7.27. La militarisation de la société rwandaise après l’invasion de 1990 se fit rapidement car le temps était compté. On peut y voir une preuve de plus d’une conspiration génocidaire. Mais il est difficile d’oublier que le pays venait tout juste d’être attaqué. La nécessité pour le pays d’augmenter sa capacité militaire prêtait difficilement à controverse. L’armée rwandaise grandit donc à un rythme frénétique, passant de quelques milliers de soldats à 40 000 en près de trois ans[34]. En 1992, près de 70 pour cent de la totalité du pitoyable budget du gouvernement rwandais était consacré à la défense[35]. Les fonds de développement qui finançaient généreusement d’autres dépenses rendaient en réalité possible le budget militaire. Et, avec un peu d’aide des amis français et autres, les dépenses militaires grimpèrent également, passant de 1,6 pour cent du PNB entre 1985 et 1990 à 7,6 pour cent en 1993[36].

7.28. Ce fut là une autre étape sur la voie de la tragédie rwandaise. Rien ne prouve qu’Habyarimana envisageait un génocide lorsque le FPR a attaqué en 1990. Mais il est indiscutable qu’il a instantanément exploité l’occasion d’isoler et de diaboliser les Tutsi. Avec l’appui précieux de l’aide étrangère et de la coopération militaire française, des troupes plus nombreuses et mieux armées ont permis d’exercer une surveillance et un contrôle plus serrés sur la population.

7.29. On a supposé que l’émergence de nouveaux partis politiques - le processus qui de manière simpliste a été confondu avec la démocratisation - mettrait un frein aux attaques contre des civils innocents. Cette hypothèse était naïve. La même chose qui était arrivée aux médias s’est produite en politique : la liberté d’association à laquelle personne n’était accoutumé a frôlé l’anarchie. La démocratie politique officielle avait à fonctionner dans une société dépourvue de culture démocratique. Le désordre s’étendit. En fait, les attaques contre les civils et les figures politiques de toutes allégeances se multiplièrent après la création du gouvernement de coalition en 1992 et se poursuivirent jusqu’au génocide. Les milices du MRND, les redoutables Interahamwe qui devaient jouer un rôle si notoire dans les années qui suivirent et les sympathisants du parti extrémiste CDR perturbaient les réunions des partis de l’opposition, bloquaient la circulation et provoquaient des bagarres ; leurs opposants répondaient de même[37]. Les Interahamwe faisaient montre d’une vigilance particulière à harceler les politiciens de l’opposition et les autres critiques du gouvernement, mais leur approche essentiellement nihiliste les amenait également à commettre des viols, des cambriolages et à faire régner l’anarchie générale. Durant les deux années qui précédèrent le génocide, des attaques à la bombe commencèrent à éclater dans tout le pays.

7.30. Les marchands d’armes réussissent infailliblement à trouver les pays qui ont besoin de leurs services et le Rwanda était pour eux une proie facile. La prolifération des armes dans le monde entier et certainement en Afrique est l’un des fléaux auxquels doivent faire face ceux qui cherchent à prévenir les conflits. Les négociations sur le partage du pouvoir auxquelles aboutirent les Accords d’Arusha devaient désigner le Rwanda "zone libre d’armes". Il serait plus exact, pour décrire le Rwanda juste avant et juste après Arusha, de parler de "zone d’armes libres". Selon certains observateurs, le pays durant ces années était un véritable bazar d’armement pour les Hutu qui croyaient à leur suprématie[38]. Les milices de jeunes reçurent gratuitement des fusils de leurs protecteurs politiques, de nouvelles machettes importées de Chine furent largement distribuées, et le gouvernement décida de fournir des armes aux représentants officiels Hutu locaux pour leur "auto-défense". Il était aussi facile de se procurer des fusils d’assaut Kalashnikov, des grenades à main et d’autres armes de petit calibre que des fruits et légumes, et exactement aux mêmes endroits - dans les marchés locaux. Peu avant le génocide, quiconque à Kigali disposait de l’équivalent de trois dollars américains pouvait acheter une grenade au marché central et nous savons d’après les événements ultérieurs qu’il s’agissait là d’un commerce prospère[39].

7.31. L’atmosphère de peur et de violence et le sentiment qu’un volcan était prêt à faire éruption étaient particulièrement palpables à Kigali. Les jeunes des milices Hutu, de jeunes hommes sans ressources, sillonnaient les alentours de la capitale sur de bruyantes motocyclettes pour appeler à des rassemblements d’autres jeunes gens oisifs.[40] Personne dans la capitale, pas même le corps diplomatique et les coopérants techniques, ne pouvait manquer de trouver l’atmosphère prémonitoire et menaçante. Tous ceux qui s’intéressaient à la situation sentaient que des événements encore plus graves se préparaient.


[34] Entrevue avec Filip Reytjens.

[35] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 3, vol. 1 Auditions, 165 ; Des Forges, 122.

[36] Uvin, 56.

[37] Entrevue avec Filip Reyntjens. un informateur crédible

[38] Human Rights Watch, Arming Rwanda (janvier 1994), 28.

[39] Ibid.

[40] Gourevitch, We regret to inform you, 93.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org