En un siècle, la petite compagnie anglaise de transport pétrolier a fusionné avec l’exploitant Royal Dutch et est devenue l’un des principaux acteurs du secteur. Répondant à une logique purement privée, ses dirigeants n’ont pas hésité à s’allier au IIIème Reich, à Abasha au Nigéria, ou au SLORC birman ; les dictatures étant toujours moins regardantes sur les questions sociales et environnementales. Aujourd’hui, la compagnie jure qu’elle respecte de hautes normes éthiques, mais ses promesses seront d’autant plus difficiles à tenir que les tensions s’accroissent sur le marché pétrolier.
Shell est aujourd’hui une multinationale comptant plus de 2000 filiales et sociétés rattachées, présentes dans 143 pays et employant plus de 90 000 personnes. Elle reçoit 25 millions de clients par jour et réalise un chiffre d’affaires annuel de 179 milliards de dollars, ce qui, comparé au PIB des États la placerait en 24e position mondiale. Pourtant, malgré cette puissance, Shell se veut apolitique et a toujours affiché sa neutralité dans tous les conflits. Si son seul parti est celui du profit, c’est un parti pris lourd de conséquences.
Les origines
Le fondateur, Marcus Samuel, venait d’une Angleterre austère, mais cosmopolite et aventureuse : il hérite de la modeste fortune de son père acquise dans l’importation de boîtes faites de coquillages en provenance d’Extrême Orient. Samuel reprend à la fin du 19ème siècle les affaires familiales et se spécialise dans l’importation de charbon, puis d’hydrocarbures. Il achète et transporte le pétrole russe qu’exploitent les
frères Nobel (fils de l’inventeur de la dynamite) et les Rothschild. En 1892, Samuel inaugure sa première flotte de pétroliers destinée à concurrencer celle de la Standard Oil des Rockefeller sur les marchés asiatiques.
Rapidement la Shell se taille une place dans un contexte de guerre des prix fatale aux petits acteurs. Le transporteur signe en grande pompe un contrat de commercialisation de pétrole texan pour une durée de 21 ans. Mais la Shell est (déjà) confrontée au problème de l’estimation des réserves : le gisement s’épuise et elle doit reconvertir sa flotte dans le transport de bétail [1]. Elle s’associe alors avec la Royal Dutch de Jan Kessler, Hugo Loudon et Henry Deterding, qui vient d’acquérir d’importantes concessions en Extrême-Orient. Finalement le transporteur britannique et le producteur néerlandais fusionnent, en 1907, pour former un groupe multinational capable de résister aux Rockefeller.
Le hollandais Deterding devient alors l’homme fort de la nouvelle Shell et y appose la marque de sa personnalité téméraire et autocratique. La firme n’ayant pas de gisement, ni en Angleterre, ni aux Pays-Bas, son caractère bien trempé et audacieux se prête à la stratégie quasi-militaire qui s’impose pour défendre les marchés de la compagnie de par le monde. À l’inverse de la plupart des autres sociétés pétrolières, Shell a donc joué très rapidement un rôle politique sur le plan international, par la force des choses.
Cependant un conflit perdure entre les intérêts de la compagnie et ceux de son principal client, l’Empire britannique, comme l’atteste le discours de Churchill devant le Parlement en 1913 : « Leur politique consiste - à quoi bon le dissimuler - à s’assurer le contrôle des sources et moyens de production puis à ajuster cette production aux besoins du marché en vue de maintenir les prix… Nous n’avons rien contre la Shell. Ils se sont toujours montrés courtois, compréhensifs, prêts à rendre service, impatients de servir l’Amirauté et de promouvoir les intérêts de la Marine et de l’Empire britanniques - mais à leur prix. »
La question se pose déjà de savoir envers qui la compagnie doit se montrer loyale, si ce n’est envers ses actionnaires. D’autant qu’elle ne connaît pas de frontières et que, bien qu’elle soit en partie propriété de la famille d’Orange, elle ne reconnaît pas d’allégeance envers un État en particulier, fussent le Royaume-Uni ou les Pays-Bas.
Dans les années 20, trois grandes compagnies se partagent l’essentiel du marché mondial : Exxon, Shell et BP. La guerre des prix qui s’était développée réduisant dramatiquement leurs marges, des réunions secrètes sont organisées dès 1928 pour conclure des ententes afin de limiter la surproduction et de maintenir des prix suffisamment élevés.
