La commission s’interroge sérieusement aussi sur l’attitude du colonel Dewez et du major Choffray, le matin de ce 7 avril. Un certain nombre de points d’interrogation ont déjà été abordés ci-dessus, dans le chapitre consacré aux problèmes opérationnels (voir le point 3.3.4.) ; par exemple, la question de savoir pourquoi le colonel Dewez n’a pas annulé, la nuit du 6 au 7 avril, son ordre de retirer les MAG des véhicules ou encore celle de savoir pourquoi les LAW et les munitions lourdes n’ont pas été distribuées à ce moment. Mais les plus grandes réserves de la commission concernent la façon de réagir du commandant de bataillon face aux difficultés auxquelles le lieutenant Lotin et ses hommes ont été confrontés. Tant au cours de son audition que lors de sa confrontation avec le capitaine Theunissen, le colonel Dewez a prétendu qu’il n’était pas intervenu parce qu’il estimait que la situation n’était pas si dramatique : " Quand il a emmené au départ par les FAR, donc avant son dernier ... Là, j’étais c’est dur à dire maintenant un peu tranquillisé. " (585b). " Je savais que le lieutenant Lotin avait un problème mais je ne me suis jamais rendu compte du fait qu’il était en train de se faire massacrer par la foule. Si cela avait été le cas, j’aurais pris d’autres dispositions. " (586b) Du reste, affirme-t-il, une intervention aurait inutilement mis en péril la vie de ses hommes, qui étaient dispersés dans de nombreux cantonnements : " Ensuite, toute intervention musclée mettait en danger non seulement les gens en charge de cette intervention mais aussi tous les autres éléments isolés que j’avais un peu partout. " (587b) tandis que " Ceci peut vous paraître contradictoire dans mes propos, mais l’idée d’user de la force, je l’ai très vite ecartée en me disant : Si les gens sont prisonniers et tabassés, intervenir pourrait leur faire encourir d’autres dangers, car les gardiens eux-mêmes se sentiraient menacés " (588b).

En outre, selon ses dires, il ne connaissait pas le lieu exact où était retenu le groupe Lotin (589b). Enfin, une intervention aurait également été contraire aux règles d’engagement (ROE) (590b). Le colonel Dewez, tout comme le colonel Marchal, d’ailleurs, a espéré pendant toute la matinée qu’à la suite des accords conclus le soir précédent à l’état-major de l’armée rwandaise lors d’une première réunion de crise, la collaboration avec la gendarmerie rwandaise reprendrait ou que, du moins, des officiers des FAR interviendraient (591b).

" Comme je vous l’ai dit, la seule façon dont je voyais la libération de ces hommes qui avaient été faits prisonniers par les Forces armées rwandaises, c’était par un contact avec celles-ci " (592b). " J’avais confiance en eux " (593b).

Les questions que la commission s’est posées en l’espèce sont les suivantes : la situation dans laquelle se trouvaient le lieutenant Lotin et ses hommes était-elle aussi rassurante que le prétend le colonel Dewez, et ce tant avant 9 heures, avant leur arrestation, qu’après, lorsqu’ils ont été transférés au camp Kigali ? Le colonel Dewez et les autres officiers concernés du bataillon belge savaient-ils ou pouvaient-ils savoir où le groupe Lotin était détenu ? Pourquoi ont-ils continué à fonder tous leurs espoirs d’obtenir la libération du lieutenant Lotin et de ses hommes sur des interventions auprès d’officiers de l’armée rwandaise ? Quelle était la crédibilité de l’offre que le capitaine Theunissen aurait faite au colonel Dewez de dégager le groupe Lotin ? Et une telle intervention aurait-elle été contraire aux ROE, comme le prétend le colonel Dewez ? Pour répondre à ces questions, la commission a recherché tant des erreurs d’appréciation ou de jugement qui auraient été commises, et qui ont d’ailleurs été reconnues par le colonel Dewez dans sa lettre du 4 juin 1997, que des négligences et des fautes professionnelles. En d’autres termes, la commission a cherché à savoir de quels renseignements le colonel Dewez et son état-major disposaient exactement. Si les informations qu’ils ont reçues étaient alarmantes ou non. Et surtout si, lors de leur appréciation, on n’a pas négligé ou ce qui serait plus grave encore ignoré des faits incontestables ou des avertissements non équivoques.

Dans le dernier point de ce chapitre, la commission étudie si cette explication peut être trouvée dans le désarmement psychologique auquel colonel Dewez a fait allusion dans sa lettre du 4 juin 1997 à la commission.

La situation dans laquelle se trouvait le groupe Lotin avant 9 heures était-elle alarmante ?

Pour la commission, la réponse est affirmative et il est incompréhensible que le colonel Dewez ne se soit pas rendu compte, après plusieurs heures, de la situation dans laquelle se trouvait le groupe Lotin, surtout après 5 h 30, devant la maison de la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana. Pourtant, les indices étaient nombreux et clairs.

Il y a d’abord eu, dès le début de la mission, c’est-à-dire avant même que l’on n’atteigne la maison de la Première ministre, des indications précises que la mission deviendrait dangereuse, difficile et risquée. Plus précisément :

l’alerte rouge, qui a déjà été déclenchée le 6 avril à 21 heures, c’est-à-dire à peine 30 minutes après que l’avion présidentiel eut été abattu, ce qui signifiait concrètement que les hommes étaient appelés à rejoindre leur cantonnement, que les gardes de ces cantonnements étaient doublées, l’armement renforcé et le port de gilets pare-balles et de casques rendu obligatoire (594b) ; le caractère exceptionnel de cette situation est mis en évidence par le fait que pendant toute l’opération MINUAR, l’alerte rouge n’a été déclenchée que deux fois : la première durant les troubles de février et la seconde le soir du 6 avril (595b) ;

les objections initiales du colonel Dewez lui-même, contre l’avis du colonel Marchal d’ailleurs, à l’encontre de l’organisation d’escortes et de patrouilles ce jour-là (le 7 avril, vers 1 heure du matin) ; à ses yeux, c’était irréalisable en raison des nombreux barrages, mais le colonel Marchal l’a convaincu du contraire en soulignant que la gendarmerie et les FAR étaient au courant (596b) ;. Comme il le déclare lui-même devant la commission, le colonel Marchal a fourni des explications au commandant de bataillon. " La mission donnée était de mettre un maximum de monde sur le terrain en patrouilles mixtes, accompagnées de la gendarmerie. " (597b) (...) " ce qui m’a également frappé, c’est la volonté qui a été exprimée par les officiers présents de vouloir revenir à la normale, le plus rapidement possible, et revenir à la normale, d’une part en gérant la situation dans ces premiers moments de situation destabilisée. Cette méthode a été exprimée par l’envoi de patrouilles un maximum de patrouilles sur le terrain, de façon à rassurer la population et montrer que la MINUAR et la gendarmerie travaillaient toujours de concert. " (598b) Finalement, l’effectif du groupe Lotin qui devait assurer l’escorte a été doublé (599b), ce qui indique que le colonel Dewez et son état-major ont d’emblée été conscients des dangers inhérents à la mission ;

les objections du colonel Dewez à l’encontre de l’initiative prise par le colonel Marchal de faire exécuter un vol de reconnaissance au-dessus de Kigali par un hélicoptère (le 7 avril à 4 h 22 du matin) ; " Il faut se rendre compte que tout le monde est nerveux et je ne sais pas si c’est la meilleure solution K " , peut-on lire dans le " Carnet de veille OSCAR " en guise de réaction du colonel Dewez à l’initiative du colonel Marchal (600b) ;

la diffusion de la rumeur selon laquelle des Belges avaient abattu l’avion présidentiel, une information transmise spécialement aux troupes et les incitant à demeurer sur leurs gardes (le 7 avril à 5 h 56 du matin) ; " (...) restez très vigilants " , " restez sur vos gardes " et " restez à couvert à vos emplacements " , peut-on lire dans le " Journal de campagne KIBAT " et le " Cahier de veille OSCAR " en réaction à ces événements (601b) ;

les graves difficultés éprouvées par le groupe Lotin à atteindre (...) la maison de la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana ; dès le début de sa mission d’escorte, en quittant l’aérodrome, le lieutenant Lotin s’est heurté à des barrages (le 7 avril à 2 h 16 du matin) ; après avoir contourné plusieurs de ces barrages, le lieutenant Lotin reste bloqué de 3 h 19 à 5 h 12 environ à un barrage situé à un kilomètre à peine de la maison de la Première ministre, avant de faire un détour, sur l’indication du capitaine Marchal, par le sud, où les FAR se sont montrées disposées à le laisser passer ; il atteint vers 5 h 30 la maison de la Première ministre, où il essuie immédiatement des coups de feu ; finalement, le groupe Lotin met donc plus de trois heures à parcourir une distance d’à peine quelques kilomètres (602b) ;

l’opposition à laquelle s’est heurté le groupe du capitaine Marchal de la part des FAR, tant pour atteindre Radio Rwanda que pour se joindre au groupe Lotin.

