20.59. Moins de six jours après le début de la guerre entre le Rwanda et l’Ouganda et le gouvernement Kabila en août 1998, d’autres chefs d’État africains tentèrent des efforts en vue de rétablir la paix. Au cours des dix mois qui suivirent, des sommets eurent lieu presque tous les mois aux paliers ministériel et présidentiel. Connaissant la situation complexe que nous avons décrite, ce fut un grand pas en avant que l’"Accord sur le cessez-le-feu dans la République démocratique du Congo", appelé plus communément Accord de Lusaka, soit signé entre la RDC, le Zimbabwe, l’Angola, la Namibie, le Rwanda et l’Ouganda.[83] Le fait que les trois groupes rebelles n’ont ratifié l’Accord que plus tard, après de longs désaccords entre deux d’entre eux et suite à l’intervention d’autres gouvernements, témoigne de la difficulté de négocier ce type d’accord. Les innombrables violations du cessez-le-feu survenues depuis témoignent à leur tour de la difficulté encore plus grande de mettre l’Accord en application, comme toutes les personnes impliquées le savent. Malgré tout, il est impensable, pour l’avenir de l’Afrique, que l’Accord ne soit pas éventuellement mis en application.

20.60. L’Accord contient quatre grands éléments qui reflètent la dimension nationale, régionale et internationale du conflit :

1. Une commission militaire mixte formée de représentants des belligérants et d’un groupe d’observateurs de l’OUA/ONU a été créée. Le rôle de cette commission est d’enquêter sur les violations du cessez-le-feu, de mettre en place des mécanismes permettant de désarmer les milices identifiées dans l’Accord et de surveiller le retrait des troupes étrangères du territoire de la RDC.

2. Les parties africaines à l’Accord ont convenu de demander à l’ONU, en collaboration avec l’OUA, de déployer une force de maintien de la paix dotée d’un mandat fort en vertu du Chapitre 7 qui procure la capacité de faire respecter l’Accord (contrairement à la MINUAR, qui n’avait qu’un mandat passif en vertu du Chapitre 6 et une force de frappe minimale). Le rôle de ces gardiens de la paix est de désarmer les milices et de superviser le retrait des troupes étrangères.

3. Les groupes armés doivent être cantonnés et désarmés. Les criminels de guerre doivent être remis entre les mains du Tribunal pénal international pour le Rwanda à Arusha.

4. Un dialogue national congolais doit être ouvert afin d’amener la RDC à adopter une nouvelle structure politique. Au nom des partis congolais, l’OUA a demandé à Sir Ketumile Masire, ancien Président du Bostwana, d’agir comme modérateur neutre dans l’organisation et la supervision de ce processus.

20.61. Selon l’Accord, les milices à désarmer sont les différents groupes rebelles qui menacent leurs gouvernements respectifs : les ex-FAR et les Interahamwe dans le cas du Rwanda (l’Accord utilise explicitement l’expression "les forces du génocide"), le FDD pour le Burundi, l’UNITA pour l’Angola et plusieurs groupes qui ont utilisé la RDC comme base pour leurs attaques contre l’Ouganda. Aucun de ces groupes n’est partie à l’Accord ni ne l’a signé ; tous sont associés d’une façon ou d’une autre à un gouvernement signataire. Tant qu’ils ne seront pas désarmés, ils sont donc libres de poursuivre leurs attaques, De plus, ces "intervenants non gouvernementaux" ont intérêt à ce que la guerre se poursuive et ils ont la capacité de miner la totalité de l’Accord, de la même façon dont les chefs du Hutu Power sont parvenus à miner les Accords d’Arusha.

20.62. Si on présume avec optimisme que les gouvernements signataires respecteront le cessez-le-feu, le désarmement des groupes rebelles est de toute évidence la clé de l’avenir. Ce ne sera pas une tâche facile, entre autres à cause des énormes quantités d’armes en circulation dans la région. Il faudra entre autres que les gouvernements respectent l’engagement explicite qu’ils ont pris dans l’Accord de se tourner contre leurs anciens alliés des ex-FAR et des Interahamwe et de les désarmer, sans quoi le Rwanda, comme il l’a très clairement laissé savoir, n’a aucune intention d’abandonner ses opérations militaires en RDC. Parmi les autres fauteurs de trouble potentiels, on compte les groupes armés comme les Mai-Mai et les Banyamulenge dans l’est de la RDC et les anciens officiers et soldats de Mobutu, fortement armés, qui continuent de s’opposer à Kabila ; on estime que des troupes de quelque 20 000 hommes fidèles à Mobutu sont campées au Congo-Brazzaville voisin[84].

