M. Alain Marsaud. Nous avons souhaité faire une présentation au retour de ce premier déplacement, au cours duquel nous n’avons pu nous rendre qu’à Beyrouth, du 16 au 19 décembre, alors que nous avions envisagé d’aller aussi à Damas, afin de ne pas rencontrer seulement des opposants syriens mais aussi les autorités légales. Le ministère des affaires étrangères nous a demandé de nous limiter à Beyrouth pour des raisons de sécurité, au motif que la « bataille de Damas » allait s’engager, et aussi pour ne pas mettre la diplomatie de notre pays en porte-à-faux en rencontrant les autorités syriennes alors que le Gouvernement venait de reconnaître l’opposition. On peut donc considérer notre mission comme inachevée, mais nous avons tout de même pu rencontrer de nombreux acteurs, essentiellement libanais, à Beyrouth. Nous avons la chance d’y avoir un ambassadeur de grande qualité, M. Patrice Paoli, qui a fait en sorte que nous puissions avoir des entretiens de haut niveau.

Comme je ne défendrai pas nécessairement une position de totale hostilité au gouvernement syrien actuel et comme je suis plutôt modéré en ce qui concerne la suite des événements, je voudrais dire, au préalable, que je rejette à titre personnel tout ce qu’a été le système « Assad ». Dans les fonctions de chef du service central de lutte antiterroriste que j’ai exercées au cours des années 1980, j’ai pu constater que la main de Damas était souvent présente dans les attentats commis en France à cette époque. La Syrie, sous Assad père et fils, a toujours été opposée à toute forme de présence de la France sur les terres libanaises et nous l’a fait payer dans la région, de l’assassinat de notre ambassadeur Louis Delamare à l’attentat contre le DC10 d’UTA – même si mon avis est très minoritaire sur ce dernier point.

Le Premier ministre libanais, lorsque nous l’avons rencontré, nous a exposé la politique officielle de « distanciation » de son gouvernement à l’égard de l’affaire syrienne. A la différence des acteurs politiques libanais, qui prennent position sur cette crise, souvent de manière très contrastée, le gouvernement s’efforce de tenir le pays à l’écart de ce qui se passe en Syrie, du fait des incertitudes quant à l’évolution de la situation et du passé avec le voisin syrien, étant entendu aussi que l’évolution de la situation, quelle qu’elle soit, risque d’avoir des conséquences pouvant aller jusqu’à un embrasement du pays. Dans la ville de Tripoli, au Nord du Liban, il y a fréquemment des affrontements très violents entre alaouites et sunnites, alors qu’à Beyrouth, à 50 kilomètres de là, la vie continue comme si de rien n’était. Le Premier ministre libanais, M. Najib Mikati, qui est sunnite, se voit comme un gardien de but, n’aspirant pas à marquer contre la Syrie ou pour elle, mais à ne pas encaisser de but au Liban.

Nous avons aussi rencontré des représentants des deux factions, d’une part le mouvement du 8 mars, alliant pour l’essentiel les « Aounistes », chrétiens, le Hezbollah et le mouvement chiite Amal, qui soutiennent la Syrie pour des raisons diverses, et d’autre part le mouvement du 14 mars, aujourd’hui dans l’opposition et composé de sunnites, autour de Saad Hariri, mais aussi de chrétiens, les Forces libanaises de Samir Geagea, les chrétiens se répartissant donc entre les deux camps, comme souvent dans leur histoire. La position du mouvement du 8 mars s’explique par l’alliance entre le Hezbollah et l’Iran, mais aussi par la peur du lendemain. Il y a notamment la crainte qu’une chasse aux minorités ne s’engage en cas de disparition d’Assad, avec l’instauration d’un gouvernement à dominante sunnite et sans doute les Frères musulmans ou des djihadistes en arrière-plan. D’où la volonté d’espérer qu’Assad dure longtemps, les avis étant très partagés sur ce sujet : certains de ses soutiens, notamment au sein du Hezbollah, pensent qu’Assad est perdu ; d’autres, parmi ceux qui lui sont hostiles, pensent au contraire qu’il va tenir au moins jusqu’aux prochaines échéances électorales.