Finalement, le capitaine Marchal a dû se retirer de sa position à 6 h 38 et se replier dans un des cantonnements (VITAMINE). " Mov derrière moi je voudrais quitter RO pour aller sur VITAMINE. Des paras mettent une Mi en batterie derrière moi " , " Repliez sur Vitamine " , mentionne le " Journal de campagne KIBAT " (603b).

Une fois que le groupe Lotin a atteint la maison de la Première ministre, il ne peut assurément plus subsister le moindre doute sur la gravité de la situation.

Dès que le groupe Lotin s’approche de la maison de la Première ministre, il est menacé et essuie des coups de feu. Deux des quatre jeeps sont immédiatement mises hors combat. Et après que les hommes de Lotin se sont installés dans la maison et autour de celle-ci, la maison elle-même est prise pour cible. Pourtant, le colonel Dewez ne donne pas au lieutenant Lotin l’ordre de riposter. Les indications que le colonel Dewez donne vont toujours dans le même sens, " ne ripostez pas sauf si... " , " mettez-vous à couvert " , " essayez de vous arranger " . Au cours de son interrogatoire, le colonel Dewez a défendu cette attitude d’expectative en disant que les Casques bleus belges n’étaient pas directement visés : " Je lui ai dit : " Tu ne ripostes pas tant que tu n’es pas attaqué directement. " Question : " Wat bedoelt u daarmee precies ? Er werd op hun jeeps geschoten en op het huis waarin zij zich bevonden. Zij werden beschoten met " des grenades à fusil ". Is dat dan niet voldoende ? Réponse : Je lui ai dit d’attaquer directement mais s’il s’agissait de coups partout, si la situation n’était pas claire. " (604b) Toutefois, sur la base d’un certain nombre d’auditions de témoins, notamment du capitaine Marchal, et après une lecture approfondie du " Journal de campagne " et des " Carnets de veille ", la commission aboutit à de toutes autres constatations. Il est effectivement indéniable que le lieutenant Lotin n’a pas réagi, mais les indications que lui a données le colonel Dewez ne l’incitent pas non plus à le faire. Au contraire.

Ces indications confirmaient en quelque sorte les instructions qu’avait reçues KIBAT II à l’entraînement et lors de ses reconnaissances, à savoir " favoriser le dialogue et la non-agressivité " , ce qui a fini par occulter d’autres éléments de la mission tels que la légitime défense en cas de menaces (605b). Il est toutefois évident, aux yeux de la commission, que contrairement aux déclarations du colonel Dewez, le groupe Lotin était bel et bien directement menacé et que d’autres directives que celles données par le colonel Dewez s’imposaient donc. Le matin du 7 avril, de 5 h 20 à 5 h 30, le groupe Lotin est bel et bien directement visé, en d’autres termes, il est une des cibles (tout comme la personne de la Première ministre, du reste). Au cours de son audition, le capitaine Marchal, commandant de compagnie, (C6), a confirmé à trois reprises qu’à son arrivée au domicile de la Première ministre, le groupe Lotin a été " pris sous le feu " et qu’on a " tiré " (606b). Le " Journal de campagne KIBAT " et le " Carnet de veille OSCAR " contenaient, eux aussi, des dizaines d’indications incontestables à ce propos. Certains des messages peuvent même être considérés véritablement comme un cri de détresse (" Y " désigne le groupe Lotin et " Y6 " le lieutenant Lotin lui-même) ; tous les messages ci-après proviennent du lieutenant Lotin ou d’un ses hommes, sauf indication contraire ; il est à noter également qu’entre 7 h 20 et 8 h 17, il n’y a eu aucune liaison radio et que le lieutenant Lotin n’a donc pas pu être atteint par le bataillon, un fait qui est confirmé par les déclarations du major Choffray, le S3 de KIBAT II (607b) :

5 h 15 " Situation ça tire de partout - Y6 se trouve devant moi AR " (message émanant de C6, c.-à-d. du capitaine Marchal) ;

5 h 19 " Contact avec Y6 Wait-Situation Tir de partout - Y6 devant essuie le feu " (message émanant également de C6, capitaine Marchal) ;

5 h 28 " On vient de voir un Veh blindé " ;

5 h 32 " J’ai un AML sur ma Posn " ;

5 h 42 " J’ai pris contact avec Agathe. Elle demande de renforcer sa sécurité. Plus question d’aller à Radio Rwanda. Les jeeps sont sur la rue. Je suis visé par un blindé " ;

5 h 49 " Tir dirigé maison Agathe " ;

5 h 52 " Les coups de feu étaient dirigés sur maison Agathe " .

5 h 55 " Ça a à nouveau ferraillé en poul (6) mais je n’ai plus contact avec Y " (message de C6, capitaine Marchal) ;

6 h 03 " Y6 véhicules inutilisables " (l’enquête de l’auditorat général a établi que ce message qui provenait du caporal Lhoir, un des hommes de Lotin, a donné lieu à une conversation avec le major Choffray, qui a demandé confirmation du message ; le caporal Lhoir aurait répondu qu’il était normal que des jeeps soient hors d’état, puisqu’on tirait dessus depuis deux heures ; le fait que ces deux heures étaient en fait vingt minutes aurait eu une connotation ironique, pour bien faire comprendre la gravité de la situation (608b) ;

6 h 43 " Derrière chez Agathe dans la rue parallèle 1 blindé léger " ;

6 h 44 " Tir artillerie dans notre direction " ;

6 h 49 " Tir artillerie dans notre direction Oui impacts dans notre direction " ;

6 h 55 " Nous sommes dans l’impossibilité de nous mettre à couvert (...). Je reste dehors c’est mieux pour sécurité " ;

6 h 55 " Il y a des gens du front de la jeunesse veulent rentrer (...). On est encerclé " ;

7 h 00 " Ils se préparent pour nettoyage. Garde présidentielle est sur le toit. Ils demandent de déposer les armes " ;

7 h 20 " Renseignons tirs armes automatiques dans notre direction Nous sommes dans la maison d’Agathe " ;

8 h 17 " Je refusez ? mission on me dit que serait les purges ministérielles. Les gens VK ne bougent pas essayez de voir pour prendre posit DEF. Je ne sais pas si je peux attendre en BELGIQUE " ;

8 h 17 " Ils ont des moyens que l’on n’a pas ils ont des grenades, Obus Etc On ne tiendrait pas " ;

8 h 22 " Agathe a demandé de l’aide " ;

8 h 35 " Veh avec Mil à proximité Agathe veut fuir " ;

8 h 40 " Composition de nos antagonistes. Nous proposent de nous ramener à la MINUAR. Agathe plus trouvable " ;

8 h 45 " ? secteur 4 Try p ? ? sur le plancher - ? faire " ;

8 h 49 " Frictions avec garde présidentielle 04 types Mor au sol " .

Il est dès lors incompréhensible, aux yeux de la commission, que le colonel Dewez, même après un message comme celui de 8 h 17, qui doit véritablement être considéré comme un cri de détresse, et qui est d’ailleurs le premier message qu’il reçoit du lieutenant Lotin après le rétablissement de la liaison radio, ait persisté dans son attentisme. Le lieutenant Lotin était prisonnier dans la maison de la Première ministre et son repli ne pouvait pas être assuré (609b) ; aucune initiative n’a du moins été déployée pour assurer son repli.

La situation dans laquelle se trouvait le groupe Lotin après 9 heures était-elle inquiétante ?

Même après 9 h, alors que le groupe Lotin a déjà été capturé et que le lieutenant Lotin lui-même a envoyé un deuxième appel à l’aide au moyen d’un Motorola d’un observateur de l’ONU, le colonel Dewez ne considère pas que ses hommes soient en danger de mort. Il était toutefois " estomaqué ", dit-il.