20.63. Pourtant, malgré ces réalités, les Nations Unies, États-Unis en tête, sont revenus à la stratégie discréditée qu’elles avaient imposée à l’origine à l’Afrique centrale avant et pendant le génocide. Le Conseil de sécurité a approuvé une mission des Nations Unies au Congo, la MONUC (Mission de l’Organisation des Nations Unies au Congo), mais "le déploiement progressif du personnel militaire et civil se fera comme l’entend le Secrétaire général et si le Secrétaire général détermine que le personnel est en mesure [...] de remplir ses fonctions dans des conditions adéquates de sécurité et avec la collaboration des parties à l’accord de cessez-le-feu[85]." Comme l’ont dit en privé des dirigeants de l’OUA, cela équivaut à dire que les Nations Unies n’interviendront au Congo que si on n’a pas besoin d’elles.

20.64. Les conclusions de la Commission Carlsson sur le rôle joué par les Nations Unies durant la crise de 1994 au Rwanda ont condamné sévèrement la stratégie identique que le Conseil de sécurité avait adoptée à l’époque. Quand les parties au conflit ont refusé de collaborer et d’accepter de négocier, les Nations Unies ont menacé de retirer leur petite mission militaire. Pourtant, comme le rapport Carlsson l’a souligné, c’était illogique. "Les Nations Unies savaient que les extrémistes d’un côté espéraient obtenir le retrait de la mission. Par conséquent, la stratégie des Nations Unies de recourir à la menace du retrait de la MINUAR pour faciliter [...] le processus de paix pourrait dans les faits avoir motivé les obstructions extrémistes au lieu de les empêcher[86]." Quand ce rapport fut publié à la fin de 1999, le Secrétaire général Kofi Annan dit qu’il "accepterait entièrement ses conclusions[87]." Pourtant, les Nations Unies reproduisent exactement la même pensée illogique dans ce cas-ci, à peine quelques semaines plus tard. Cela ne nous porte pas à voir d’un œil optimiste la volonté de la communauté internationale de prendre au sérieux le conflit en Afrique.

20.65. De plus, d’après une étude, il faudrait au moins 100 000 hommes bien armés et entraînés pour assurer et maintenir la paix de la frontière du Soudan au nord à la frontière de la Zambie et de la frontière du Congo-Brazzaville à la frontière de la Tanzanie[88]. Pourtant, en février 2000, agissant à la demande du Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan, le Conseil de sécurité autorisa une mission de 5 537 soldats dont le principal mandat consistait à protéger 500 observateurs du processus de paix[89]. En Sierra Leone, on a déployé 11 000 soldats, alors que la République démocratique du Congo compte 32 fois plus de territoire et dix fois plus d’habitants. L’idée de demander en RDC 20 fois le nombre de soldats autorisé par le Conseil de sécurité peut sembler incongrue compte tenu de l’expérience passée, et ce serait certainement une proposition sans précédent à soumettre à la communauté internationale. Pourtant, c’est ce qui semble nécessaire pour accomplir le travail. Et si ce travail n’est pas fait maintenant, les conséquences possibles risquent d’être épouvantables. Il convient donc de se poser la question : quelles sont les solutions de rechange ?

20.66. Nous voyons la situation comme suit : c’est le soutien des Américains à Mobutu qui a mené directement à la désintégration actuelle de la RDC et qui a préparé le terrain à l’émergence du conflit. Ce sont les échecs de plusieurs États à prévenir ou à atténuer le génocide d’abord, puis à empêcher la fuite des génocidaires vers le Zaïre, et enfin à empêcher le Hutu Power de réapparaître dans les camps, qui ont mené directement à ce conflit à l’échelle de l’Afrique. Chacun de ces échecs a conduit de manière prévisible au désastre suivant, ce qui nous permet aujourd’hui de prédire avec certitude qu’un autre défaut d’agir de manière décisive dans un avenir immédiat se traduira par des troubles et des souffrances encore plus graves. Cette situation crée certainement une espèce d’obligation incontournable de la part de ces États.

20.67. Nous devons toutefois ajouter une autre dimension critique et franchement très coûteuse au conflit en Afrique centrale et qui a été soulevée par plusieurs intervenants, sans trop de résultats. À Kinshasa, notre Groupe a reçu copie d’une lettre que les équipes administratives de l’ONU en RDC ont adressée aux directions de toutes les agences des Nations Unies, notamment aux représentants locaux de l’UNESCO, du HCR, du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, de l’OIT, du PNUD, de l’UNICEF, de l’OMS et du PAM. Le message était simple. Elles se disaient "profondément troublées" par le fait que l’Accord de Lusaka "ne comprenait pas de composante humanitaire" et se sentaient incapables d’intervenir parce que les fonds étaient si limités que "les activités des agences de l’ONU en RDC étaient à toutes fins utiles à l’arrêt[90]."

