Dans la confusion de l’explosion de l’URSS et des proclamations d’indépendance des États soviétiques, celle de la Transnistrie fut si peu médiatisée que les États-Unis, pressés d’asseoir leur influence, firent opposition à sa reconnaissance par l’ONU et tentèrent de l’écraser en soutenant une invasion Roumano-Moldave au-delà du Dniestr. Mais ils sous-estimèrent gravement les généraux de Moscou opposés à Boris Eltsine, qui par les moyens de la 14e armée stationnée sur place permirent la victoire de la résistance populaire emmenée par l’actuel président de la Transnistrie (Pridnestrovie), Igor Smirnov. Récit des événements méconnus qui aboutirent à un statu quo remis en débat par les discussions sur le statut du Kosovo et le retrait russe du CFE.
Aux débuts de l’Union soviétique, la Transnistrie était une République autonome (RASSM) au sein de la République soviétique socialiste d’Ukraine (RSSU). Mais à la suite des accords de Munich au cours desquels la France et l’Angleterre abandonnèrent la Tchécoslovaquie au IIIe Reich, l’URSS, isolée, prit l’initiative de conclure un accord avec l’Allemagne pour ne pas être la prochaine victime de l’expansionnisme nazi et de la lâcheté ouest-européenne. Cependant, loin de se contenter de sauver Moscou, le pacte signé par les ministres des Affaires étrangères Joachim Von Ribbentrop et Viatcheslav Molotov, le 23 août 1939, prévoyait le partage de toute l’Europe centrale. L’une des conséquences de ce jeu d’influence fut l’annexion par l’URSS d’une partie de la Roumanie, son rattachement administratif à la république autonome déjà citée (RASSM) et, ainsi, la formation de la nouvelle République soviétique socialiste de Moldavie (RSSM) où l’on parlait à la fois le roumain et le russe.
Cinquante ans plus tard, les peuples qui furent victimes du Pacte Ribbentrop-Molotov reprirent leur liberté à la faveur de l’effondrement de l’Union soviétique. Malgré l’opposition du président Mikhail Gorbatchev, les pays baltes et la Transnistrie tentent de proclamer unilatéralement leur indépendance en 1990. Moscou envoie bientôt ses troupes spéciales pour rétablir l’ordre dans les pays baltes, mais ne prend pas au sérieux la petite Transnistrie et n’y intervient pas. Chisinau n’est pas plus inquiet : dans cette période de décomposition de l’URSS, la Moldavie pense son avenir avec la Roumanie dont elle partage la langue et admet donc la séparation à court terme d’avec la Transnistrie russophone.
Le 19 août 1990 à Moscou, un groupe de généraux nostalgiques du rêve soviétique renverse le président de l’URSS Mikhail Gorbatchev, mais rencontre l’opposition du président de la Russie Boris Eltsine. En trois jours le putsch échoue. Dans la confusion générale, l’Estonie et la Lettonie quittent définitivement l’URSS. La Biélorussie et la Moldavie suivent le 25 août, la Transnistrie (pour la seconde fois) le 1er septembre, puis toutes les autres républiques soviétiques, une à une, durant deux mois.
Dans sa déclaration d’indépendance, la Moldavie ex-soviétique déclare solennellement nulles et non avenues toutes les conséquences politiques et légales du Pacte Ribbentrop–Molotov, y compris le rattachement forcé de la Transnistrie dont elle avait bénéficié [1]. Mais échappant à tout contrôle politique, les services secrets modlaves tentent d’empêcher l’inévitable séparation d’avec la Transnistrie en enlevant le leader transnistrien Igor Smirnov, alors qu’ils se trouvait en territoire urkrainien [2]. Tiraspol ne varie pas et proclame sans tarder son indépendance comme nous l’avons vu ci-dessus. De plus, le nouvel État exige la libération immédiate de son président sous peine d’interruption du gaz et de l’électricité qu’il livre à la nouvelle Moldavie [3]. En définitive, Moldaves et Transnistriens confirment leur indépendance par référendum et désignent leurs nouveaux dirigeants. Des escarmouches meurtrières opposent les Unités spéciales du ministère moldave de l’Intérieur à la Garde nationale transnistrienne. Non seulement elles échouent à déplacer la frontière vers l’Est, mais la ville russophone de Bendery, située sur la rive occidentale du Dniestr, se ralie à Tiraspol. Cessez-le-feu.