" Je suis resté avec toutes les conséquences que cela peut avoir naturellement avec les premiers mots du lieutenant Lotin : " J’ai des types qui se font tabasser " . J’ai fait une fixation sur ce terme-là Question : Et ils vont nous lyncher ? Oui, " et ils vont nous lyncher " . J’admets que c’est pour cela que j’ai demandé s’il n’exagérait pas un peu. J’admets que je n’ai pas compris ce qu’il voulait me dire. Je suis resté fixé sur le terme " tabasser " . D’ailleurs, directement, quand j’ai appelé le QG-Secteur, j’ai dit au colonel Marchal " j’ai des types qui se font tabasser " .

Dans mon esprit, bien entendu, ils courraient un danger. Ce n’est jamais très agréable de se faire tabasser mais je n’ai jamais imaginé à ce moment-là qu’ils étaient en danger de mort. C’est ma responsabilité aussi en tant que commandant de bataillon, en tout cas le capitaine Choffray ne m’a jamais dit textuellement " Mon Colonel, ils vont se faire tuer, si on ne fait rien. " (610b) De toute façon, quelle que soit l’interprétation que le colonel Dewez ait donnée de cette dernière conversation avec le lieutenant Lotin à 9 h 06, la commission juge en tout cas incompréhensible qu’il ne se soit " pas vraiment inquiété " et qu’il ait été plutôt " rassuré " et même " soulagé " , comme il le déclare lui-même. " Ils étaient prisonniers, mais sains et saufs. " (611b)

Selon la commission, il y avait pourtant plus d’un indice donnant à craindre le pire :

En premier lieu, la réaction des collaborateurs du colonel Dewez. Après cette dernière conversation avec Lotin, il y a eu un " silence éloquent ", " un silence de mort . Comme le colonel Dewez l’a dit lui-même au cours d’une de ses auditions (612b) : un indice sérieux, selon la commission, que les autres officiers et soldats autour de Dewez se rendaient compte du caractère dramatique de la situation. En effet, le " silence " n’est pas un signe que l’on est rassuré, c’est plutôt une marque d’angoisse, de crainte, d’inquiétude. L’adjudant Boequelloen, qui se trouvait alors dans l’entourage du colonel Dewez, a exprimé cet état d’esprit comme suit : " Quand on dit qu’on va lyncher quelqu’un, cela signifie effectivement qu’on va le tuer. " (613b)

Et le major Choffray, le S3, interrogé sur ce à quoi il pensait à ce moment-là, répond : " Lorsque vous entendez cela à la radio, que vous vous trouvez sur le terrain depuis un mois et une semaine, et que du jour au lendemain, vous recevez un tel message, il est bien certain que vous envisagez le pire. " (614b)

Le deuxième indice qui pouvait faire présumer le pire était la constatation que le responsable des UNMO au quartier général de l’ONU ne pouvait plus entrer en contact avec son observateur du camp de Kigali ; il se passait donc quelque chose (615b).

Toutefois, le troisième indice, et le plus flagrant, a été l’information qui a circulé sur le réseau à 10 h 30 et qui affirmait que le lieutenant Lotin avait été tué, même s’il était impossible d’identifier à ce moment la source de cette information (616b). Le colonel Marchal se souvient qu’il s’agissait en l’espèce d’" un message radio diffusé " annonçant " que des Casques bleus auraient été assassinés, sans aucune précision quant aux personnes " (617b). Le colonel Dewez, pour sa part, avait très bien compris que le communiqué concernait le lieutenant Lotin et ses hommes. " Cela provenait du QG-secteur, et, plus particulièrement, du capitaine Schepkens. " (618b)

Que le lieutenant Lotin ait été cité nommément ou non, le fait est que c’est là un communiqué qui aurait dû ouvrir les yeux. D’ailleurs, la commission a encore trouvé dans les documents de KIBAT d’autres messages inquiétants sur le peloton Mortiers qui étaient même antérieurs à celui annonçant que le lieutenant Lotin ou des Casques bleus auraient été assassinés. Dans le " Journal de campagne KIBAT ", on trouve, face à l’indication horaire " 9 h 10 ", une inscription en marge libellée comme suit : " Y " (lettre désignant le groupe Lotin, " Prisonnier et exécuté ? " À 9 h 22, le " Carnet de veille Oscar " précise " Toujours pas de réponse concernant nos gens qui viennent d’être arrêtés. " À 9 h 30, on peut lire, dans le même " Carnet de veille ", " Via UNO Int nouvelles de Y " . À 10 h 19, le " Journal de campagne KIBAT " mentionne la communication du colonel Dewez, " Je vais rejoindre Y à ? ? ? et j’essayerai de voir ce que je peux faire ? ? Secteur ne peut rien faire AR " . Au même moment, donc à 10 h 19, et à nouveau cinq minutes plus tard, à 10 h 24, on annonce qu’une intervention de RUTBAT est à l’étude (619b).

À 10 h 30, on annonce que le lieutenant Lotin ou des Casques bleus ont été assassinés, bien que l’on ne retrouve aucune trace du message lui-même dans le " Journal de campagne KIBAT " ou les " Carnets de veille ", tels qu’ils ont été regroupés en un seul document par l’auditorat général près la Cour militaire.

Enfin, il y a aussi le témoignage du colonel Marchal devant la commission, qui qualifie d’" électrique " les propos échangés entre 10 h 30 et 10 h 40 par le colonel Marchal et le colonel Dewez (620b).

La mise au point d’une intervention pour délivrer le groupe Lotin a-t-elle été envisagée ou proposée ?

La commission constate qu’il y a de la confusion à propos de la question de savoir si l’on a envisagé une intervention en vue de " délivrer " le groupe Lotin et de celle de savoir si l’on a vraiment proposé d’organiser une telle intervention.

Le colonel Dewez nie qu’une telle intervention a été envisagée.

Le major Choffray, l’officier responsable des opérations au sein de KIBAT II, a declaré qu’il y ait eu une réunion au niveau de l’état-major pour examiner ce qui pouvait être fait pour le groupe Lotin (621b). " Il y a eu un briefing (...). La situation a été analysée " , " Le bataillon a demandé une intervention (...) des véhicules blindés bangladais " . " Dans l’avant-midi, nous avons demandé s’il était possible de changer les règles d’engagement " . Il n’y a toutefois eu aucune intervention du bataillon belge. Selon le major Choffray, l’absence d’une réserve suffisante fut l’une des raisons de la non-intervention. " La seule réserve dont nous disposions se trouvait à l’aéroport " , loin de l’endroit où se trouvait Lotin. Choffray répond par la négative à la question de savoir si c’était une bonne réserve (622b).

Le capitaine Theunissen, commandant en second du groupe City II, a répété devant la commission qu’à 7 heures du matin, il avait proposé au colonel Dewez de libérer le groupe Lotin, bien que ceci n’est pas mentionné, ni dans le rapport Uytterhoeven, ni dans le procès Marchal.

" Question : " Et qu’en est-il de votre intervention ? Vous êtes intervenu sur le réseau du bataillon ? Oui, sur le réseau du bataillon en disant " voilà, je suis ici avec l’ensemble du peloton Alpha du lieutenant Koenings, et une partie de mon PC " . Je disposais d’une point 50, de MAG, donc de mitrailleuses, et de minimis ; j’ai d’ailleurs ici le détail du stock de munitions disponibles, que l’on peut faire circuler à titre d’information. Au niveau des MAG, donc des mitrailleuses, il y avait cinq caissettes par arme, ce qui représente environ 1 200 coups par arme. Pour une opération, c’est déjà bien. Pour les point 50, il y avait 200 coups par arme et j’avais 200 coups de munitions point 50 avec moi. Au niveau des munitions 5.56 LINK, les minimis, ou mitrailleuses légères, on en avait cinq boîtes, soit 1 000 coups par minimi, ce qui est bien aussi. Et chaque fusiller avec son FNC, son arme individuelle, disposait de 400 coups. J’avais, dès le matin, fait distribuer tout mon stock de munitions, grenades et réserves de petites munitions, mais nous ne disposions toujours pas des munitions anti-chars, donc des LAW qui sont des armes individuelles mais qui n’étaient pas distribuées et qui se trouvaient à RWANDEX. Je tiens encore à apporter un éclaircissement. Le commandant Choffray prétend que personne n’y a pensé, qu’il n’était pas possible de circuler en ville. Or, le général Dallaire est bien allé à sa réunion à 10 heures du matin à l’ESM, ce qui prouve qu’il était possible de circuler en ville.