Sur le terrain, le face-à-face est en effet peu évolutif. On n’imagine pas au sein du 14 mars que la rébellion puisse prendre le pouvoir, malgré quelques victoires – elle s’empare de coins d’aéroport reperdus dès le lendemain. Par ailleurs, tout le monde se rejette bien sûr la responsabilité des attentats, y compris les plus meurtriers, comme celui d’hier à Alep, qui a fait 80 morts. La situation semble totalement bloquée au plan militaire et l’on peine à voir ce qui pourrait la faire évoluer. Le clan Assad compte sur la Russie, même si le fameux port russe de Tartous se limite à une cinquantaine de mètres mis à la disposition des navires russes ; du côté du 8 mars, on pense que rien ne bougera tant que la Russie soutiendra Assad.

Pour ce qui est de l’avenir, certains craignent que la fin du système Assad ne soit aussi la fin du Liban. Les interlocuteurs que nous avons rencontrés à Beyrouth envisagent globalement trois modèles différents pour un « après-Assad » en Syrie – s’il devait y avoir une telle issue. D’abord, une dictature sous une autre forme, de type sunnito-salafiste, qui pèserait de tout son poids sur les minorités, les sunnites représentant près de 70 % de la population. Ensuite, une solution de type « Taëf », avec une répartition des postes par communautés, comme au Liban – le Président de la République est chrétien, le Premier ministre sunnite et le Président du Parlement chiite. Il reste que le modèle libanais de coalitions et d’ajustements entre les minorités ne constitue pas un exemple en matière de stabilité, d’autorité de l’Etat et de défense des intérêts du pays. Dernière solution, une sorte de fédération à l’irakienne, dans un cadre régional, avec les avantages et les inconvénients que cela implique mais aussi avec l’espoir d’éviter une « somalisation » redoutée des deux côtés.

Voilà les observations dont je voulais vous faire part.

M. Serge Janquin. Quelques remarques, pour commencer : il ne s’agit pas vraiment d’un rapport d’étape car le groupe de travail n’a pas encore commencé ses auditions à Paris, qui seront nombreuses. Par ailleurs, il n’y a plus d’ambassadeur du régime syrien à Paris, ni d’ambassadeur de France à Damas, où nous ne pouvions évidemment pas nous rendre. La France ayant reconnu la légitimité des représentants de la résistance syrienne, nous étions sans doute persona non grata en Syrie. Il n’aurait servi à rien d’aller à Damas pour n’y rencontrer aucun interlocuteur autorisé. Nous n’avons donc pu observer la situation que depuis le Liban.

Au plan humanitaire, la situation est réellement catastrophique. Le Liban est le plus petit voisin de la Syrie, mais aussi celui qui accueille proportionnellement le plus de réfugiés, d’ailleurs dans des conditions tout à fait particulières. Du fait de l’intensité des échanges entre la Syrie et le Liban au plan historique et dans le domaine du travail, ces réfugiés ne se sentent pas vraiment à l’étranger au Liban et ils espèrent y trouver des conditions de vie proches de ce qu’elles étaient en Syrie, où les standards sont relativement élevés. Il y a là une grande différence avec d’autres crises, comme celles du Darfour ou du Soudan. Ces réfugiés ont des attentes – tout à fait légitimes – en matière de prestations de santé, de scolarisation des enfants, d’hygiène ou de sécurité.

La situation est d’autant plus complexe que l’Etat libanais, averti par son expérience, ne souhaite pas la constitution de camps, préférant une répartition des réfugiés sur tout son territoire. On sait au Liban la source d’insécurité qu’un camp de réfugiés peut constituer et quelle exploitation on peut en faire. Lorsque l’Arabie saoudite a proposé de financer six camps dans la région de la Bekaa, juste après notre départ, le gouvernement a ainsi opposé un refus catégorique. Mais la principale difficulté au Liban résulte de la masse croissante des réfugiés et de la réaction, croissante aussi, de la partie pauvre de la population libanaise qui voit des réfugiés venir louer des logements, occuper des hangars ou des bâtiments publics et bénéficier d’une aide internationale alors qu’elle ne reçoit rien. C’est d’ailleurs un problème fréquent dans ces circonstances.

