La Collaboration et l’implication des droites dans le régime de l’État français font l’objet d’interprétations historiques controversées. Des historiens comme Raymond Aron ou René Rémond se sont efforcés de développer le concept d’une « immunité française au fascisme ». Cette thèse, qui répondait à une nécessité politique dans le contexte de la réconciliation nationale, est aujourd’hui remise en cause par les chercheurs. On découvre ainsi le rôle de l’école d’Uriage, qui fut le laboratoire idéologique de la Révolution nationale de Philippe Pétain et dont sont issus de nombreux intellectuels de l’après-guerre comme Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien Le Monde, ou Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit.
En abrogeant la République et en proclamant l’État français [1], Philippe Pétain n’ouvre pas « une parenthèse dans l’histoire » [2], mais place au pouvoir des factions actives de la droite française avides de prendre leur revanche aussi bien sur la gauche du Front populaire que sur 1789. Les anciens combattants de la Première Guerre mondiale, les traditionalistes, les insurgés du 6 février 1934 et les « techniciens » [3], en rupture avec le parlementarisme, se disputent les postes politiques. Mais l’État français n’est pas seulement le théâtre d’une confiscation du pouvoir, il est aussi porteur d’un projet idéologique, la Révolution nationale. Cette formule doit en fait être comprise comme désignant une forme de nationalisme contre-révolutionnaire qui entend balayer les acquis de la Révolution universaliste de 1789.
Le « maréchal » Pétain [4] confie aux traditionalistes l’Éducation nationale et les mouvements de la Jeunesse : les Chantiers de la jeunesse sont placés sous la responsabilité du général La Porte du Theil, tandis que Georges Lamirand devient secrétaire à la Jeunesse.
Philippe Pétain cherche également à créer une structure élitiste capable de former les cadres de la Révolution nationale. Ce sera la communauté d’Uriage. Ce fief des traditionalistes offrira vite une légitimité intellectuelle au régime grâce à la participation du philosophe personnaliste Emmanuel Mounier et de ses disciples. Le « maréchal » en nomme directeur le capitaine Pierre-Dominique Dunoyer de Segonzac.
Histoire de l’école des cadres d’Uriage
Ce choix n’est pas le fruit du hasard : de Segonzac, comme Pétain, est un traditionaliste ; il a adhéré à la doctrine de Lyautey [5], diffusée dans les « cercles sociaux », auxquels il a appartenu dans les années 1930. Il s’agissait de réunions d’officiers, disciples de Lyautey, organisées par les capitaines de La Chapelle, de Virieu [6] et Huet. Pour les disciples de Lyautey, les officiers doivent « entrer dans la troupe » pour convaincre les soldats de la nécessité de construire un mouvement politique, à la fois catholique et social. L’appartenance à ce réseau explique les rapports privilégiés que de Segonzac entretient avec Lamirand et La Chapelle (qui le convoque à Vichy).
En mai-juin 1940, Segonzac participe à la bataille de France ; il assiste impuissant à la déroute de son escadron de chasse. Il s’enfuit et se rend en Dordogne ; c’est à Mussidan qu’il apprend les conditions de l’Armistice du 22 juin. Il accepte sans hésiter l’autorité du « maréchal » Pétain qui installe son gouvernement à Vichy le 2 juillet 1940. Le commandant La Chapelle, désormais affecté au secrétariat d’État à la Jeunesse, l’invite à Vichy afin de lui confier la mission de la créer une école chargée de former des jeunes chefs favorables au nouveau régime. De Segonzac organise l’école des cadres à la Faulconnière. Fin 1940, l’équipe s’installe définitivement dans le Château de Bayard à Uriage [7].
Uriage a deux fonctions : d’une part, dans le contexte d’une débâcle militaire, le gouvernement de Collaboration tente de maintenir l’ordre en prévenant toute tentative de reprise de la lutte armée. Ainsi, les Chantiers de la jeunesse, secondés par Uriage, prennent en charge les jeunes démobilisés. D’autre part, l’école des cadres doit servir de laboratoire idéologique.
Les stages permettent de sélectionner les jeunes chefs qui se voient attribuer, en fonction de leur mérite et surtout de leur fidélité au « maréchal », des postes de commandement aux Chantiers de la jeunesse, dirigés par le Général La Porte du Theil [8]. Ils ont pour but explicite la pacification des soldats démobilisés. On y marche au pas, on y porte l’uniforme, mais pas les armes. L’« entraide nationale des jeunes » constitue un moyen de les surveiller et de les encadrer pour éviter qu’ils ne prennent les armes contre la puissance occupante.