Je vous résume ce que j’ai dit : " J’ai la possibilité d’intervenir pour aider le lieutenant Lotin. Je dispose d’une vingtaine d’hommes. J’ai tel armement. M’autorisez-vous à intervenir ? " On m’a répondu ce qui suit : " Non, ne bougez pas pour l’instant, on réfléchit au problème ... Question : Vers quelle heure cela s’est-il passé ? Vers 7 heures du matin, juste après que les FAR aient tiré des grenades à fusil dans la propriété du premier ministre. Je ne connaissais pas les détails la propriété, les jardins, les abords, etc. mais je savais où se trouvait la maison. En général, à l’échelon militaire, on fait appel à différents facteurs d’appréciation : l’ennemi, l’ami, le terrain, le milieu, les délais, etc.

Concernant le facteur " ennemi ", nous n’avions pas beaucoup d’informations. J’ai retrouvé par la suite des renseignements selon lesquels il s’agissait d’une vingtaine d’hommes. À l’époque, cela ne nous avait pas frappés. Nous ne connaissions donc pas la force de l’ennemi ni le dispositif mis en oeuvre, mis à part le fait que des véhicules blindés bloquaient les différents accès. En ce qui concerne la localisation des lieux, comme je l’ai dit, nous savions où se trouvait la maison, mais nous ne connaissions pas les détails. Nous ne savions dès lors pas s’il existait une possibilité d’infiltration par l’avant, l’arrière, la gauche ou la droite. Sur le plan des délais, nous aurions pu, sur la base d’une échelle horaire, évaluer le temps nécessaire pour arriver à l’endroit en question, sans savoir bien sûr exactement quelle serait la résistance. Toutefois, je disposais d’un peloton composé de personnes relativement bien rodées, habituées à " faire du feu et mouvement " quand il le fallait. Nous aurions pu passer et briser n’importe quel obstacle. J’en reste persuadé. " (623b)

" Je reste donc persuadé qu’une intervention était possible. Je suis intervenu sur le réseau pour le dire et pour proposer mes services. Nous disposions de plus de munitions que nécessaire (...) Le commandant Choffray prétend qu’il était impossible de circuler en ville. Je constate cependant que le général Dallaire s’est rendu sans problème à sa réunion de 10 heures (...). Je disposais d’une vingtaine d’hommes pour aller aider le lieutenant Lotin ainsi que de l’armement nécessaire. J’ai demandé l’autorisation d’intervenir mais j’ai reçu une réponse négative. On, mais je ne sais pas qui, m’a dit qu’on réfléchissait au problème. Il était 7 heures du matin et je me trouvais à deux kilomètres de la maison de Mme Agathe. En ce qui concerne le facteur ennemi, nous ne disposions pas de beaucoup d’informations ni au point de vue de leur nombre ni au point de vue de leur dispositif. Nous savions seulement qu’ils disposaient de véhicules blindés. Nous ne disposions pas de détails en ce qui concerne la localisation. Nous savions où se trouvait la maison mais pas quelles étaient les possibilités d’infiltration. Enfin, en ce qui concerne les délais, puisque nous connaissions la distance, nous pouvions faire des estimations. Je disposais de militaires rodés au feu qui auraient pu passer " (624b).

Le caporal-chef Pierard a confirmé, lors de son audition, que le capitaine Theunissen était intervenu à 7 heures sur le réseau du bataillon et avait demandé à pouvoir intervenir et venir en aide au lieutenant Lotin. " Nous voulions essayer de passer par les jardins pour intervenir le plus vite possible dans la maison de Mme Agathe. " " Quand il a demandé d’intervenir, nous avions déjà été prévenus et nous étions prêts. " Pas plus que le capitaine Theunissen, il ne sait qui a reçu le message à l’autre bout du réseau (625b).

Le colonel Dewez ne se souvient pas que pareille proposition lui ait jamais été faite. Il se rappelle uniquement une communication reçue vers 10 heures : " L’officier de permanence m’a dit que les gens de Mirador étaient là, au complet, et il m’a demandé s’ils devaient faire quelque chose. C’est dans ces termes que cela m’a été relaté. J’avais déjà pu apprécier la situation et j’ai dit qu’ils restent en place. " Du reste, il était impossible, selon le colonel Dewez, de mettre sur pied une attaque au départ de Chinatown toute proche, vu la présence de blindés de l’armée rwandaise, tandis qu’une action par les jardins aurait également posé problème, compte tenu de la présence de murs garnis de tessons de bouteilles et de gardes qui pouvaient ouvrir le feu (626b).

Il est établi qu’il y a eu un contact entre le capitaine Theunissen et le colonel Dewez, par l’intermédiaire de l’officier de permanence ou non. Ce fait est confirmé par l’adjudant Boequelloen, bien qu’il ne puisse rien affirmer au sujet du contenu de la communication et de l’heure à laquelle elle s’est déroulée (627b). Le fait que le contact concernait une proposition d’intervention est également avéré. La question de savoir à quel moment il a eu lieu reste ouverte. À 7 heures ? À 8 h 30 ? À 10 heures ? Avant ou après la capture du groupe Lotin ? Ou deux fois, avant et après, comme le prétend le capitaine Theunissen (628b) ? On ne retrouve aucune indication précise à ce sujet dans le " Journal de campagne KIBAT " ni dans les " Carnets de veille d’OSCAR et CHARLIE " Quoi qu’il en soit, affirme le colonel Dewez, si on avait proposé à 7 heures de renforcer le groupe Lotin en rejoignant la maison de la Première ministre par les jardins et en forçant des barrages, ce qui était susceptible de déclencher des réactions violentes, il aurait dit " non " (629b).

Le colonel Dewez et les autres officiers belges concernés savaient-ils ou pouvaient-ils savoir où le groupe Lotin était détenu ?

Le colonel Dewez prétend qu’une intervention en vue de libérer le groupe Lotin était de toute façon impossible, parce qu’on ne savait pas où il se trouvait exactement. Pour sa dernière conversation avec le colonel Dewez, le lieutenant Lotin a utilisé un Motorola d’un observateur de l’ONU (UNMO). " À ce moment-là, je ne le savais pas, dix minutes après, j’ai dit au secteur que l’on devait pouvoir dire qui parlait. Et c’est le secteur qui m’a dit après que cela devait être l’UNMO du camp Kigali. (...) C’était vers neuf heures, vers 9 h 10. (...) " (630b) Je suis allé par la suite moi-même au QG-secteur, pour voir avec le colonel Persher, qui était le commandant des UNMO, s’il avait encore des nouvelles de son UNMO, s’il savait où il se trouvait. À ce moment-là, il n’y avait pas de nouvelle. (...) j’ai pris contact afin de savoir justement s’il avait réussi à reprendre contact avec son UNMO, s’il savait où il se trouvait, etc. Et le colonel Perscher m’a dit qu’il n’arrivait plus à prendre contact avec lui. Il a encore essayé quelques fois devant moi. Ensuite, j’ai discuté avec des officiers. J’ai vu le colonel Marchal mais seulement pendant une minute et je lui ai demandé ce qui se passait et s’il pouvait prendre des actions pour libérer les hommes. Lorsqu’il restait environ une demi-heure à trois-quarts d’heure, j’ai discuté à la fois avec les officiers belges qui étaient au QG-secteur et avec le colonel Baudouin qui était de l’ACTM et qui, donc, connaissait un peu mieux les FAR. J’ai discuté avec lui de ce qui se passait... " Cela s’est passé vers 10 h 40 (631b). Le colonel Marchal a, lui aussi, déclaré ne pas avoir su exactement où se trouvait Lotin. " Le major Ntuyahaga avait dit au lieutenant Lotin : " Déposez les armes et je vous reconduirai à un cantonnement de l’ONU. " Pour nous, ce cantonnement n’était pas le camp Kigali. Notre perception du cantonnement était tout à fait différente. " (632b) Au cours de la même audition, il déclare toutefois qu’il savait dès 9 h 08 que le groupe Lotin se trouvait dans une caserne, et non dans un cantonnement de l’ONU. " Quelques minutes après vers 9 h 08, j’interviens pour dire qu’ils seraient dans une caserne près de l’ESM, ce qui figure bien dans la plupart des journaux de campagne. "(633b)

En dépit des déclarations qu’ils ont faites, il est clair pour la commission que tant le colonel Marchal que le colonel Dewez savaient ou, du moins, auraient dû malgré tout déduire logiquement, où se trouvait le groupe Lotin. Le major Choffray confirme que l’on savait très tôt le matin où le groupe Lotin se trouvait exactement. Cela ressort également des documents disponibles, et plus précisément du " Journal de campagne KIBAT (JC) ", du " Carnet de veille OSCAR " et du " Carnet de veille CHARLIE ", qui ont été regroupés en un seul document synoptique par l’auditorat général près la Cour militaire. Un peu après 9 heures, le colonel Marchal (en abrégé K9) et le colonel Dewez (en abrégé S6) s’entretiennent par le réseau de l’endroit où Lotin (en abrégé Y6) a été retenu.