Une telle situation humanitaire nécessite une mobilisation de toutes les formes d’aide au plan international. La France pays est plutôt à l’avant-garde dans ce domaine, par l’intermédiaire de l’Union européenne mais aussi en apportant une aide bilatérale, ce qu’elle fait d’une manière particulièrement bien ciblée et très appréciée. Nous aurons à revenir sur ces questions, car le phénomène ne fait que s’accélérer et l’on peut imaginer qu’il s’aggravera une fois que l’offensive sur Damas aura été déclenchée. La récente attaque d’un camp palestinien près de Damas, par les forces d’Assad, a d’ailleurs provoqué un nouveau mouvement vers le Liban assez spécifique dans la mesure où il s’agit de réfugiés palestiniens qui ne bénéficient pas de titres de séjour de plus d’une semaine – ils sont donc généralement en situation irrégulière.

Voilà la situation complexe et dramatique au plan humanitaire dans laquelle le gouvernement libanais se trouve. Il a d’autant moins les moyens d’y faire face qu’il voit son économie entrer en récession.

S’agissant de la situation politique, en première analyse, il me semble nécessaire de distinguer au moins trois niveaux.

Le premier est celui des grandes puissances. Le blocage, résultant essentiellement de la Russie, n’interdit pas tout soutien à la rébellion, mais il n’autorise rien de décisif. La situation risque donc de durer beaucoup plus longtemps qu’on ne le pense en général.

Dans l’environnement immédiat de la Syrie, l’Iran se montre très déterminé et le principal soutien du régime d’Assad, en termes de moyens, vient de ce pays via l’Irak, avec une projection vers la Syrie et vers le Liban, suivant l’axe propre à l’Iran. Nous ne savons pas encore jusqu’où ce pays est décidé à pousser ses pions, ni jusqu’à quel point ses rivaux sont décidés à le laisser faire.

Enfin, je crois nécessaire de rappeler qu’il s’agit en Syrie d’une révolution proprement syrienne, tout à fait singulière par rapport à ce que l’on a nommé les « printemps arabes ». Il ne faut pas oublier la puissance de l’ancienne Syrie, héritière de l’empire assyrien, avant que les accords Sykes-Picot ne lui imposent un mandat international et n’en fassent un simple « Moyen-Orient ». Avec la révolution actuelle, se joue aussi la reconnaissance d’une identité, d’un rôle historique et d’une nouvelle image que les révolutionnaires syriens veulent imposer dans la région et dans le monde. Telle est la force de cette puissance éruptive capable de résister à une armée aussi forte que celle d’Assad – il suffit de voir ce qui se passe à Alep pour prendre la mesure de la violence du régime. Cela fait un siècle que la population syrienne souhaite être reconnue pour ce qu’elle est, dans son identité et dans son histoire.

M. Jacques Myard. Je vous remercie de cette mise en bouche, la « messe » n’étant pas terminée. Quel est votre sentiment sur les combats eux-mêmes ? Il semblerait que les victimes soient essentiellement dues à des bombardements. Selon les informations que vous avez recueillies à Beyrouth, y a-t-il des engagements d’armée à armée, comme on en a vu pendant la guerre d’Espagne ? Enfin, dans ce contexte actuel, le soutien dont la rébellion bénéficie, essentiellement en provenance du Qatar et de l’Arabie saoudite, peut-il lui permettre de l’emporter ?

M. François Loncle. Je remercie nos collègues pour les analyses vraiment intéressantes qu’ils ont bien voulu partager avec nous. Je crois que nous avons bien fait de créer ce groupe de travail, car on a quelque peu tendance, en ce moment, à occulter l’ensemble de la problématique régionale. Nous attendons la suite de leurs travaux.

Je voudrais redire avec une certaine solennité une remarque que j’ai déjà eu l’occasion de faire : il est exaspérant et scandaleux de voir que le Quai d’Orsay fait obstacle assez souvent au travail parlementaire lors de missions impliquant non des risques, mais plutôt une volonté d’investigation dans des parties du monde qui ne sont pas spécialement calmes. Il faut mettre un terme à cette politique du grand parapluie, qui n’est d’ailleurs pas forcément celle du ministre. Le ministre doit prendre ses responsabilités une fois pour toutes dans ce domaine. Vous n’allez tout de même pas faire un rapport sur un tel sujet sans aller à Damas ! Peu importe qu’il n’y ait plus d’ambassadeur de France à Damas, ni d’ambassadeur de Syrie à Paris.

