur la manière de diriger les radios de propagande Radio Free Europe et Radio Liberty, gérées par la CIA depuis Munich, et d’écrire et de produire des programmes pour WETA-TV. D’après « Community of Democracies », par Shri B. Raman, South Asia Analysis Group, 20 avril 2000.
[10] Voir Criteria for Participation and Procedures, U.S. Department of State, 27 septembre 2002.
[11] Seoul Plan of Action - Democracy - Investing for Peace and Prosperity, Second Ministerial Conference of The Community of Democracies, 12 novembre 2002.
[12] « Géorgie : la chaîne TV Rustavi 2 aux mains de l’ex-numéro 2 du ministère des Affaires étrangères », par Célia Chauffour, Regards sur l’Est, n°35, 13 octobre 2004.
[13] En 2002, Emma Bonino a redonné vie à l’ancien Parti radical transnational qui était tombé en sommeil après que les partis radicaux de droite aient rejoint l’Internationale libérale et les partis radicaux de gauche, l’Internationale socialiste. Le Parti radical transnational a alors changé de dénomination pour devenir le Parti radical libéral européen pour les États-Unis d’Europe et d’Amérique. À l’exception du Parti radical italien, dont Mme Bonino est la figure de proue, aucun parti radical dans le monde n’a accepté de rejoindre cette nouvelle internationale.
[14] Au sens états-unien, la diplomatie ne se limite pas au rôle des ambassades, mais inclut aussi bien la « diplomatie publique » (c’est-à-dire la propagande) que les actions couvertes de la CIA.
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