Dans le " Carnet de veille OSCAR ", on peut lire le message suivant : " 9 h 9 de K9 à S6 S6 speaking concernant 12 éléments de Y6 prisonniers QTH près de ESM ". Le " Journal de campagne KIBAT " précise " 9h10 de K9 SitY : Pas de contact avec FAR - Sinon Tf sans effet " et à la même heure " de S6 Y endroit : caserne à côté ESM - Voir contact avec UNMO sur place " (634b).

Ce dernier message, surtout, ne laisse subsister aucun doute. ESM signifie École supérieure militaire et la caserne à côté, c’est le camp Kigali. Le fait que les officiers belges concernés savaient pertinemment bien qu’il s’agissait du camp Kigali est confirmé à deux reprises lors de la confrontation entre le capitaine Theunissen et le colonel Dewez par ce dernier : " À 10 heures, je savais que le lieutenant Lotin était en danger. Je suis resté sur le terme " tabasser ". Je savais que le lieutenant Lotin avait des problèmes quelque part dans le camp de Kigali, mais je n’imaginais pas qu’il se faisait massacrer par une foule. " et " Lotin a des problèmes. Un objectif est de sortir Lotin des problèmes. Mais, quand on entend par objectif, l’objectif terrain, je sais après dix minutes, un quart d’heure, qu’il doit se trouver certainement dans le camp Kigali, puisque le motorola avec lequel il parlait était celui de l’observateur du camp Kigali. Je supposais donc qu’il se trouvait dans le camp Kigali. " (635b).

Le colonel Marchal le répète d’ailleurs une nouvelle fois explicitement à 9 h 45 s’écartant de ce qu’il a déclaré à deux reprises devant la commission (636b) : " Prend contact avec UNMO (camp Kigali) pour Sit Y car pas contact Tf avec FAR " (637b). La deuxième partie du membre de phrase que l’on retrouve dans le " Journal de campagne KIBAT " (à savoir " Voir contact avec UNMO sur place " et le fait de savoir que le lieutenant Lotin avait utilisé, pour son dernier contact, un Motorola dont disposaient les observateurs de l’ONU (UNMO) permettaient de croire qu’il se trouvait peut-être dans le bâtiment ou dans les environs de celui-ci. La question est alors de savoir si personne ne pouvait dire où se trouvait le bâtiment des UNMO dans le camp Kigali. Ou bien le colonel Dewez a oublié de s’informer à ce sujet et il a uniquement cherché à entrer en contact téléphonique direct avec l’observateur de l’ONU en question. Ou bien personne, ni à l’état-major du colonel Dewez, ni au QG-secteur de l’ONU, ne pouvait dire où ce bâtiment se situait. Cette dernière hypothèse est toutefois très improbable. Au QG-secteur de l’ONU à Kigali, le colonel Percher était le responsable des observateurs (UNMO). Il est impensable qu’il n’ait pas su où se trouvait exactement le bureau de son observateur au camp Kigali. Et si cette invraisemblance était quand même vraie, cela signifie en tout cas qu’il y avait une terrible lacune dans le fonctionnement de ce quartier général.

D’après le capitaine Theunissen, le colonel Marchal est intervenu, lui aussi, dans la conversation entre le lieutenant Lotin et le colonel Dewez pour déclarer que lui-même (Lotin) était le mieux placé pour savoir quelle initiative il devait prendre (638b). Le colonel Dewez, qui n’a pas pu suivre la conversation sur le réseau pendant quelques minutes, déclare : " D’après ce que certains officiers m’ont dit et notamment le capitaine Schepkens qui était l’officier de liaison du bataillon auprès du QG-secteur et qui se trouvait près du colonel Marchal , il semblerait que le colonel Marchal soit intervenu dans le réseau. Ce serait à ce moment que l’on aurait dit : c’est toi qui es sur place, c’est toi qui es le plus à même pour juger de la situation. " (639b) Le colonel Marchal dément (640b). La commission n’en a d’ailleurs pu découvrir aucune trace dans les documents mis à sa disposition.

Le capitaine Theunissen reproche aux officiers belges qui exerçaient le commandement de ne pas être allés se rendre compte sur place de la situation dans laquelle le groupe Lotin se trouvait. Lorsqu’on lui objecte qu’il y avait des barrages qu’il était impossible de franchir, comme l’affirme le colonel Dewez, il répond : " En insistant, il était possible de passer. " (641b) D’après lui, ces barrages ne représentaient d’ailleurs pas grand-chose : deux ou trois soldats des FAR qui disposaient parfois d’une arme automatique. Il y avait certes deux AML équipés d’un canon de 60 mm, mais le groupe Theunissen disposait, selon ses propres dires, de points 50 et de MAG capables de percer le blindage de ces véhicules (642b). Selon le colonel Marchal, par contre, il n’était pas possible, avec les mitrailleuses disponibles, notamment les point 50, de percer le blindage d’un AML ; ce n’aurait été possible qu’avec un LAW (643b). Le colonel Dewez doute, lui aussi, que l’on puisse percer le blindage d’un AML avec un point 50 (644b).

Une intervention de dégagement était-elle contraire aux ROE ?

Le dernier argument invoqué par le colonel Dewez pour justifier l’absence d’intervention en vue de libérer le lieutenant Lotin est qu’une telle action aurait été contraire aux règles d’engagement (ROE) : " Je dis non, parce que dans le cadre dans lequel je me trouve, je ne peux pas me permettre de faire une action purement militaire, comme nous en avons discuté tout à l’heure avec Mme Dua. Une action où l’on attaque, où l’on fait du feu et du mouvement comme l’a dit le capitaine Theunissen, je ne peux pas me la permettre. Pourquoi Parce qu’il y a les règles d’engagement. Mes règles d’engagement ne m’autorisent pas à franchir le barrage par la force. Et n’oubliez pas que je ne me rends pas compte que Lotin est en train de se faire massacrer. " (645b) Le général Dallaire voit, toutefois, les choses de manière tout à fait différente. Bien qu’il juge, lui aussi, qu’une intervention serait trop risquée, il n’en affirme pas moins, dans le témoignage écrit qu’il adresse à l’auditeur-général près la cour militaire, qu’une telle intervention était parfaitement conforme aux ROE, " (...) the ROE would have authorized an intervention force to come to the aid of the Belgian peacekeepers " (646b).

Quoi qu’il en soit, après une lecture détaillée, la commission estime que le colonel Dewez fait des ROE une interprétation très stricte, qui subordonne un danger réel ou potentiel pour les hommes au respect d’un certain nombre de directives bureaucratiques. Mais même en cas d’interprétation stricte des ROE, le raisonnement du colonel Dewez n’est pas correct aux yeux de la commission. Dès que le groupe Lotin arrive près de la maison de la Première ministre, Mme Agathe, ses véhicules sont pris sous le feu. Ensuite, il est sommé de déposer les armes. En tout cas, on l’empêche d’accomplir la mission qui lui a été confiée par Dewez, Marchal et Dallaire, ses supérieurs hiérarchiques, mission qui consiste à emmener et escorter la Première ministre à Radio Rwanda.