Les États-Unis, qui se réjouissent de la dissolution de l’URSS, s’activent pour récupérer dans leur giron les nouveaux États. Les Moldaves n’ont d’yeux que pour le niveau de vie occidental, tandis que les Transnistriens prétendent réaliser le rêve abandonné de Gorbatchev : conserver les acquis du socialisme tout en adoptant la liberté d’entreprendre et la démocratie (Perestroïka) ainsi que la transparence dans les médias (Glasnost). Indamissible pour l’Oncle Sam qui est en train de dynamiter la Yougoslavie et espère en avoir définitivement fini avec le socialisme ! Dès lors, Washington va s’ingénier à manipuler Chisinau contre Tiraspol. C’est dans ce contexte que doit être interprété l’enlèvement d’Igor Smirnov par les services secrets moldaves et plus encore, les évènements qui suivirent.
Le 28 février 1992, les États-Unis font entrer triomphalement huit nouveaux États à l’ONU, dont la Moldavie. Mais pas la Transnsitrie post-soviétique. Du coup, celle-ci passe du statut de nouvel État en attente de reconnaissance internationale à celui de région séparatiste moldave. Au regard du droit international, il sera possible de maquiller une conquête militaire de la Transnistrie en une simple opération de restauration de l’ordre public face à des sécessionnistes.
À l’issue d’une brève visite du secrètaire d’État, James Baker III, Washington installe son dispostif. Les opérations seront dirigées depuis Bucarest par l’amabassadeur John R. Davis Jr, qui fit merveille en manipulant Solidarnosc en Pologne. Le chef de poste CIA sera Harold James Nicholson [4]. Une représentation diplomatique est ouverte à Chisinau où opérera le colonel Howard Steers.
Les conseillers militaires US constituent de bric et de broc une force moldave. Chisinau, nouvellement indépendant, n’ayant pas encore d’armée, Washington obtient que Bucarest détache des officiers roumains et prête des blindés. Et pour constituer les rangs, on recrute dans les prisons. Les détenus de droit commun seront amnistiés s’ils participent aux combats. Ils ne pourront être rémunérés, mais seront autorisés à se constituer un butin. Ils pourront même s’approprier les maisons des Transnistriens qu’ils tueront [5].
À Tiraspol, on est rapide à comprendre le renversement de situation. D’autant que, compte tenu du casernement sur place des 8 000 hommes de la 14e armée russe, les familles de militaires représentent la moitié de la population transnistrienne. S’appuyant sur les structures syndicales dont il est issu, Igor Smirnov organise à l’avance une défense populaire. De plus, il est « spontanément » rejoint par les légendaires cosaques. Quelques volontaires rallient Tiraspol pour encadrer militairement la population [6]. Reste à trouver des armes. Et des armes, il y en a en quantité dans l’arsenal de la 14e armée russe. Cependant l’état-major russe, qui doit faire face à bien d’autres conflits au même moment dans l’ex-espace soviétique, se déclare neutre [7]. Le 15 mars, une foule encercle l’arsenal et exige qu’on lui livre les armes. Après un long et pesant face-à-face, les officiers renoncent à défendre l’arsenal. La foule s’empare de 1 000 kalachnikov, 1,5 millions de cartouches et 1 300 grenades qu’elle remet aux cosaques [8].
Juste à temps. Chisinau, qui a décrété l’état d’urgence, s’apprête à reprendre Bendery. Igor Smirnov en appelle à la Communauté des États Indépendants (CIS) pour qu’elle envoie des observateurs et face respecter le cessez-le-feu, mais Boris Eltsine refuse de s’impliquer [9]. Toutefois Bendery abrite le casernement d’une unité de la 14e armée russe, laquelle annonce, elle, qu’elle ne restera pas sans réagir à une offensive moldave quels que soient les ordres de sa hiérarchie. On négocie. Le vice-président russe, le colonel Alexander Routskoy, fait le déplacement pour jouer les médiateurs, mais les Moldaves, soutenus par les États-Uniens, refusent de répondre à ses appels téléphoniques et encore plus de le recevoir. Ils n’ont pas tort car Routskoy se rend à Bendery où il prononce un discours enflammé en faveur de la Transnistrie [10]. Puis, le bouillant Alexander Routskoy retourne à Moscou où il essaie vainement de mobiliser la Douma [11].
Reculant avec prudence, les Moldaves acceptent le déploiement d’observateurs militaires de la CIS [12] et les cosaques sont démobilisés [13].
Répondant à la visite du vice-président Rutskoy, les Moldaves reçoivent, eux, le président roumain Ion Iliescu pour discuter de la fusion des deux États. Mais Illescu, qui craint d’être happé dans un conflit militaire, se contente de bonnes paroles et s’abstient de signer les protocoles qu’on lui présente [14].