La montée du nazisme aura des conséquences sérieuses pour les dirigeants du cartel. Le IIIe Reich exploite efficacement cette coopération et en obtient des brevets stratégiques comme celui de l’essence d’avion à 100 d’indice d’Octane alors que Shell a installé son siège en Angleterre. Les affaires passent avant la guerre et l’idéologie, considérés comme des phénomènes transitoires. À moins que la réalité ne soit plus prosaïque et que la firme n’obéisse à une idéologie inavouable. D’ailleurs, anticommuniste viscéral, Deterding ne cache pas son admiration pour Hitler et multiplie les provocations. Inquiet, le gouvernement conservateur de Stanley Baldwin le fait écarter discrètement des affaires, en 1936, au moment où, pour des raisons similaires, il pousse Edouard VIII à abdiquer [2]. Deterding venait de débuter des négociations secrètes avec la Wehrmarcht pour lui fournir un an d’approvisionnement en pétrole à crédit [3] et espérait récupérer des concessions confisquées par les soviets. Déçu, il se retire en Allemagne où il meurt. Le Times du 11 février 1939 rapporte qu’Hitler et Goering envoyèrent des couronnes à ses obsèques.
En 1940, Lord Bearsted, fils du fondateur Marcus Samuel, se fera l’avocat de la détente anglo-germanique sous forme de « paix négociée ». Il s’illustrera aussi au sein des services secrets britanniques (MI6) [4].
Les liens de Shell avec le nazisme ne s’arrêtent pas là : les filiales allemande et autrichienne de Shell ont utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale plus d’un millier de travailleurs forcés dans leurs raffineries et installations pétrochimiques, sous la garde vigilante et cruelle des S.S. [5].
En 1954, le prince Bernhard des Pays-Bas, actionnaire de référence de la Royal Dutch Shell, fait oublier son passé aux Hitlerjugend en organisant un club fermé pour l’élite économique atlantiste, le Groupe de Bilderberg. Il en conservera la présidence jusqu’au scandale Lockheed, en 1976. Du coup, la Shell se trouve au centre d’un réseau relationnel décisionnaire dans le monde occidental et la reine Beatrix ne tarde pas à détenir la première fortune d’Europe.
En 1972, Shell contrôle 12,9 % de la production mondiale de pétrole, en seconde place derrière Exxon. C’est une période transitoire pour l’industrie pétrolière, car elle passe d’une logique de surabondance où des prix suffisamment élevés devaient être maintenus, à une logique de pénurie artificielle entretenue par des décisions politiques. Shell sera la seule compagnie parmi les « majors » à anticiper le quadruplement du prix de l’énergie entraîné par les chocs pétroliers et la chute de la demande due à la crise économique, en prenant des mesures telles que l’arrêt immédiat de la construction des supertankers [6]. Cette nouvelle manière d’anticiper l’avenir, initiée par le Shell Group Planning, donnera naissance au GBN (Global Business Network), think tank de décideurs économiques mondiaux et permettra à Shell de se hisser au rang de première compagnie pétrolière mondiale au début des années 90, devant Exxon.
Les chocs pétroliers encouragent les « sept sœurs » (c’est-à-dire les sept grandes compagnies pétrolières mondiales) à intensifier l’exploration dans les zones non contrôlées par le cartel de l’OPEP. La découverte d’importants gisements en Mer du Nord en 1970 et les premiers forages d’exploitation dès 1975 permettront au Royaume-Uni de devenir exportateur de pétrole en 1980, et de financer les grandes restructurations économiques de l’ère Thatcher. Notons à ce sujet que la production en Mer du Nord décline depuis 1999 et que le Royaume-Uni redeviendra importateur net de brut avant la fin de cette décennie [7].
Dérivés mortels
La liste des substances toxiques produites et commercialisées par Shell, pour des raisons de rentabilité ou d’avantages concurrentiels et malgré une connaissance préalable des risques de santé pour les populations exposées, est très longue. En voici quelques exemples.
Dès 1945, Shell développe une nouvelle classe de pesticides à partir des déchets de la fabrication du caoutchouc synthétique, les fameuses « drines » : principalement l’aldrine et la dieldrine, qui seront utilisés notamment pour lutter contre des insectes devenus résistants au DDT. La haute toxicité de ces produits pour toutes les autres espèces, dont l’homme, sera rapidement prouvée et leur utilisation interdite en Amérique du Nord et en Europe dans les années 70, ce qui n’empêchera pas Shell de les produire et de les commercialiser dans d’autres pays jusqu’à la fin du 20ème siècle.