En lisant attentivement les ROE, on remarque que les points 10 et 15b de celles-ci sont applicables. Le point 10 définit le concept. Le point 15b dispose que l’on peut recourir à la force armée, c’est-à-dire, entre autres, aux armes à feu, notamment : (1) en cas de légitime défense ; (2) contre des tentatives de désarmer le personnel de la MINUAR ; (3) lorsque du personnel de la MINUAR est en danger de mort ; (4) lorsque d’autres vies sont en danger ; (5) pour défendre les installations ou les véhicules de l’ONU contre une attaque armée ; (6) lorsque des tentatives sont faites pour forcer le personnel de la MINUAR au moyen d’une force armée à se retirer d’une position qu’il a reçu l’ordre d’occuper de ses supérieurs ; (7) en cas de tentatives par le recours à la force armée de pénétrer dans les installations de l’ONU ou d’isoler une force de l’ONU ; (8) en cas de tentative par la force d’empêcher le personnel de la MINUAR d’effectuer des missions assignées par ses commandants ; et (9) en cas de tentative d’enlèvement ou d’arrestation de personnel militaire ou civil de l’ONU par la force.

Dans le cas du groupe Lotin, on pouvait invoquer au moins les §§ (1), (2), (5), (6) et, sûrement, (8). Les §§ (2) et (9) entrent, eux aussi, en considération. Toute discussion est donc impossible : les Casques bleus belges pouvaient recourir à la violence armée tant près de la maison de la Première ministre qu’après la capture par les FAR. Le point 11 des ROE, et plus précisément les §§ e. et f., définissent quelle forme de violence peut être exercée et avec quelle intensité. En cas de menace immédiate ou si une hésitation risque d’entraîner un nombre encore plus grand de victimes, on peut recourir immédiatement à la violence armée. Le principe appliqué en l’occurrence est qu’il faut utiliser la " force minimum ", " minimal force ". Concrètement, une action dirigée contre la MINUAR peut donner lieu à une contre-réaction équivalente de la MINUAR. Il est parfaitement possible, en l’espèce, de percer ou de forcer un barrage. Enfin, la dernière question qui se pose est de savoir qui prend cette décision.

C’est celui qui est confronté à la menace qui juge, mais conformément au point 8 des ROE, c’est le commandant local jusqu’au niveau sous-officier qui décide de recourir ou non aux armes personnelles pour monocoups. Au cas où il faut faire intervenir des mitrailleuses légères, le commandant de secteur donne l’autorisation. Si l’usage d’armes plus lourdes (mitrailleuses lourdes, armes antichars et autres) s’avère nécessaire, c’est le commandant de la Force ou, en son absence, le commandant auquel il a délégué ses pouvoirs (647b). Une intervention visant à dégager le lieutenant Lotin, soit près du domicile de la Première ministre Mme Agathe Uwilingiyimana, soit au camp Kigali, n’était dès lors, dès le départ, pas contraire aux ROE. S’il fallait pour cela utiliser des armes plus lourdes que l’arme personnelle, le colonel Dewez devait en formuler la demande au colonel Marchal ou, éventuellement, au général Dallaire ou à son remplaçant. Aucun des documents disponibles ni des rapports d’auditions des témoins ne révèle qu’une telle requête ait été formulée ni même envisagée.

Pourquoi le colonel Dewez a-t-il persisté à croire en une intervention de la gendarmerie ou des FAR ?

La commission constate que dès l’aube du 7 avril et jusque dans le courant de l’après-midi, le colonel Dewez a espéré une intervention des autorités militaires rwandaises. Suite aux accords conclus lors de la réunion de crise qui s’est tenue dans la nuit du 6 au 7 avril, on a escompté la collaboration de la gendarmerie pour permettre aux escortes et patrouilles de la MINUAR de franchir les barrages, tandis que de son côté, l’armée rwandaise serait mise au courant et laisserait le libre passage à la MINUAR.

Un examen approfondi des documents disponibles et aussi de nouveaux faits rapportés par les témoins ne laissent toutefois pas subsister le moindre doute. Très tôt dans la matinée déjà, il s’est avéré qu’il ne fallait pas attendre grand-chose de la promesse de collaboration de la gendarmerie rwandaise. Quand fut donné l’ordre de reprendre les patrouilles avec la gendarmerie, plusieurs officiers du bataillon belge firent des objections parce qu’ils savaient déjà que la gendarmerie rwandaise ne voulait plus travailler avec les Belges (648b). Peu après 2 h, quand l’officier de garde communiqua le nombre de patrouilles à effectuer et le nombre de gendarmes rwandais qu’il faudrait demander à cet effet, il s’avéra que l’on ne pouvait pas compter sur la gendarmerie rwandaise. Le document reconstitué par l’auditorat général près la cour militaire à partir du " Journal de campagne KIBAT " et des " Carnets de veille " révèle que les commandants responsables des patrouilles ont dû la plupart du temps assurer leur mission sans l’aide de la gendarmerie ou avec une aide très limitée de celle-ci. À 2 h 25, B6 communique : " Je suis à la Gd. Problème, ils savent la mort du président. Refusent de donner des Gd. " À 2 h 28 C6 communique la même chose. À 3 h 26, A6 communique : " Problème de Gd, 2 éléments sur place ne veulent pas en donner " , et une dizaine de minutes plus tard : " reçu un Gd mais pas très frais " (649b). Des dix-huit gendarmes, qui ont été demandés par A6 (...), B6 (...) et C6 (capitaine Marchal), seuls trois ou quatre se présenteront ou seront mis à disposition en tout et pour tout. Même l’officier de gendarmerie qui se trouvait d’habitude à l’état-major de KIBAT ne s’est pas présenté le 7 avril au matin (650b).

Ce matin du 7 avril, l’armée rwandaise ne donne absolument aucune velléité de collaboration. À quelques exceptions près, les militaires refusent de laisser le passage aux barrages de sorte que les patrouilles belges sont obligées de les éviter. De même, l’aide demandée par le secteur (colonel Marchal) et par KIBAT (colonel Dewez) au quartier général des forces armées rwandaises reste lettre morte. Les officiers de liaison des FAR, qui doivent aider les patrouilles de KIBAT à franchir les barrages où elles sont bloquées, ne se présentent pas. Le lieutenant Lotin, par exemple, restera bloqué près de deux heures, de 3 h 19 à 5 h 12 à un de ces barrages. Plusieurs fois, on lui communique, entre autres le colonel Dewez, qu’un officier de liaison des FAR va arriver pour débloquer la situation. Plusieurs fois, on demande au lieutenant Lotin si l’officier de liaison des FAR s’est déjà présenté. La réponse est chaque fois négative et finalement, sur ordre du capitaine Marchal, le lieutenant Lotin contourne le barrage et prend une autre route vers le domicile de la Première ministre Mme Agathe (651b). La même mésaventure survient à C6 (capitaine Marchal, ainsi qu’à A6 (...) et au groupe (RELAX), qui est bloqué à l’entrée de l’aéroport. Là aussi, l’officier de liaison des FAR ne s’est pas manifesté. Ce n’est que sept heures plus tard, à 7 h 18, suite à une intervention de l’ambassadeur de Belgique, qu’ils atteindront le quartier général du bataillon belge, à bord de leurs propres véhicules qu’ils avaient refusé de quitter et escortés par les troupes des FAR qui les menaçaient. Il en va de même de K7 (...) et de la section qui devait se rendre à Kanombe, le lieu où s’est écrasé l’avion présidentiel. L’officier de liaison promis à 3 h 45 n’est jamais arrivé et les troupes des FAR de Kanombe, que l’état-major des FAR aurait dû informer, ont refoulé les Casques bleus belges à leur arrivée.