Les négociations se poursuivent, mais quelle que soit la bonne volonté des diplomates, elles se heurtent à la multiplicité des protagonistes. Ainsi en Russie, Routskoy ne fait plus figure de tête brulée isolée. Le général Albert Makashov monte à son tour au créneau [15] et d’autres personnalités encore. Finalement Boris Eltsine tranche : il ordonne à la 14e armée de préparer son retrait total. À Chisinau, le président moldave Mircea Snegur et ses conseillers US interprètent cette nouvelle comme le feu vert tant attendu. Ils prennent le commandement direct de toutes les forces disponibles (police, douanes, armée) et requièrent l’approbation du Parlement pour « écraser les séparatistes » et en appellent à l’ONU [16].
Une foule de femmes encercle à nouveau l’arsenal de la 14e armée russe. Cette fois, elles s’emparent d’une trentaine de blindés sans que les soldats russes ne les en empêchent [17].
Revirement à Moscou dans le contexte des difficiles négociations états-uno-russes sur le désarmement : soudain, le très conciliant ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev « n’exclut pas que la Transnistrie revienne un jour à la Russie » [18].
À Chisinau, les partisans de la Grande Roumanie organisent des manifestations contre les « séparatistes » au cri de « La valise, la gare, la Russie ! ». Le 20 juin 1992, la Moldavie attaque la Transnistrie. L’objectif n’est pas de prendre des sites stratégiques, mais de semer la terreur dans la population pour la contraindre à l’exode. Les soldats tirent sur les civils, n’importe où. Les rues principales de Bendery sont jonchées de cadavres [19].
Rompant le rang, des chars de la 14e armée russe sortent des casernes pour combattre l’envahisseur. Trois sont détruits [20]. L’un d’entre eux orne aujourd’hui de monument aux morts de ces jours tragiques.
Le président Mircea Snegur intervient au Parlement de Chisisnau et déclare, dans un discours retransmis à la télévision : « La Russie a déclenché une guerre non déclarée contre la Moldavie. Le Dniestr est une zone occupée par la 14e armée russe » [21]. De son côté, le gouvernement de Bucarest dément avoir détaché des pilotes auprès de l’armée moldave [22]. Ce que dément la 14e armée russe selon laquelle une dizaine d’avions roumains participent aux combats [23].
Les premiers jours de combats seront particulièrement meurtriers —plus d’un millier de victimes civiles— et décisifs. Il est immédiatement évident qu’une résistance populaire bien organisée, encadrée et armée, viendra à bout d’un adversaire, certes supérieur en nombre et en équipement, mais démotivé et agissant comme une troupe mercenaire.
En réalité, même si les combats vont encore durer trois semaines, la guerre est déjà terminée.
Le 29 juin, le chargé d’affaires US, le colonel Howard Steers, présent à Bendery pour coordonner les opérations militaires, échappe de justesse aux tirs de snipers transnistriens [24].
Boris Eltsine décide de reprendre la 14e armée en main. Le 30 juin, il nomme le général Alexandre Lebed à sa tête avec pour mission d’y mettre toutes les unités au pas et de désengager la Russie du conflit. Comme il se doit, cette reculade s’accompagne de déclarations martiales qui ne trompent personne [25]. Pour palier à ce désengagement, les « patriotes » russes renvoient les cosaques à Tiraspol [26]. De son côté, Washington accorde aux Moldaves « la clause de la nation la plus favorisée », comme une sorte de dédommagement pour cette équipée ratée.
Le 3 juillet, Boris Eltsine et Mircea Snegur signent à Moscou un accord de cessez-le-feu. Depuis lors, la Transnistrie (rebaptisée Pridnestrovie pour souligner qu’elle ne se limite pas à la rive orientale du Dniestr mais comprend aussi Bendery) vit en paix sous la protection des derniers soldats de la 14e armée russe. Petit îlot d’un demi-million d’habitants, elle refuse toujours de s’aligner sur l’OTAN et l’Union européenne, et se voit en rétorsion privée de reconnaissance internationale.
Quatorze mois après avoir repoussé les forces états-uno-roumano-moldaves, les Pridnestroviens surent prouver leur reconnaissance à leurs amis Russes. En septembre 1993, lorsque le président Boris Eltsine appuyé par Washington tente d’étendre ses pouvoirs par la force et dissout illégalement le Parlement, les députés russes s’insurgent, le destituent et le remplacent par le vice-président Alexander Routskoy. Les parlementaires se retranchent dans leur hémicyle avec le général Albert Makashov, tandis que des volontaires pridnestroviens viennent assurer leur défense. Mais Eltsine bombarde le Parlement et donne l’assaut. Les insurgés, dont Routskoy et Makashov, sont incarcérés. Quatre mois plus tard, ils seront graciés.