20.68. En fait, l’Accord de Lusaka incluait dans le mandat des forces de maintien de la paix l’aide humanitaire aux personnes déplacées et aux réfugiés. Cette disposition reconnaissait un problème de taille : l’ONU évalue à 800 000 le nombre de personnes déplacées au Congo - des réfugiés dans leur propre pays - et à plus de 10 millions le nombre de personnes victimes d’insécurité alimentaire[91]. Pourtant, cet élément de l’Accord était resté largement ignoré, ce qui mettait évidemment des dirigeants d’organisations humanitaires en colère, parce que les volets militaires de l’Accord avaient capté toute l’attention. Certains observateurs allèrent jusqu’à dire que le déploiement d’une force militaire "sans accroissement de l’aide humanitaire n’entraînera aucun changement significatif dans la situation au Congo[92]." Quoique partant d’une bonne intention, cette déclaration est fausse ; en fait, un désarmement concret est une condition sine qua non à tout autre changement positif.

20.69. Nous sommes toutefois d’accord avec eux pour dire que "le déploiement des observateurs de l’ONU doit s’accompagner de la création d’un ’fonds de dividendes de paix’ qui pourrait servir à répondre aux besoins humanitaires et à soutenir les efforts de paix et de réconciliation sur le plan local". Dans ce but, les groupes humanitaires ont élaboré un programme politique sérieux qui traite du retour des réfugiés, des enfants, des veuves, des handicapés, des soins de santé, des sources de revenus, de la sécurité alimentaire, de l’éducation et d’autres sujets similaires[93]. En même temps, les États voisins qui ne sont pas impliqués dans le conflit, de la Tanzanie à la République centrafricaine en passant par le Gabon, cherchent désespérément du financement pour répondre aux besoins des centaines de milliers de réfugiés qui ont traversé leurs frontières et qui vivent dans des conditions sordides et misérables[94].

20.70. Pour conclure, nous sommes convaincus que l’Afrique doit assumer une bonne part de la responsabilité des contestations et des crises africaines. Outre le monde extérieur, ce sont après tout certains Rwandais africains qui ont engagé le génocide contre d’autres Africains au Rwanda, et ce sont des gouvernements africains qui ont mené une guerre coûteuse en RDC (un point sur lequel nous nous pencherons plus avant dans notre chapitre sur l’OUA). Il revient donc inéluctablement aux gouvernements africains de cesser de se battre les uns contre les autres et de rechercher la paix en mettant leurs troupes à la disposition d’un effort plus important de maintien de la paix. Au Sommet de l’OUA qui s’est tenu à Alger en 1999, une Déclaration a été adoptée proclamant l’an 2000 "une année de paix, de sécurité et de solidarité en Afrique." En avril 2000, l’Organe central du Mécanisme de l’OUA pour la prévention, la gestion et la résolution des conflits a demandé aux États membres de "donner effet" à cette recommandation[95]. La RDC serait un endroit idéal pour en commencer l’application.


[83] International Crisic Group, "The Agreement on a Cease-fire", 7-8.

[84] IRIN Humanitarian Information Unit, "Briefing on the Lusaka Peace Process", 10 novembre 1999 ; International Crisis Group, "The Agreement on a Cease-Fire".

[85] Conseil de sécurité des Nations Unies, communiqué de presse SC/6809-2000224, "Le Conseil de sécurité élargit sa mission en République démocratique du Congo, adoptant à l’unanimité la résolution 1291", 24 février 2000.

[86] Enquête indépendante sur les actions des Nations Unies, 32.

[87] Secrétaire général des Nations Unies, "Statement on Receiving the Report of the Independent Inquiry into the Actions of the United Nations during the 1994 Genocide in Rwanda", 16 décembre 1999.

[88] IRIN Humanitarian Information Unit, "Briefing on the Lusaka Peace Process", 10 novembre 1999 ; International Crisis Group, "The Agreement on a Cease-Fire".

[89] SC/6809, 24 February 2000.

[90] Lettre à Sergio Vieira de Mello, sous-secrétaire général, coordonnateur de l’aide d’urgence, dans Afrik Tai et al., "Humanitarian intervention in support of the Lusaka process in DRC", Kinshasa, 13 septembre 1999.

[91] IRIN Humanitarian Information Unit, "Briefing on the Lusaka Peace Process", 10 novembre 1999.

[92] OSDI, "Issues affecting the humanitarian situation in eastern DRC", septembre 1999, 9.

[93] OSDI, 9011 ; International Crisis Group, partie 2, 17-18.

[94] "’Tanzania : Countries hosting refugees get inadequate aid’, Foreign Minister says", IRIN Update, 4 août 1999 ; "Central Africa : Heads of state call for humanitarian crisis unit", IRIN Update, 9 août 1999.

[95] "Report of the 63rd Ordinary Session of the Central Organ of the OAU Mechanism for Conflict Prevention, Management and Resolution at the Level of Ambassadors", Addis Ababa, 14 avril 2000.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org