De quoi faut-il le plus s’étonner : de la montée en puissance de Jean-Christophe Mitterrand à la cellule africaine de l’Elysée, à partir de 1982 et jusqu’en 1992, ou de l’indifférence avec laquelle la France républicaine a accepté ce " filialisme ", et l’a laissé aller au bout de la compromission ? On ne prêtera point trop de machiavélisme à JCM - ni même, en l’occurrence, à son père, qui a laissé couler plus qu’il n’a décidé. Chez l’un et l’autre, le principe de " jouissance " - d’une influence et d’un pouvoir - a connu d’autant moins de limites qu’il n’en rencontrait guère dans les institutions, les médias et l’opinion française.
Mais comment ne pas voir qu’en installant au sommet de la relation franco-africaine ce symbole même de la confusion " familiale " des sphères privées et publiques, de l’intérêt public et privé, on confortait les chefs d’Etat africains clients dans leur propre familialisme ? Partout les fils (et quelques filles) ont émergé, légitimés par la privauté régressive du Parrain métropolitain : Eyadéma, Mobutu, Biya, Bongo, Habyarimana, Ratsiraka,... Et le principe de " jouissance " a submergé impudemment les façades du service public.
Cet épicurisme pourrait être sympathique si les crises de l’Afrique (culturelle, démographique, économique, urbaine, ... ) n’y avaient vu une provocation au sauve-qui-peut puis à la violence généralisés. En retour, les familles prébendières et leurs golden boys se comportèrent de plus en plus en hors-la-loi : par delà le comportement d’un Mobutu et de ses fils, les dérives insolentes du clan Habyarimana, à partir des années quatre-vingts, ont compté pour beaucoup dans l’exacerbation de la violence au Rwanda. Ces dérives ont été accompagnées par la France, en toute " amitié ". Le génocide rwandais et le casting de Biarritz révèlent la signification de ce terme.
L’histoire dira à quel point les embrouilles et complicités du réseau JCM - avec au moins la bénédiction paternelle - ont dégradé l’image de la France en Afrique. Ce réseau va disparaître, ou plutôt se laisser digérer par d’autres. Celui de Charles Pasqua tient la corde. Le ministre d’Etat a tissé sur les mêmes terres que JCM un réseau très serré - ce qui suppose bien des deals ignorés de l’électeur -, et y a dépêché son fils Pierre. Dans tous les pays examinés ici : Zaïre, Togo, Soudan, Cameroun, Tchad, Gabon, Congo, Guinée équatoriale, Côte d’Ivoire, Rwanda, Comores, auxquels on pourrait ajouter le Sénégal, Djibouti, Madagascar,... les approches Mitterrand et Pasqua sont quasi identiques. Le second réseau, un peu moins " noceur ", dispose déjà de points d’appui beaucoup plus nombreux et diversifiés. S’il bénéficiait d’une promotion politique de son patron, l’Afrique francophone, qui souffre déjà de l’héritage jacobin, verrait se conforter certaines des dérives actuelles de l’île de Beauté (174) : la Françafrique se corserait encore... dans les fils serrés du réseau Pasqua. Ni l’Afrique, ni la France, n’y gagneraient en démocratie.
ET, POUR FINIR, L’AVIS DE QUATRE POLITOLOGUES...
" Au nom d’un réalisme enraciné, en fin de compte, dans le cynisme et le mépris, les pouvoirs en place sont reconnus et soutenus jusqu’à ce qu’ils s’écroulent [...]. Une telle politique est non seulement scandaleuse dans la mesure où elle maintient les populations africaines sous la dépendance de pouvoirs corrompus, mais également inadmissible puisqu’elle entretient dans les institutions françaises une zone d’ombre échappant à tout contrôle, sauf lorsqu’un scandale particulièrement évident est mis à la connaissance du public.
Les régimes africains sont souvent corrompus et condamnables. Mais la politique à conduire envers ces Etats nécessite d’abord une remise en cause totale des conditions troubles de sa gestion en France ".
Hugues Portelli
In La Croix du 4 février 1993.
" L’absence de transparence n’est pas seulement liée au caractère occulte de la corruption et des réseaux mafieux qui la diffusent : elle est aussi liée - c’est la sociologie des organisations - à l’extrême complication institutionnelle des structures françaises chargées de la Coopération. C’est un maquis où l’on ne comprend rien, l’on ne sait pas qui fait quoi. Ce n’est pas uniquement le produit d’une volonté politique - on ne veut pas que nous y mettions notre nez -, c’est aussi un produit typique de l’organisation bureaucratique à la française. La seule façon de lutter contre ce manque de transparence, c’est de faire connaître, de parler, de crier [...].
L’irresponsabilité aussi est absolument insupportable. Elle est d’ailleurs liée au manque de transparence. Nos gouvernants font des erreurs, pour ne pas dire des crimes, ils ne les reconnaissent jamais - ce serait déjà un peu, voire à moitié pardonné : une certaine auto-critique, au moins, serait de mise. Non, jamais. Ces gens-là, quels que soient les partis au pouvoir, quels que soient les présidents qui se succèdent, assurent toujours leur propre continuité, alors même que le contexte de la politique franco-africaine change radicalement [...].
Il faut maintenant repenser radicalement et totalement cette politique française en Afrique, pas seulement pour la rendre un peu plus conforme à nos principes démocratiques, mais aussi du point de vue de l’efficacité de cette politique, au vu de la réalité de notre Etat et de notre démocratie. Il est absolument indispensable que cela change ".
Jean-François Médard
In L’Afrique à Biarritz, op. cit..
" La faillite de la coopération française est évidente aux yeux de ses agents les plus compétents. Le citoyen français doit donc se demander où nous mène cette diplomatie. A coup sûr à la "haïtisation" du Togo et de tous les pays africains dont les dirigeants autoritaires en mal de restauration n’hésitent pas à "macoutiser" leur pouvoir ; cause commune pour garantir la continuité de la politique de la France [...] ; à l’isolement diplomatique de la France, dernière des grandes puissances à materner ses clients les moins recommandables sur le plan des droits de l’homme.[...] Au Kenya, au Cameroun, en Guinée équatoriale, au Libéria, au Zaïre, au Rwanda, la France se fait pareillement prendre la main dans le sac de la restauration autoritaire, voire de la guerre, par ses partenaires européens les plus proches. [...] Partout les nouvelles élites africaines se détournent de la France sans plus cacher leur incompréhension, leur colère, leur tristesse, leur mépris" ".
Jean-François Bayart
In La Croix du 7 septembre 1993.
" L’image de "la France grande et généreuse", c’est un discours qu’on n’ose plus tenir, et qu’on ne tient plus d’ailleurs, parce que l’Afrique est dans un tel état de déréliction que l’image de l’aide française n’est plus une image de générosité, mais de faible efficacité et de mauvaise gestion, une image de l’Afrique qui ne parvient pas à s’en sortir. Tout serait mûr pour une révision, mais personne n’est prêt à l’assumer. Tant que François Mitterrand est à l’Elysée et Charles Pasqua au gouvernement, rien ne se passera ".
Marie-Claude Smouts
France-Afrique : des relations très spéciales, Alternatives économiques, 02/94.
174. Il est significatif que l’interlocuteur nationaliste choisi en Corse par Charles Pasqua soit le FLNC - " Canal historique ". Celui-ci est en pleine dérive mafieuse - comme la faction militaire avec laquelle, en Algérie, le ministre privilégie les contacts.
"Les liaisons mafieuses de la Françafrique" / Dossier Noir numéro 2 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995
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