M. Serge Janquin. On peut affirmer que la crainte des opérations aventureuses n’est pas du côté des parlementaires…

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Nous avons effectivement besoin de plus de liberté de manœuvre pour conduire nos travaux à l’étranger. Lorsque je me suis rendue à Damas en compagnie de Jean-Jacques Guillet, nous voulions notamment rencontrer un dirigeant du Hamas qui s’était réfugié là ; on nous en a empêchés, mais nous avons tout de même établi un contact téléphonique. Il faut cependant faire attention dans les contacts que nous pouvons avoir dans des pays sensibles, car certaines rencontres peuvent vraiment gêner la diplomatie française.

M. François Loncle. Que les choses soient claires : lorsque l’on nous a conseillé au Quai d’Orsay de ne pas rencontrer le capitaine Sanogo, nous avons immédiatement pris les dispositions nécessaires pour qu’il en soit ainsi. Nous respectons totalement les impératifs politiques et diplomatiques. Mais on nous avait demandé, dans un premier temps, d’attendre pour nous rendre au Mali, au motif que c’était trop tôt. On voit aujourd’hui ce qu’il en est !

M. Jean-Jacques Guillet. Il y a surtout la peur que des parlementaires soient pris en otage. Il y a plusieurs années, je devais inaugurer à Damas, avec l’archevêque de Salzbourg, un bâtiment récemment restauré par le département des Hauts-de-Seine. Le cabinet du Président Chirac m’a alors appelé, au moment où nous commencions à avoir des problèmes avec Bachar Al-Assad, pour me demander instamment de ne pas faire ce déplacement.

Je remercie nos collègues pour leurs analyses très intéressantes. Ils ne se sont certes rendus qu’au Liban, mais Beyrouth a toujours été un poste d’observation remarquable pour le Moyen-Orient. On y retrouve tout.

Je me suis demandé en écoutant Alain Marsaud si nous n’avions pas agi trop rapidement ou trop lentement dans cette affaire syrienne.

Trop lentement, car nous avons pris une position politique sans nous engager plus avant. Vis-à-vis de la résistance syrienne, la position française ou occidentale en général apparaît comme trop mesurée, ce qui ouvre le champ aux djihadistes. Leur présence est de plus en plus importante au sein de la « résistance » syrienne. Rétrospectivement, après l’intervention au Mali, on peut se demander si l’on a joué le rôle qu’il fallait.

Trop rapidement, car il aurait peut-être fallu se montrer un peu plus souple avec le régime syrien, quoi qu’on puisse en penser – je rejoins un peu Alain Marsaud sur ce point. La Syrie ne sortira pas de cette affaire aussi facilement qu’on pourrait le croire. L’armée de Bachar Al-Assad reste extrêmement forte. J’avais d’ailleurs demandé aux représentants du Conseil national syrien, lorsque nous les avons auditionnés, comment un président pouvait rester en place après de telles manifestations – nous n’en étions à l’époque qu’à ce stade. Bachar Al-Assad aurait disparu dans n’importe quel autre pays du monde.

Le Hezbollah, dont vous avez rencontré des dirigeants, semble par totalement isolé aujourd’hui. Très puissant il y a quelques années, avant l’affaire syrienne, il paraît aujourd’hui coupé de ses parrains iraniens. Il n’a géographiquement plus de source d’approvisionnement par l’intermédiaire de la Syrie, notamment pour les armes, et il semble bien immobile par rapport à ce qu’il a été au Proche-Orient, y compris sur la scène politique libanaise. Bien qu’il participe de très près à la coalition du 8 mars, dont il est la pierre angulaire, et au gouvernement, il paraît un peu absent politiquement vis-à-vis de ce qui se passe aujourd’hui. Quelles sont vos impressions sur ce sujet après vos contacts avec le Hezbollah ?

M. Jean-Claude Guibal. Je comprends bien que la crise en Syrie est avant tout une crise syrienne, mais j’observe aussi que ce pays a des voisins intéressés et naturellement sensibles à qui se passera chez lui.

J’ai bien noté que vous vous efforciez de voir quelles sont les lignes de force qui se dégagent. A ce stade de votre analyse, quel est le Moyen-Orient en train de se dessiner selon vous ? Il y a eu l’affaire irakienne, il y a Israël bien sûr, mais il y a aussi la Turquie qui émerge et la révolution égyptienne. Quelle peut être l’influence de ce qui se passe en Syrie sur le reste du Moyen-Orient ?

