L’Uruguay, traversé par une profonde crise économique, s’apprête à élire Tabaré Vásquez à la présidence. La coalition qu’il conduit propose de « changer » le pays en lui redonnant son indépendance politique face aux États-Unis et en développant une politique d’urgence sociale, sans pour autant s’orienter vers l’étatisme. Le sénateur Eleuterio Fernández Huidobro, leader historique du mouvement Tupamaros qui forme le courant révolutionnaire de la coalition, a accepté de répondre à nos questions. Il donne sa vision de l’Uruguay et se remémore les luttes syndicales, puis la résistance contre la dictature, qui ont forgé l’unité de la gauche actuelle.
Le 31 octobre se tiendra le premier tour de l’élection présidentielle en Uruguay. Les instituts de sondages pronostiquent une victoire de Tabaré Vasquez, le candidat du Frente Amplio, peut-être même dès le premier tour. Dans un continent désormais gouverné par Fidel Castro à Cuba, Hugo Chavez au Venezuela, Lula da Silva au Brésil, Nestor Kirchner en Argentine, l’Uruguay choisirait à son tour la transformation sociale et l’indépendance face aux États-Unis. L’union politique et économique du Mercosur s’en trouverait relancée tandis que le projet états-unien de Zone de libre-échange des Amériques serait partiellement bloqué.
L’Uruguay, autrefois qualifiée de « Suisse de l’Amérique du Sud », traverse aujourd’hui une profonde crise économique qui se traduit par un chômage de masse et une fuite des cerveaux sur fond de vieillissement de la population.
Le sénateur Eleuterio « Ñato » Fernández Huidobro est un dirigeant historique du mouvement révolutionnaire des Tupamaros, composante centrale de la coalition de la gauche. Il a conduit des actions armées dans les années soixante, puis après le coup d’État de 1973, et a été longuement emprisonné dans des conditions particulièrement difficiles. Il a accepté de répondre aux questions de Stella Calloni pour la revue vénézuélienne Question, membre de la Red Voltaire.
Question/Red Voltaire : Vous êtes maintenant face à la plus grande probabilité d’accéder au gouvernement, et ce ne serait d’ailleurs pas la première victoire du Frente Amplio.
Eleuterio Fernández Huidobro : Ce ne serait pas la première victoire. Nous avons administré la ville de Montevideo et bien d’autres. La progression du Frente Amplio a été constante. Déjà en 1999, nous avions gagné, mais nous n’avions pas atteint le seuil des 50%. Les deux partis se sont unis lors du ballottage et c’est ainsi que Jorge Batlle [1] est arrivé à la présidence. Les enquêtes indiquent maintenant que nous sommes au-dessus de la barre des 50% [2]. Depuis la crise qui a frappé l’Uruguay en 2002, les dirigeants des deux partis sont arrivés à la conclusion que le Fa-Encuentro Progressista (EN) gagnerait ces élections.
Quelle est la situation générale en Uruguay ?
Le démantèlement du pays a été très fort. Le président Jorge Batlle a œuvré avec beaucoup de maladresse et continue de commettre des erreurs très graves dans tous les domaines. En politique extérieure, elles sont accablantes.
Par exemple, en 2003, il affirma publiquement que son ami l’ex-président argentin Carlos Menem allait gagner les élections. Il a ensuite entamé des discussions avec le président Nestor Kirchner, et son gouvernement a commis une série d’erreurs qui ont eu des conséquences sur leurs relations avec des pays tiers. Cette attitude s’est répétée à plusieurs reprises. Alors même que des avancées semblaient possibles dans le domaine des Droits Humains, ce fut un désastre de par son attitude.