Pour la commission, il est incompréhensible, sur le vu de ces incidents et d’autres encore qui se sont tous produits avant que le groupe de Lotin ne soit fait prisonnier, que le colonel Dewez ait continué à se fier aux officiers du quartier général des FAR (652b). Le colonel Dewez : " La seule façon dont je voyais la libération de ces hommes qui avaient été faits prisonniers par les Forces armées rawandaises, c’était par un contact avec celles-ci " (653b). ... " Autant j’avais une certaine confiance en certains officiers supérieurs des FAR, autant je me rendais compte que le contact était tout à fait différent aux échelons inférieurs, en ce qui concernait les sous-offciers ou les soldats en poste aux barrages. " (654b) ... " Quand il a été emmené au départ par les FAR, donc avant son dernier... Là j’étais c’est dur à dire maintenant un peu tranquillisé. Cela peut sembler dérisoire par la suite quand on sait ce qui s’est passé mais à l’époque je me suis dit qu’il valait être mieux prisonnier que mort " (655b). Aucun des accords conclus n’a été respecté. Même après 9 heures, après que le lieutenant Lotin eut été fait prisonnier, il s’est avéré que l’on ne pouvait pas compter sur les FAR. Le " Journal de campagne KIBAT " mentionne à partir de 9 h 10 que le colonel Marchal communique : " Sit Y : Pas de contact avec FAR sinon Tf sans effet ? ". À 9 h 22, le " Cahier de veille OSCAR " mentionne : " Toujours pas de réponse concernant nos gens qui viennent d’être arrêtés " . À 9 h 45, la même source mentionne le message du colonel Marchal : " pour sit Y car pas de contact Tf avec FAR " (656b). Le colonel Marchal a déclaré au cours d’une des auditions qu’en ce qui concerne le sort du groupe Lotin, il était finalement parvenu à contacter l’officier qui faisait la liaison entre les FAR et la MINUAR et que celui-ci lui avait promis que l’on enverrait un officier des FAR au camp Kigali. " ... l’officier de liaison n’est jamais arrivé, contrairement à ce qu’il m’avait promis. " (657b). Le colonel Marchal n’en a manifestement pas informé le colonel Dewez.

L’attitude du colonel Dewez peut-elle s’expliquer par le " désarmement psychologique " ?

Enfin, la commission a également examiné dans quelle mesure le sentiment de désarmement psychologique a influencé la décision du colonel Dewez de n’apporter, le 7 avril 1994, aucune aide aux troupes du lieutenant Lotin.

La commission constate qu’au cours des auditions, le colonel Dewez n’a pas avancé l’aspect " désarmement psychologique " comme argument justifiant sa passivité du 7 avril.

Ce n’est que plus tard, dans une lettre du 4 juillet 1997 adressée au président de la commission d’enquête parlementaire, que Dewez a mis l’accent sur l’aspect de désarmement psychologique en affirmant que semblable charge psychologique a freiné de facto la capacité d’intervention de la Minuar et aurait donc également déterminé sa décision de ne pas intervenir. Les limitations du mandat des Nations unies la passivité imposée, l’absence de toute possibilité de résistance militaire et l’interprétation stricte des règles d’engagement expliquent, selon le colonel, l’attitude des troupes au cours de la mission ainsi que sa décision de ne pas donner l’ordre, le 7 avril 1994, d’aider le groupe Lotin.

Dans sa lettre du 4 juillet 1997, le colonel Dewez écrit :

" Qu’est-ce qui a pu paralyser à ce point mon jugement ? Après mûre réflexion, car ces questions me trottent dans la tête depuis plus de trois ans , je pense que plus que d’un problème matériel d’armement et de munitions, il s’agit d’un problème de conditionnement psychologique, de mentalité.

Je n’étais pas parti au Rwanda comme paracommando pour me battre, mais comme Casque bleu pour " aider " les Rwandais et ce par une simple présence plutôt symbolique et non par un engagement direct dans leurs problèmes. Donc, en cas de difficulté, je me devais de résoudre celle-ci par la négociation, en faisant le " gros dos " et seulement, en toute dernière extrémité dans le cas d’un tir direct (la légitime défense au sens strict), en ripostant par le feu non pas pour tuer, conquérir ou défendre un objectif au sens militaire du terme, mais pour persuader l’agresseur de stopper.

Ma perception des opérations classiques de l’ONU était que l’ONU ne se bat pas, ne doit pas se battre, mais faire le gros dos en attendant que cela passe.

J’avais reçu comme mission de préparer mon bataillon à une opération de soutien de la paix où nous devions renier certains principes classiques des opérations militaires (concentration des forces, effet maximum, etc.), museler l’agressivité et nos réflexes militaires (du moins ceux qui ne convenaient pas à cette mission " d’agent de quartier "). Toutes les directives allaient dans ce sens et aucune dans le sens de se battre en cas de problème. La sécurité du personnel prime, mais cette sécurité était erronément trop axée sur la passivité. À trop vouloir se protéger et faire le gros dos, on en perd tout sens de la combativité qui dans les opérations classiques est également un facteur de survie tout autant que les mesures de protection passive. Sur base de directives reçues, il n’y avait d’ailleurs pas d’ennemi clairement identifié et désigné, comment aurions-nous donc pu matérialiser notre combativité.

Quand les événements ont basculé avec la mort du président Habyarimana, la réunion du comité de crise et la volonté (je pense honnête) d’une frange du haut commandement militaire rwandais d’assurer l’ordre (avec l’aide de l’Unamir) ont contribué à me maintenir aveuglé dans cette logique ... Paralysé dans cette logique, je n’ai pas su (pas eu le temps ?) prendre le recul indispensable pour analyser les nouvelles données, je n’y ai pas non plus été amené par la chaîne hiérarchique ONU la formulation " les règles d’engagement restent d’application ", employée sans autre commentaire, laissant implicitement sous-entendre que l’ONU ne voulait pas modifier son comportement plutôt passif. Dans cette logique et aussi sans doute aveuglé par ma formation au droit des conflits armés (conventions de Genève, etc.), le fait que mes dix hommes soient faits prisonniers par un major des FAR était même tranquillisant puisqu’après une situation de plus en plus confuse et dangereuse, après de nombreux tirs, il n’y avait pas de victime parmi mes hommes. "

Plusieurs militaires confirment que la passivité imposée a certainement conditionné l’attitude des troupes au cours de l’opération à Kigali.

Interrogé par la commission spéciale le 16 avril 1997, le colonel Dewez, notamment, signalera que les troupes ont été conditionnées par l’aspect " désarmement psychologique ". Selon le colonel, ses troupes étaient tellement impressionnées par les règles en matière d’interventions armées qu’elles ne réagissaient plus comme de véritables troupes commando. Selon lui : " À force d’insister sur les différences par rapport à la situation rencontrée en Somalie, certains hommes en sont arrivés à avoir l’impression qu’ils ne pouvaient plus tirer, même en cas de légitime défense. L’inquiétude régnait également suite aux enquêtes de l’auditorat militaire sur des tirs abusifs en Somalie. Les soldats avaient l’impression que chaque fois qu’ils ouvriraient le feu, on viendrait leur demander des comptes. " (658b)

Le colonel Leroy a déclaré lui aussi que certaines décisions prises en application des règles du mandat ont désarmé psychologiquement les soldats. Le " désarmement " des Casques bleus belges a en outre contribué à l’" armement psychologique " de tout agresseur potentiel.

" Nous avons agi au niveau des attitudes militaires. Ainsi nous avons cessé les patrouilles avec les armes tenues des deux mains et des sentinelles veillant au quatre points cardinaux. Le résultat a été que la population a baptisé les patrouilles nouveau genre, c’est-à-dire moins militaires, de patrouilles " Coca-Cola. " (659b)

Dans le " rapport Uytterhoeven " également, l’on souligne que le désarmement psychologique pour ce qui est de l’application des règlements d’engagement, a créé une atmosphère d’incertitude parmi les hommes.

" On a tant insisté sur les interdictions contenues dans les ROE que, finalement, le principe le plus important la légitime défense n’était plus présent à l’esprit des exécutants. Tout le monde se plaignait de ce qu’on ne pouvait pas faire, et perdait de vue les actions positives qui étaient permises. "

" Une certaine confusion régnait au sujet de l’emploi des armes : alors que le commandement n’avait autre objectif que de créer une image pacifique de la Minuar (en évitant de montrer ou de porter les armes de façon trop agressive), certains ont interprétés les directives comme une interdiction d’emporter certaines armes. "

" Il faut aussi admettre que l’attitude adoptée au Rwanda n’était pas de nature à plaire au paracommando. Elle était éloignée des réflexes qui lui étaient jusqu’alors inculqués tout au long de sa formation : dominer la situation, en imposer en étalant sa force et sa confiance en soi. Le paracommando n’est pas un policier et n’aspire certainement pas à jouer ce rôle. "

" L’armement et les munitions étaient adaptés à ce rôle de policier. Nos paracommandos ont interprété cette situation : le fait de n’être ni autorisés, ni en mesure faute de moyens d’intervenir avec fermeté, a certainement eu une influence sur leur vigilance, leurs réflexes de base, voire même sur leur sens de l’initiative et leur confiance en soi. " (660b)

Lorsqu’on l’interrogea sur les déclarations relatives à l’interprétation des règles d’engagement qu’il avait faites en 1994 et qui ont été remises à la commission dirigée par le général-major Uytterhoeven, l’aumônier Quertemont confirma son témoignage antérieur : " Les règles d’engagement étaient ce qu’elles étaient. Mais il y a eu un manque d’adaptation de ces règles. On a eu à faire à un commandement plus catholique que le pape.