[1] « Declaratia de independenta a Republicii Moldova », in Romania libera, 28 août 1991, p.8.
[2] « Moldovians kidnap Russian rival » The Washington Times, 30 août 1991.
[3] « Russian-Speaking Area of Moldova Declares Independence », Reuters, 2 septembre 1991. Sur l’enjeu énergétique, lire « Au cœur de la Guerre du gaz, la petite République de Transnistrie », par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 3 juillet 2007.
[4] Harold James Nicholson sera « retourné » deux ans plus tard par les services russes, puis démasqué en juin 1996 et condamné à 23 ans de prison.
[5] Témoignages recueillis par le Musée de Tiraspol.
[6] « Cossacks march out of History into moldovan conflict », Reuters, 8 mars 1992. « Cossaks assisting rebels who seek split from Moldova » par Ken Gluck, The Dallas Morning News, 9 avril 1992.
[7] « Soviet army in Moldova takes refuge in neutrality », par Vanora benett, Reuters, 10 mars 1992.
[8] « Russians in Moldova seize CIS arms stock », AFP, 15 mars 1992.
[9] Trans-Dnestr leader calls for neutral observers in Moldova », AFP, 30 mars 1992.
[10] « Rutskoy calls for independent Dnestr », AFP ; « Moldova accuses Russia of interfering in conflict », Reuters, 5 avril 1992. « Moldovan president slams Russian support for Dnestr independence », AFP, 7 avril 1992.
[11] « Réformateurs elstiniens contre contestataires : premières escarmouches au Congrès des députés » par Jan Krauze, Le Monde, 8 avril 1992.
[12] « Observers force to be deployed in Trans-Dnestr », AFP, 18 avril 1992.« Trêve armée de part et d’autre du Dniestr » par Jean-Baptiste Naudet, Le Monde, 20 mai 1992.
[13] « Cossak aides to Moldova separatists return home », AFP, 10 avril 1992. « Rebel Moldova leader thanks cossacks « defending democracy », par Philippe Naughton, 24 avril 1992.
[14] « Moldavie : durant la visite du président roumain, de nouveaux combats ont fait une vingtaine de morts », par Jean-Baptiste Naudet, Le Monde, 21 mai 1992.
[15] Entretien avec le général Makashov, Sovietskaya Rossiya, 26 mai 1992.
[16] « Moldova calls on Russia to end aid to separatists », par Justin Burke, The Christian Science Monitor, 27 mai 1992.
[17] « Dniester fracture a soviet legacy of self-proclaimed republic well-disposed toward Yeltsin’s soldiers » par John Gray, Globe and Mail ; « Russian role in Moldova underlined » par Chrystia Freeland, Financial Times, 29 mai 1992.
[18] « Moldova rejects Russian claims on Dniestr », AFP, 13 juin 1992. « CEI : le conflit du Dniestr " La Russie ignore les réalités et l’Histoire " nous déclare le ministre moldave des affaires étrangères », par Jean-Baptiste Naudet, Le Monde, 14 juin 1992.
[19] « Moldovan troops press attack on stronghold defended by rogue soldiers », par Thomas Grinsberg, Associated Press ;« Hundred fill morgue after fierce moldovan fighting » par Dimitri Solovyov, Reuters, 23 juin 1992.
[20] « Moldavie : le conflit de Transnistrie. Les combats ont fait des dizaines de morts à Bendery » par Jean-Baptiste Naudet, Le Monde, 23 juin 1992.
[21] « De nombreux morts et blessés à Bendery », par Jean-Baptiste Naudet, Le Monde, 24 juin 1992.
[22] « Romania denies military involvment in Moldova, Reuters, 22 juin 1992.
[23] « Romanian air force over-flies Moldova conflict zone », AFP, 24 juin 1992.
[24] « International Observers Come Under Fire in Moldova », Associated Press, 29 juin 1992. « U.N. team ducks shots by snipers in Moldova », Austin American-Statesman ; « U.N. team caught in sniper fire in Moldova », par Tom Squitieri, USA Today, 30 juin 1992.
[25] « M. Eltsine donne de nouveaux gages à l’armée russe », Le Monde, 1er juillet 1992.
[26] « Moldova : fearsome cossack warriors return to the battle front » par Chris Stephen, IPS, 1er juillet 1992.
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