Mme Chantal Guittet. Merci pour les éclaircissements que vous nous avez apportés sur cette crise souvent difficile à comprendre. Nous avons tous été surpris par la rapidité avec laquelle les régimes sont tombés au cours du printemps arabe. En Syrie, pourtant, la situation semble perdurer : le régime est toujours en place, bien que l’on annonce régulièrement qu’il est sur le point de tomber.

Comment expliquer que l’armée syrienne tienne ? On entend dire qu’il y aurait à sa tête non plus des Syriens, mais des personnes venues d’Iraq et d’Iran.

La Syrie a souvent été décrite par le passé comme le dernier refuge de la laïcité, qui a longtemps servi de justification à notre soutien. Doit-on revoir cette position aujourd’hui ?

M. Serge Janquin. Des gages ont été donnés en matière de laïcité au moment de l’installation de l’Etat syrien, mais ils se sont considérablement amoindris. Les forces islamiques sont à l’œuvre aujourd’hui en Syrie comme ailleurs, parfois plus puissamment qu’on ne l’imagine.

Quel est le Moyen-Orient qui se dessine ? Il y a manifestement des conflits à caractère religieux, aussi une résurgence des anciennes puissances qui ont dominé tour à tour cette région du monde. La ligne de partage des eaux n’est d’ailleurs pas arrêtée entre elles. Tout dépend des coalitions qui se forment pour soutenir tel ou tel belligérant et de l’arbitrage rendu par la communauté internationale : jusqu’où les Etats-Unis et le Conseil de sécurité vont-ils laisser la situation se développer ? Comme vous, je suis vraiment dans l’expectative : des forces telluriques sont à l’œuvre et je pense que le Moyen-Orient n’aura plus rien à voir dans dix ou quinze ans avec ce qu’il est d’aujourd’hui.

Avons-nous réagi à la révolution syrienne trop rapidement ou au contraire pas assez vite ? On a pensé que la Russie bougerait ou bien que l’on serait capable de la faire changer de position, mais il n’en a rien été. Les Russes font obstacle à la fois pour des raisons un peu formelles – ils ne veulent pas qu’on leur joue deux fois le même tour qu’en Libye, nous disent-ils –, et pour des raisons de fond, la population russe étant sur une ligne de défense de l’État syrien tel qu’il existait jusqu’à aujourd’hui. Le Président Poutine doit en tenir compte. Rien ne devrait donc évoluer avant longtemps.

Au plan politique, comment la situation peut-elle bouger ? Plusieurs pistes, toutes insatisfaisantes, peuvent être envisagées, telles qu’un dépeçage de la Syrie en plusieurs Etats ou un fractionnement des Alaouites. Pour trouver une porte de sortie, il s’agirait de les convaincre qu’ils continueront à jouer un rôle dans la Syrie d’après Assad et qu’ils ont donc intérêt à le lâcher. Est-ce encore possible ? Quelques éléments bougent, mais rien n’est assuré de ce côté-là. Pour le moment, le camp alaouite reste suffisamment solidaire pour garantir le maintien d’Assad.

Reste le sort des armes. Il y a d’un côté une armée disposant d’une puissance de feu, notamment avec ses avions de combat, et alimentée par l’extérieur ; de l’autre, des forces rebelles beaucoup plus modestes, même si elles commencent à bénéficier de moyens antiaériens, et engagées dans une guérilla urbaine.

La contagion au Liban est un vrai risque. Les forces armées libanaises nous ont dit ne pouvoir sécuriser la frontière que sur 120 ou 160 kilomètres au Nord ; ailleurs, elle est une véritable passoire. Les Libanais peuvent enrayer le passage des armes lourdes, mais pas celui des personnes ou celui des kalachnikovs. La Syrie atteinte, le Liban est donc très exposé.

M. Alain Marsaud. A mes yeux, la Syrie est le seul pays laïc de la zone, et si elle disparaît un jour nous le regretterons, nous qui sommes attachés à la laïcité.