De même, le pesticide connu sous le nom de DBCP, utilisé pour traiter les bananes et principalement fabriqué par Shell et Dow Chemicals dès le début des années 50 deviendra tristement célèbre pour avoir rendu stériles la plupart des employés travaillant dans les usines où il était produit. La production sera arrêtée en 1977 et une série de procès intentés contre les fabricants, ce qui ne stoppera pas la pollution pour autant : à l’automne 1979, plus de 950 000 Californiens consommaient une eau dont le taux DBCP était considéré comme dangereux.
Apartheid et racisme environnemental
Dans les années 80, alors que la plupart des grandes multinationales boycottent le gouvernement raciste d’Afrique du Sud, la filiale locale de Shell poursuit ses activités dans le pays [8], tout en s’achetant une bonne conscience par des campagnes pour l’éducation et le progrès social souvent surmédiatisées. Une campagne de boycott est lancée contre Shell qui réagit en contractant une agence de communication pour mener une campagne anti-boycott. La dure réalité, dans les quartiers pauvres de Durban, c’est la plus grande pollution souterraine aux hydrocarbures documentée à ce jour. Dans cette zone se trouve la plus grande raffinerie de pétrole brut d’Afrique du Sud, qui a connu de nombreux accidents depuis son ouverture dans les années 60, accidents sérieusement documentés à partir des années 90 uniquement. On estime à environ 1 million de litres la quantité de pétrole disséminée dans le sous-sol de la partie Sud de cette ville du fait des fuites des vieux pipelines, ou encore 5 tonnes de fluoride d’hydrogène, substance très dangereuse, dispersées lors d’une explosion en 1998. Une pollution au plomb a également eu lieu en mars 2001 en raison de la vétusté des réservoirs utilisés, qui avaient plus de vingt ans. Le taux de leucémie à Durban est 24 fois supérieur à celui du reste de l’Afrique du Sud [9], mais Shell refuse toujours de prendre en charge l’assainissement des lieux. Il n’est donc pas exagéré de parler de racisme environnemental en ce qui concerne Durban.
En 1992, la diffusion d’un reportage britannique montre quarante mille villageois forcés de travailler sur le gisement de gaz d’Apyauk, en Birmanie. Devant le scandale, Shell met fin à l’exploitation malgré un investissement de près de deux cent millions de dollars [10].
1995 est une année noire pour l’image de Shell ; le projet de démantèlement sauvage de la plate-forme Brent Spar, en Mer du Nord, soulève l’indignation d’organisations de défense de l’environnement et contraint la multinationale à revoir son plan.
Au Nigéria, comme dans une bonne partie de l’Afrique subsaharienne, les sœurs rivales mènent des guerres concurrentielles par milices interposées. Shell s’identifie au régime du général Sani Abacha. À la demande de la firme, les manifestations sur ses sites industriels sont violemment réprimées par la police mobile para-militaire.
On dénombre 80 morts et 495 habitations détruites rien que pour les événements du 30 et 31 octobre 1990. La pendaison de dirigeants de l’opposition, dont l’écrivain Ken Saro-Wiwa (photo), en 1995, suscite une réprobation mondiale. Shell est mise en accusation et le Nigéria est exclu pour deux ans du Commonwealth. La compagnie prend alors de bonnes résolutions et des engagements éthiques à grand renfort d’espaces publicitaires dans le Financial Times, l’Economist et même dans le mensuel de gauche Mother Jones.
Le changement climatique
Lorsque le problème des changements climatiques provoqués par l’augmentation du taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère s’impose dans les débats scientifiques, au début des années 90, Sir John Collins, P.D.G. de Shell pour le Royaume-Uni déclare : « Le plus gros défi que doit relever l’industrie énergétique est celui de l’environnement global et du réchauffement global ». Effectivement, Shell tentera de relever ce défi, mais en rejoignant la Global Climate Coalition. Ce groupe de pression dépense plusieurs dizaines de millions de dollars pour tenter d’influencer les négociations des Nations unies sur le climat qui devaient culminer en 1997 avec l’élaboration du Protocole de Kyoto. Il conteste les conclusions d’une majorité de scientifiques reconnus. Pourtant Shell entreprend simultanément de surélever ses plates-formes de forage en prévision de l’augmentation du niveau des eaux dû à la fonte des glaces.