Il est impossible d’oublier que quand ils ont gagné à l’issue du ballottage et que Batlle a été élu président, seulement 20 jours plus tard il a assisté à une curieuse réunion avec les fameux - non par leur vertu - frères Rhom, banquiers argentins corrompus, l’un est fugitif et l’autre en procès. Cette réunion avait pour invités rien de moins que George Bush (père), Carlos Menem, l’ex-président uruguayen Alberto Lacalle, et Fernando de la Rúa. Batlle voulait ainsi démontrer qu’il avait d’excellents contacts. Peu de temps après Menem fut emprisonné pour vente illégale d’armes, et De la Rúa a du quitter le pouvoir de manière précipitée en s’enfuyant en hélicoptère de la « Casa Rosada » fin 2001, quand le « modèle » a explosé en Argentine [3].
Comment l’unité a-t-elle pu être maintenue au sein du Frente Amplio où convergent tant de mouvements de gauche, d’organisations sociales et syndicales ?
Il faut remonter aux origines, puisque cette unité a été l’œuvre de grandes figures politiques comme Rodney Arismendi du Parti communiste, qui en a été le promoteur à la fin des années 50 ; Héctor Rodriguez, Raúl Sendic (leader des Tupamaros), Gerardo Gatti du Mouvement pour la Victoire du Peuple, disparu en Argentine. La rencontre de ces grands dirigeants fut un moment historique. Ce fut un long et rude labeur. L’unité ne s’est pas faite par un simple acte de volonté. Elle requiert travail, responsabilité, analyse, débats et l’abandon de toute bassesse politique et des querelles inutiles. Par la suite celle-ci s’est étendue à d’autres dirigeants et à d’autres mouvements. L’unité a été atteinte après un long travail, ponctué de plusieurs tentatives malheureuses. Ceux qui l’ont réalisée jouissent d’un prestige qu’ils ont gagné à la faveur d’un travail constant et d’une grande cohérence.
L’unité ouvrière, qui se dessinait, annonçait par ailleurs l’unité politique. Tout ceci se concrétisa en 1970, quand survint en outre au Chili la grande victoire de Salvador Allende, et quand arrivèrent au Frente Amplio (FA) de grandes figures comme Líber Sergeni et autres dirigeants historiques. En Uruguay, il y avait de grandes mobilisations universitaires et unitaires. Il est important de souligner que la classe ouvrière uruguayenne n’a jamais été liée avec les gouvernements successifs. Le meilleur du syndicalisme a livré bataille aux syndicalistes jaunes. Ce fut un moment de travail et de militantisme. Les syndicalistes ne perçoivent pas de salaires pour leur activité syndicale, mais simplement leur salaire de travailleurs, et cela fait une grande différence avec d’autres expériences. Dans cette unité originelle, il faut souligner que quelques dirigeants du Parti Démocrate Chrétien (PDC) se sont joints au FA.
Fondamentalement, quels éléments ont contribué au renforcement de cette unité et comment s’est-elle étendue vers la base ?
Il y avait une grande crise, et la répression ne faisait pas de différence entre les partis. Cette situation poussa à l’union, et à prendre des mesures de sécurité communes. Les casernes faisaient le plein de prisonniers politiques, de militants de gauche, d’anarchistes, et de militants sociaux, tous roués de coups. Face à ces situations, l’acceptation de l’autre était spontanée. Par ailleurs le débat, la discussion et l’analyse nous ont tous enrichis. Je dirais que tout cela nous a éclairés et nous a sorti des cercles fermés.
Au-delà des divergences qui en réalité étaient circonstancielles, la vie, la réalité rendaient compte de ces différences qui ne portaient pas sur les principes. Pourquoi ne pas nous unir ? Quand on entre dans cette espèce de pôle magnétique de l’unité, celle-ci touche naturellement la masse et c’est ainsi que sont nés les « Comités de base ». Ce fut là un phénomène extraordinaire. Dans les Comités de base convergeaient des militants de tous les groupes et y compris des indépendants. Ces militants empêchaient avec leurs demandes qu’on casse l’unité du FA et ont fait en sorte qu’on écoute toujours la majorité.