Le 20 octobre 1940, l’école reçoit la visite de Pétain, de Georges Lamirand, secrétaire de la Jeunesse, et de Georges Ripert, ministre de l’Education nationale. L’inspection se déroule sans incident, il faut dire que Segonzac voue un culte absolu au « maréchal ». Il recevra d’ailleurs la Francisque, décoration créée en 1941 par le Chef de l’État français pour récompenser ses fidèles. Le journal de l’école, Jeunesse France, salue ainsi le visiteur : « Combien nous nous sommes sentis plus unis, plus forts, après ces minutes qui compteront parmi les plus belles de notre vie. Quelle reconnaissance nous avons pour vous, Monsieur le Maréchal, car votre présence à la Faulconnière, en ce dimanche paisible et radieux d’automne, a donné tout son poids, toute sa gravité à notre serment ». Pour Segonzac, la fidélité au « maréchal » constitue une règle de base qui lie les membres de l’école, même si les opposants, notamment les gaullistes comme l’abbé de Naurois, sont encore tolérés au sein de la communauté. Uriage repose sur un jeu d’alliances objectives entre des groupes d’intellectuels qui veulent tirer profit de la mise en place du nouveau régime. Leur stratégie opportuniste explique le manque de cohérence de idéologique et l’empressement avec lequel les membres d’Uriage se rangeront dans le camp états-unien lorsque le vent tournera.
La Collaboration idéologique avec le Reich
La communauté d’Uriage obéit à un ensemble de règles correspondant à la philosophie politique, catholique et autoritaire, du « vieux chef ». Les Cercles sociaux qui rassemblaient, durant les années 30, des officiers désirant briser l’isolement de l’armée ont sensiblement influencé l’esprit d’Uriage.
L’organisation de la Jeunesse est conçue comme une mission militaire, religieuse et historique [9]. Les valeurs principales d’Uriage sont le sens de l’honneur, la foi et le « loyalisme absolu » envers le « maréchal ». Segonzac veut former, conformément aux exigences de Vichy, un « homme total » disposant d’aptitudes techniques mais aussi d’un « sens du spirituel », « un sens de l’honneur » et « un sens de la Patrie », une élite traditionaliste au service de la Révolution nationale.
Le programme de formation intellectuelle comprend l’étude des trois auteurs désignés comme « les Maîtres de la politique française » : Maurras pour la monarchie, Péguy pour la critique du parlementarisme et Proudhon pour le traditionalisme [10].
La formation des stagiaires est assurée par un Bureau d’études comprenant Joffre Dumazedier, Louis Lallemand, Bertrand d’Astorg et Hubert Beuve-Méry [11]. Sous la direction du « vieux chef », ces intellectuels vont tenter de mettre en forme la philosophie de la Révolution nationale. Parmi les dirigeants de l’école, on trouve aussi André Voisin, futur leader du mouvement fédéraliste européen.
Fin 1940, l’école organise un colloque réunissant les différentes factions de l’intelligentsia proches d’Uriage. Emmanuel Mounier et Jean Lacroix, les fondateurs de la revue Esprit ; Jean-Jacques Chevallier, professeur de droit à la faculté de Grenoble ; Michel Dupouey du Secrétariat général à la Jeunesse ; Henri Massis, de La Revue universelle ; et d’autres encore y participent. Une forte opposition surgit entre Mounier et Massis. Le premier est le fondateur du personnalisme. Il défend une doctrine catholique et sociale fondée sur le primat de l’individu et dénonçant la massification. Le second est un maurassien. Ce conflit idéologique est un conflit de pouvoir pour le contrôle d’Uriage et de l’accès au « maréchal ». Beuve-Méry, dans un article intitulé « Révolutions nationales, révolution humaine » [12], publié dans Esprit en 1941, déclare :« Il faut à la révolution un chef, des cadres, des troupes, une foi, ou un mythe. La Révolution nationale a son chef et, grâce à lui, les grandes lignes de sa doctrine. Mais elle cherche ses cadres ».