Je bénis la Russie, car où en serions-nous sans son veto ? Le gouvernement français précédent comme l’actuel se sont positionnés très en pointe contre le système Assad. Si la Russie avait levé son veto, nous aurions été obligés d’engager la force armée, alors que la Syrie n’est pas la Libye : l’armée syrienne, grâce à son système de défense sol-air, pourrait menacer sérieusement nos Mirage et nos Rafale. N’imaginons pas un seul instant que les Etats-Unis, au-delà d’une aide en matière de renseignement, viendraient nous assister comme ils l’ont fait en Libye. Il n’est pas sûr non plus que les Britanniques nous rejoindraient, si bien que nous serions probablement seuls. Excusez-moi si je choque certains d’entre vous, mais la Russie nous tire d’affaire. Ce que nous faisons au plan diplomatique suffit bien.

Qui peut dire comment tout cela va se terminer ? Je pense pour ma part que la situation pourrait durer longtemps : il ne me paraît pas possible de faire partir Assad dans les mois, voire dans les années qui viennent. La mise en place d’un processus électoral pourrait aussi être difficile. Le gouvernement comme la coalition en face de lui sont extrêmement déterminés à ne pas s’entendre et à ne surtout pas appliquer l’accord de Genève.

Le Hezbollah est le plus inquiet de tous et visiblement sans espoir – c’est du moins ce que nous avons perçu dans son discours. Si Damas tombe, il n’aura plus d’allié sauf l’Iran, qui est plus lointain. Le Hezbollah est donc affaibli. C’est pourtant un interlocuteur bien implanté politiquement et socialement dont il faut tenir compte.

M. Serge Janquin. Le Hezbollah est affaibli par ses ambiguïtés vis-à-vis de la Syrie, mais il conserve une grande capacité de nuisance et de blocage dans le jeu politique libanais.

M. Alain Marsaud. S’agissant de l’attitude du Quai d’Orsay, j’avais un précédent. Lorsque j’ai voulu me rendre à Beyrouth pour enquêter sur les attentats de 1986, le Premier ministre de l’époque m’a appelé pour interdire au juge d’instruction que j’étais d’y aller. J’ai obtempéré. Pour la Syrie, le Quai d’Orsay était très insistant : aller à Damas, c’était risquer de se retrouver au cœur de la bataille.

Pour répondre à Jean-Claude Guibal, je pense qu’on assiste à un affrontement entre chiites et sunnites. Ils font preuve d’une vraie détestation mutuelle et d’une volonté de faire périr l’autre. On voit naître par ailleurs une opposition entre deux pays financièrement très puissants, le Qatar et l’Arabie saoudite, l’un soutenant les Frères musulmans, notamment en Syrie, et l’autre le wahhabisme ainsi que certains djihadistes.

M. Jacques Myard. Je partage totalement l’analyse d’Alain Marsaud sur la Russie. Les Russes ont une politique et une vision concernant la radicalisation de l’islam. Ils nous ont toujours dit que nous sommes complètement fous : pour eux, nous ne savons pas ce que nous sommes en train de mettre en place.

Certains experts ont fait un classement des mouvements qui combattent le régime syrien. Il n’est pas défendable, bien sûr, mais il y a une distance entre Charybde et Scylla. Ces experts ont établi trois catégories : les groupes qui peuvent être fréquentables et qui peuvent donc recevoir des aides, ceux qui ne sont pas fréquentables, et ceux qui ne le sont absolument pas. Aucun des groupes qui se battent sur le terrain n’a pu être classé dans la catégorie « fréquentable ».

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Une simple remarque : le ministre des affaires étrangères a rappelé ici même qu’il n’y avait aucune comparaison à faire entre la situation de la Libye et celle de la Syrie, en expliquant pourquoi on ne pouvait pas adopter la même attitude sur ces deux crises.

Mais je voudrais surtout remercier le président et le rapporteur du groupe de travail pour l’excellence du rapport qu’ils viennent de nous faire sur leurs premières investigations.

La séance est levée à onze heures cinquante-cinq.

Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères
Réunion du mercredi 16 janvier 2013 à 9 h 45

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Sylvie Andrieux, M. François Asensi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Gérard Charasse, M. Guy-Michel Chauveau, M. Philippe Cochet, M. Philip Cordery, M. Édouard Courtial, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Luc Drapeau, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Laurent Kalinowski, M. Pierre Lellouche, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle, M. Michel Zumkeller

Excusés. - Mme Pascale Boistard, M. Jean-Louis Christ, M. Jacques Cresta, M. François Fillon, M. Jean-Claude Mignon, M. René Rouquet