Les chefs auraient pu décider à un moment de changer leur fusil d’épaule. Cela ne s’est jamais fait ... Il est un fait que des contestations se sont exprimées à plusieurs reprises, notamment à propos de l’utilisation de mitrailleuses sur les jeeps. Leur usage paraissait inadéquat parce que trop agressif. Le lieutenant Lotin aurait pour sa part compris qu’il fallait que ces armes ne soient pas visibles. À la fin du mois de mars, un bataillon a également demandé l’envoi d’armes FNC parce qu’il fallait préférer celles tirant au coup par coup plutôt que des salves. Ainsi, il y a eu inconsciemment la volonté de se faire plus catholique que le pape à propos de l’interprétation des règles d’engagement. Cet état d’esprit a continué après la crise. " (661b)

Cette situation s’est encore accentuée en raison du manque de sens des réalités du major Bodart, conseiller en droit des conflits armés. Plusieurs témoignages montrent combien était irréaliste son interprétation de la notion de " menaces " et de la notion de " légitime défense " qui y est liée.

Le lieutenant Vermeulen : " Un type qui se promène avec une grenade près d’un cantonnement, ce n’est pas une menace. Un type qui lance une grenade et qui s’en va, on ne peut pas lui tirer dessus. " (662b)

L’attitude du major Bodart est confirmée par le sergent Pauwels, qui a déclaré dans son témoignage au sujet de l’attitude du conseiller en droit des conflits armés après le meurtre des dix paracommandos et le début du génocide : " Après les incidents, quand le major Bodart voyait qu’on armait, il faisait enlever la munition. " (663b)

Dans sa déclaration, le caporal Walbrecq dresse un tableau pratiquement identique de l’attitude de Bodart au cours de cette période : " Le major Bodart a fait, après les événements, enlever la .50 qu’on avait mise sur l’Unimog. " (664b)

Le caporal Mathys l’a confirmé également. " Quand les gens sont menaçants, il ne faut pas y aller " comme ça ", " la fleur au fusil ". On s’est fait engueuler par le Maj Bodart parce qu’on avait équipé nos véhicules de .50, Mag ... Pour nous, on était menacés, on menaçait aussi. " (665b)

La commission constate cependant que le " désarmement psychologique " n’a pas affecté tous les militaires de la même façon. Alors que le colonel Dewez, le commandant du bataillon, désirait, même pendant la crise du 7 avril 1994, appliquer encore strictement le mandat, la commission constate qu’au même moment, d’autres militaires ne se sont pas sentis désarmés psychologiquement, n’ont pas fait preuve de la même passivité et ne se sont pas sentis paralysés par les restrictions contenues dans les règles d’engagement.

Contrairement à l’attitude adoptée par le colonel Dewez et le commandement MINUAR, certains officiers subalternes voulaient bien intervenir.

Le capitaine Theunissen : " ... dans sa déclaration, le major Choffray a apparemment oublié mon intervention de 7 heures du matin, le 7. Or, je dispose d’un témoin en la personne d’un de mes snipers, le premier caporal-chef Pierard. Ce dernier m’a rappelé que j’ai demandé à un certain moment si nous avions une possibilité d’intervenir pour aider le lieutenant Lotin à s’extirper du pétrin dans lequel il se trouvait. 7 heures, c’est à peu près le moment où il a dû pour la première fois essuyer des tirs de grenades à fusil dans le jardin du Premier ministre. C’est à ce moment que j’ai demandé si avec les 25 à 30 hommes placés sous mon commandement, je pouvais... Le capitaine Marchal était toujours coincé avec son chauffeur de l’autre côté avec les AML qui obstruaient le passage.

C’est pour cette raison que je formule quelques reproches au commandement, que ce soit le colonel Dewez, le colonel Marchal ou le général Dallaire, je ne sais pas qui. À partir du moment où l’un de vos subordonnés est en difficulté, que vous le sentez, même s’il ne reconnaît pas ouvertement qu’il est dans le pétrin et ne sait pas s’en sortir, j’estime que c’est au chef à se rendre sur place, quels que soient les moyens. Et quels étaient les moyens disponibles ? Il y avait notamment les BTR des gens de RUTBAT que le colonel Marchal, c’est vrai, avait eu beaucoup de difficultés à rendre opérationnels. Je constate toutefois qu’à 9 heures du matin il y avait trois BTR en circulation en ville. Ils se sont faits arrêter à un barrage et, comme c’étaient des couards, ils ont fait demi-tour après une demi-heure de palabres à l’africaine, mais avec un peu de détermination, ils auraient pu passer outre le barrage et intervenir pour aller chercher le lieutenant Lotin et ses hommes. J’en rest persuadé et personne ne me fera dire le contraire.

Je suis intervenu sur le réseau du bataillon en disant " voilà, je suis ici avec l’ensemble du peleton ... Je disposais d’une .50, je disposais de MAG, de mitrailleuses, je disposais de minimis, ... Pour une opération, c’est déjà bien.

J’ai la possibilité d’intervenir pour aider le lieutenant Lotin. Je dispose d’une vingtaine d’hommes. J’ai tel armement. M’autorisez-vous à intervenir ? " On m’a répondu ce qui suit : " Non, je bouge pas pour l’instant, on réfléchit au problème " (666b).

Toujours en ce qui concerne le fait que le désarmement psychologique n’était plus opérant pendant les événements du 7 avril 1994, le capitaine Theunissen a témoigné devant la commission : " Il nous a mis en état d’alerte, tous ceux qui étaient là et puis il a demandé la permission pour intervenir et pour aider le lieutenant Lotin. " (667b)

Lors de l’audition du 27 juin, le caporal-chef Pierard a confirmé que le capitaine Theunissen avait formulé la demande de venir en aide à Lotin. Pierard : " il nous a mis en état d’alerte et a demandé à pouvoir intervenir. " (668b) Pierard a également déclaré qu’il était convaincu de la faisabilité d’une intervention. " Quand il a demandé d’intervenir, nous avions déjà été prévenus et nous étions prêts. Nous avions monté la .50 sur l’Unimog, les MAG du peloton A qui était coincé là-bas avec nous étaient déjà prêts. Nous avions reçu les grenades. Nous étions prêts à intervenir. " (669b)

Le caporal-chef Pierard a ajouté que lui et ses hommes étaient très motivés pour y aller et que le refus d’intervenir avait déçu ses troupes.

Il n’est pas aisé de trouver une explication pour l’absence de réaction militaire de la part du colonel Dewez (et d’autres). À la question de savoir si une opération militaire visant à dégager les dix Casques bleus belges aurait été possible, le lieutenant Leconte a répondu par une explication que toute personne désireuse de comprendre les événements du 7 avril doit garder à l’esprit : " Il fallait également assumer les responsabilités diplomatiques et politiques d’un tel acte. À ce moment-là, les troupes belges ne se comportent plus en " gardiens de la paix ", mais ont une attitude agressive, attitude proscrite depuis le début de notre préparation. On ne pouvait pas être agressif : on nous a suffisamment répété que ce n’était pas la Somalie. " (670b)

Enfin, la commission ne peut pas affirmer avec une certitude totale que le groupe Lotin aurait pu se sauver en faisant feu sur ceux qui l’attaquaient le 7 avril 1994, bien que ce soit probable. Dans tous les autres cas où les Casques bleus belges ont réagi fermement aux intimidations des Rwandais, ils sont parvenus à les décourager.

La commission ne peut pas non plus affirmer avec certitude que la mise sur pied d’une opération militaire sous le commandement du colonel Dewez aurait permis de libérer Lotin et ses hommes, bien que ce soit probable, vu que non seulement les troupes étaient motivées pour intervenir, mais qu’il y avait également à ce moment assez d’armes et de munitions pour accomplir la mission.

S’appuyant sur les divers témoignages, la commission constate qu’une intervention aurait dû être la réponse normale pour des militaires et qu’en tout cas quelques officiers subalternes étaient prêts, le 7 avril 1994, à se libérer de l’effet " paralysant " du " désarmement psychologique ".


Source : Sénat de Belgique