Les girouettes suivent le vent
Malgré la protection quasi-officielle du « maréchal », l’équipe d’Uriage est la cible de nombreuses critiques émanant du gouvernement (les rapports avec l’amiral Darlan, vice-président du Conseil, sont plus que conflictuels). Le 17 février 1941, Segonzac reçoit des instructions précises : il est sommé de se séparer de Mounier et de l’abbé de Naurois. Ce dernier est finalement remercié par Hubert Beuve-Méry et Segonzac ; l’abbé entre dans la résistance active. Un nouvel aumônier le remplace, « moins à gauche » et surtout plus fidèle. Vichy tente aussi d’imposer, malgré la défiance de Segonzac, une conférence de Doriot qui cherche à trouver des volontaires pour se battre sur le front de l’Est.
Le retour de Laval, le 18 avril 1942, rend évidente l’impuissance politique du « maréchal ». De plus, Uriage a perdu le soutien de Philippe Pétain et des traditionalistes des mouvements de la Jeunesse (Lamirand et La Porte du Theil se méfient du « vieux chef »). Privé de son unique appui politique, Segonzac contacte la Résistance ; une rencontre est organisée avec le capitaine Pierre Sonneville, agent du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) [13]. Il est question de mettre en place le réseau Marco Polo dans la région lyonnaise. Les principales personnalités d’Uriage imitent la démarche du « vieux chef » ; le choc de Stalingrad annonce de nouvelles perspectives politiques, pour les plus opportunistes, il est temps de trouver de nouveaux alliés.
Lamirand annonce la fermeture d’Uriage. Le 11 février 1943, le château d’Uriage reçoit ses nouveaux locataires : la Milice dirigée par le SS Darnand. Beuve-Méry et Segonzac décident de créer un Ordre d’Uriage regroupant une petite minorité de la communauté. Le Conseil de l’Ordre est composé, dans un premier temps, de Joffre Dumazedier, Gilles Ferry, Hubert Beuve-Méry et Pierre de Segonzac. Les consignes sont strictes, l’Ordre est une société secrète, accessible à une élite qui doit se méfier principalement des juifs, des francs-maçons et des communistes : « Se protéger rigoureusement des francs-maçons en évitant actuellement une attitude hostile à leur égard. Du moins doit-on veiller absolument à ce qu’aucun d’eux ne s’introduise dans l’Ordre. De la même façon les israélites ne sont pas admis comme membres de l’Ordre, non plus que comme novices. Si nous sommes résolument hostiles à l’antisémitisme, surtout tel qu’il est pratiqué depuis l’armistice, nous ne devons pas sous-estimer le danger d’une revanche juive ni méconnaître l’existence d’une internationale juive dont les intérêts sont opposés à ceux de la France ».
À côté de cet ordre secret sera constitué un mouvement destiné à se développer dans les maquis : les Nouvelles équipes de la renaissance française (NERF). Ainsi, des intellectuels compromis dans la Collaboration avec l’occupant nazi se garantissent mutuellement leur recyclage dans la Résistance. Volant au secours de la victoire, ils adaptent leur discours sur la décadence et la renaissance à leur nouvel auditoire. La faute n’est plus aux juifs et aux républicains et le salut n’est plus offert par le « maréchal », c’est au contraire désormais la faute au « maréchal » et le salut par De Gaulle et les anglo-américains.
Au total l’école aura reçu près de quinze cent stagiaires, comme Simon Nora ou Roger Stéphane et de prestigieux conférenciers : les dominicains Marie-Dominique Chenu, Ambroise-Marie Carré, le jésuite Henri de Lubac, mais aussi le philosophe Gabriel Marcel, Edmond Michelet, Jean-Marcel Jeanneney, Paul Claudel, Louis Salleron, Alfred Fabre-Luce, Daniel-Rops, Claude Roy, Wilfrid Baumgartner.
La collaboration idéologique avec les États-Unis
Les membres du Bureau d’études et de l’Ordre d’Uriage, en s’engageant dans la Résistance, abandonnent l’idéal révolu de la Révolution nationale. Ayant suffisamment tôt retourné leur veste, ils obtiennent, à la Libération, des places de confiance. Beuve-Méry [14], sur la demande du général de Gaulle, crée, en 1944, le quotidien national Le Monde. L’équipe d’Esprit, très proche des réseaux pro-états-uniens (notamment le Commissariat au Plan), est dirigée par des disciples de Mounier, Béguin puis Jean-Marie Domenach. La revue, tout en gardant un discours catholique et social, accueille des intellectuels vantant « l’Amérique de gauche », des combattants de la Guerre froide culturelle comme Michel Crozier. Joffre Dumazedier et Paul-Henry Chombart de Lauwe entrent au centre d’études sociologiques (CES), un organisme recevant des crédits des planificateurs.