De l’extérieur on observe avec intérêt cette unité, car en Amérique latine il y a une tendance très forte à la désintégration de la gauche.
Ce n’est évidemment pas un miracle. La base de tout est l’humilité et le travail militant. Je me suis rendu au Venezuela en 1999, j’ai expliqué ce qu’était le comité de base et quelqu’un a dit : « Il serait bon de le faire ici », mais la situation n’était pas la même. Ils ont créé d’autres formes d’organisation de quartiers et continuent à en créer d’autres très intéressantes. En Uruguay, le Comité de base est un véritable noyau. C’est là qu’on débat des positions qui sont portées ensuite à la Coordination générale. On élit un représentant, non par parti, mais sur décision de l’ensemble. Il n’y a pas de place pour les petites et misérables querelles pour déterminer qui sera le représentant. C’est cela qui nous a rendus plus forts. Les différences sont discutées et personne ne tente de contrôler le Comité pour son propre parti. Quand s’est créé le FA, l’idée du Comité de base a germé et s’est répandue tout naturellement.
Pour la reconstruction après la dictature, quel a été l’importance du thème de la mémoire ?
Ce fut très important. De ces années dramatiques du coup d’État fasciste, on se souvient de la résistance, des grèves, de l’emprisonnement des dirigeants, des pertes. Ceux qui intégraient les Comités de base ne se sont pas sentis trompés par leurs dirigeants. La reconstruction a ensuite été presque spontanée, parce qu’ils étaient au cœur des quartiers. À ce propos, je tiens à souligner le rôle énorme des femmes, des mères. De manière générale, outre toutes celles qui sont passées par les prisons ou ont disparu, elles ont dû prendre soin dans leurs maisons des enfants dont les pères ont alors été emprisonnés, et elles racontaient en permanence à voix baisse, l’histoire. Tous connaissaient le rôle de chacun dans le Comité de base. C’est une histoire très émouvante. Il y a même eu des familles où on laissait la chaise vide de l’absent. C’était quelque chose de symbolique, quelque chose de très fort.
Comment se porte le militantisme actuellement ?
C’est un autre moment historique : bien que nous ayons reconstruit cela, il n’y a pas autant de militantisme politique que par le passé, ni même de temps pour militer. Il n’y a pas de travail ou on doit travailler de nombreuses heures pour à peine survivre. La jeunesse ne développe pas en général un militantisme actif et discipliné. Toutefois, il y a quelque chose de très important. Au moment des grandes journées de mobilisation, ils surgissent soudainement et on ressent alors qu’il y a un lien très fort avec le passé. Cela s’est vérifié avec la foule qui a assisté à l’enterrement de Líber Seregni. Beaucoup disaient : « Comment n’allais-je pas venir l’accompagner alors que tout cela fait partie de la mémoire de notre enfance ? » l’Uruguay d’aujourd’hui vit une situation critique avec 14 % de chômeurs, qui en réalité avoisinent les 20 %. Dans un petit pays [4], ce chiffre est immense. Il y a un grand démantèlement social et une forte acculturation.
Dans ses grandes lignes, quel est le programme du Frente Amplio ?
On peut distinguer cinq grands axes fondamentaux. Dans le secteur économique, promouvoir un Uruguay productif, en mettant en marche l’appareil productif, tout en tenant compte des situations urgentes et en particulier de l’urgence sociale. Comment utiliser les ressources de l’État, face à l’urgence dramatique de la grande pauvreté, non par une politique « d’assistance » en tant que telle, mais plutôt par une approche éthique, ce qui requiert l’action d’urgence dans les cas les plus alarmants, tandis que l’on redresse l’économie. Nous devons essayer d’endiguer l’émigration des jeunes, qui s’avère très dommageable pour le pays. L’autre axe est ce que nous appelons l’Uruguay intelligent, le thème de l’éducation scientifico-technologique, qui est aujourd’hui à l’abandon.