En mai 2000 la Fondation Shell est créée, avec un budget initial de 30 millions de dollars qui seront consacrés à l’énergie durable et à des œuvres sociales dans le monde entier. Malgré les sommes conséquentes investies, beaucoup y voient l’affichage d’une bonne volonté destiné à s’acheter une crédibilité auprès de l’opinion publique. En effet, en comparaison des investissements effectués chaque jour dans les infrastructures pétrolières et gazières, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Développer et produire des substances chimiques ou additifs pétroliers connus ou soupçonnés d’être des toxiques cancérigènes, mutagènes ou hormonaux, accélérer l’épuisement d’une ressource irremplaçable dont la combustion à l’échelle globale provoque des changements climatiques irréversibles, transformer brutalement des micro-économies agraires du monde sous-développé en complexes industriels polluants au service principalement du consommateur de l’hémisphère Nord, tout cela participe bien d’une toute autre logique.
Lors de l’invasion de l’Irak en 2003, l’industrie pétrolière nationale est confiée à des Irakiens, sous administration « civile » du général retraité Jay Garner. En fait, c’est un « Conseil pour l’industrie pétrolière irakienne » dirigé par l’ancien patron de Shell-USA et de la société d’ingénieurie Fluor Corporation, Philipp J. Carroll, qui prend les véritables décisions, à commencer par la révocation ou suspension des contrats signés par des compagnies russes, chinoises ou françaises [11].
Dans l’attente de la pénurie
Paradoxalement, ce fut un chercheur du laboratoire Shell de Houston, Texas, qui dans les années 50 prédit à l’aide d’une nouvelle technique que le déclin de la production domestique de pétrole des États-Unis interviendrait vers 1970. Théoricien malgré lui du déclin inéluctable de l’ère du pétrole, King Hubbert fut à l’époque considéré par beaucoup d’experts comme un illuminé. Pourtant, en 1971, la production entama un déclin qui se poursuit aujourd’hui alors que les États-Unis doivent importer 63 % du pétrole qu’ils consomment. Cette même méthode, appliquée à la production mondiale, a conduit des géologues indépendants à estimer que le pic absolu de la production mondiale aura lieu durant la décennie présente. Un autre tabou, celui de la surévaluation des réserves par les compagnies, dans le but d’appâter leurs investisseurs, vient d’être partiellement levé au début de l’année 2004 : il a été révélé que 20% des réserves « prouvées » de Shell, soit près de 4 milliards de barils, devaient être requalifiées en réserves « probables » [12]. Mais le débat médiatique a surtout porté sur la démission du président de la société, Philipp Watts, plutôt que sur les problèmes de fond.
La gestion de la compagnie anglo-néerlandaise échappe sans aucun doute aux deux grands États qui l’hébergent. Loin d’être apolitique comme le prétend sa direction, cette gestion est en elle-même une politique qui répond à des intérêts commerciaux, privés et transnationaux.
[1] Les sept sœurs, Anthony Sampson, éditions Alain Moreau, 1976
[2] Pour sauver la face, il est convenu de justifier cette décision au public en évoquant une historie d’amour. Pendant la Guerre mondiale, Edouard VIII devenu duc de Windsor, sera placé sous la garde des États-Unis aux Bahamas.
[3] « Unloveable Shell, the Goddess of Oil », Andy Rowell, The Guardian, 15 Novembre 1997
[4] Lobster n° 22, Who’s who of appeasers, Octobre 91
[6] The Prize : The Epic Quest for Oil, Money, and Power, Daniel Yergin, 1992
[7] « UK North Sea oil production is collapsing », Jeremy Cresswell
[8] Extraits de l’ouvrage Riding the Dragon : « Two Different Worlds »
[9] Riding the Dragon, Jack Doyle, Environmental Health Fund, 2002
[10] Bibliothèque électronique : « Derrière chaque grande fortune se cache un crime - La France et Total complices de la tragédie birmane »
[11] Voir à ce sujet notre article « Le partage des marchés afghan et irakien »
[12] Les réserves « prouvées » sont commercialement viables à court terme alors que les réserves « probables » se situent dans une perspective d’exploitation plus floue et reculée dans le temps
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