Leur recyclage terminé, les anciens d’Uriage, dont on ne sait s’ils ont ou non dissous leur Ordre, popularisent leur version de leur histoire. Ainsi se crée le mythe d’un Uriage qui aurait échappé au « maréchal » et serait devenu un centre de la Résistance.
[1] On désigne souvent l’État français par l’expression « régime de Vichy » par référence à la ville thermale qui lui servit de capitale. Cette appellation impropre, outre qu’elle est désobligeante pour les Vichyssois, vise à en minimiser la légitimité et l’autorité.
[2] L’expression est de Raymond Aron.
[3] Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, 1973.
[4] En droit, maréchal n’est pas un grade militaire, mais une dignité. Il l’a perdu par son comportement et cette indignité a été constatée à la Libération. Il était alors désigné administrativement comme ex-maréchal. Nous placerons donc maréchal entre guillemets pour éviter tout anachronisme.
[5] Lyautey (1854-1934), surnommé « le bâtisseur d’empire » et « Lyautey l’africain », est connu pour son œuvre de pacification coloniale, principalement au Maroc. Sa doctrine, exposée dans la Revue des deux Mondes, insiste sur la nécessité de donner « un rôle social à l’officier ».
[6] Le marquis Xavier de Virieu fut proche du colonel de la Rocque, chef du mouvement des Croix de feu, qui participe à l’insurrection du 6 février 1934, puis du Parti social français. Son fils, François-Xavier de Virieu, conduisit une brillante carrière de journaliste, du Monde à la direction de l’information de la seconde chaîne de télévision.
[7] Antoine Delestre, Uriage, une école et une communauté dans la tourmente, 1940-1945, Presses universitaires de Nancy, 1989.
[8] Le 5 Juillet 1940, l’état-major confie au général La Porte du Theil, ancien élève de Polytechnique et commissaire de la province parisienne des scouts de France, le commandement d’un contingent de 50 000 jeunes, le contingent de juin démobilisé après l’Armistice du 22 juin. La Porte du Theil va créer pour eux les Chantiers de la Jeunesse, un instrument qu’il veut au service du « maréchal » et de la Révolution nationale. Le 18 janvier 1941, une loi rend obligatoire un stage de huit mois dans les Chantiers pour tous les jeunes âgés de vingt ans. Au total 380 000 « stagiaires » y passeront. Le 14 juin 1944, les Chantiers, totalement hors contrôle sont supprimés. La Porte du Theil est arrêté et emprisonné sur le territoire du Reich. Après la guerre, il se retire dans la Vienne où il fut le maire d’une petite commune près de Poitiers (Sèvres-Anxaumont).
[9] Les règles d’Uriage sont formulées dans un document interne, « confidentiel », intitulé La mission, l’esprit et la règle d’Uriage. Antoine Delestre, Uriage, une école et une communauté dans la tourmente, 1940-1945.
[10] Henri Moysset, professeur au Centre d’études navales, traditionaliste convaincu, a publié les éditions complètes de Proudhon.
[11] Hubert Beuve-Méry est né à Paris en 1902. Après un doctorat de droit, il assure la direction de 1928 à 1939, de la section juridique de l’Institut français de Prague ; parallèlement il est correspondant du quotidien Le Temps. Au début de la guerre, il collabore avec Jean Giraudoux au ministère de l’Information. Après l’expérience Uriage, il entre en contact avec la Résistance. En 1944, le général de Gaulle lui confie la tâche de créer Le Monde, journal lancé le 11 décembre 1944. Sous sa direction (il en est à la fois le gérant et le directeur), le quotidien devient une référence incontournable pour la classe dirigeante. Il se retire le 21 décembre 1969 après les événements de 68 qu’il a vivement critiqués.
[12] Hubert Beuve-Méry, « Révolutions nationales, révolution humaine », Esprit, 98, mars 1941.
[13] Le BCRA est un service de renseignement et non pas un réseau de résistance. Il est dirigé par André Dewavrin, alias colonel Passy, un ancien membre du complot de la Cagoule. À la fin de la guerre, le BCRA récupère les cagoulards de Vichy et les intègre dans ce qui va devenir a DGER.
[14] Beuve-Méry écrit en 1944, à la veille du débarquement : « Les américains constituent un réel danger pour la France (…) Les américains peuvent arrêter une révolution nécessaire, et leur matérialisme n’a pas la grandeur tragique du matérialisme des régimes totalitaires ». Cité par Jean-François Revel in L’obsession anti-américaine : son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences, Plon, 2002.
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