En politique internationale, notre regard est tourné vers l’Amérique latine, c’est le MERCOSUR, l’intégration du sud, et non la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) [5] . Le discours qui nous unit autour de tous ces axes a été discuté par 3500 délégués, point par point. Pour détailler les axes relatifs au programme, plus de mille techniciens sont au travail. On étudie comment mettre en œuvre tout ce programme une fois au gouvernement. L’Uruguay est un petit pays, de ce fait la sortie de crise sera peut être plus simple. Notre situation n’a rien à voir avec celle du Brésil, qui doit apporter une réponse à 44 millions de personnes qui doivent manger trois fois par jour, et c’est très difficile.
Quelle est votre perception des évènements en Amérique latine ?
La tendance est plutôt à l’optimisme, et ce malgré les difficultés. Je crois que l’heure de l’Amérique du Sud est venue : Le Venezuela, le Brésil et l’Argentine offrent des perspectives encourageantes. Mais en même temps nous savons que cela ne va pas sans poser problème à l’impérialisme. La chose deviendra sérieuse quand ils y regarderont de plus près, mais nous devons prendre en compte que ce c’est un processus en zig-zag, avec des méandres. Nous sommes conscients et disposés à accepter des victoires et des défaites. Nous ne nous attendons pas à un processus linéaire. Après la vague néo-libérale qui a succédé aux grandes dictatures, qui avaient enterré les utopies réformistes, après la tempête aux terribles conséquences sociales, l’échec incontestable du néo-libéralisme a provoqué une réaction massive dans tous les pays.
Pour vous qui êtes issu de la guérilla des années 60 quelles sont les différences ?
Les formations de la guérilla des années 60 ont été fortes, actives, mais on ne mobilisait pas les masses comme maintenant. Dans les années 60, à gauche au Brésil on ne pouvait pas imaginer un Parti des Travailleurs avec 10 millions d’affiliés. On ne pouvait imaginer qu’au Brésil il existerait le mouvement paysan le plus important du monde, celui des paysans sans terre (MST), qui compte des millions de personnes, et ils agissent avec une grande force et responsabilité. L’ampleur de ce qui arrive aujourd’hui au Brésil, les victoires colossales du président Hugo Chavez au Venezuela, qui ont été un exemple pour le monde entier - le défi du référendum, que personne n’aurait imaginé en d’autres temps -, tout ceci annonce l’avènement d’une ère nouvelle, différente. Un grand nombre de personnes sont mobilisées.
Nous voyons dans notre Amérique du Sud, que beaucoup de choses inachevées après la révolution de mai, renaissent maintenant. Les Simón Bolivar, José Gervasio Artigas, José de San Martín, etc. sont de retour. La question nationale est centrale. Nous devons tous être conscients qu’on ne peut pas laisser passer ou entraver par des querelles politiques sans importance, et qui sont étrangères à d’authentiques formations de gauche, ce moment historique pour l’Amérique latine.
[1] membre du parti Colorado, Jorge Battle Ibanez est l’héritier d’une dynastie politique. Son grand-père gouverna le pays il y a un siècle et son père fut également président.
[2] Contrairement aux systèmes électoraux européens, qui requièrent 50 % des suffrages pour être élu, le système uruguyen exige 50 % des voix exprimées à l’exclusion du décompte des blancs et nuls. Dans la pratique, en 1999, il aurait fallu 53 % des suffrages pour que le Frente Amplio emporte l’élection au premier tour.
[3] Voir l’intégralité en ligne du livre référence sur la corruption en argentine La Prueba, sur notre site en espagnol RedVoltaire.Net.
[4] L’Uruguay compte 3,3 millions d’habitants regroupés dans quelques centres urbains.
[5] Voir « Chavez veut mener la résistance » et « Rébellion au Sommet des Amériques », Voltaire, des 26 novembre 2003 et 13 janvier 2004.
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