L’importance du discours de La Baule

A l’occasion de la seizième Conférence des Chefs d’Etat de France et d’Afrique, à La Baule le 20 juin 1990, le Président François Mitterrand prononce un discours qui va renouveler le cadre des relations franco-africaines et que, devant la Mission, M. Roland Dumas a estimé pouvoir résumer en deux phrases, d’une part, " le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud ", d’autre part, " il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement. "

Après avoir rappelé dans son discours qu’il considérait le développement comme " un élément indissociable des progrès de la démocratie ", le Président de la République affirmait nettement : " nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c’est une forme de colonialisme aussi perverse que toute autre. " Pour autant la France n’est pas absente et le Président François Mitterrand le rappelle " la France continuera d’être votre amie, et si vous le souhaitez, votre soutien, sur le plan international, comme sur le plan intérieur " et le Président poursuit en déclarant " la France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté ".

La novation du discours de La Baule réside dans cette dernière annonce ; les rappels des éléments plus classiques de la politique africaine de la France n’étaient là que pour préparer l’auditoire, le rassurer. Désormais la chose est dite : l’aide de la France aux Etats africains est subordonnée à l’avancée du processus de démocratisation. Ce lien a été clairement explicité lors de la conférence de presse consécutive à ce sommet par François Mitterrand qui établissait une distinction entre " une aide tiède " destinée aux régimes autoritaires refusant toute évolution démocratique et " une aide enthousiaste " réservée à " ceux qui franchiront le pas avec courage ".

Sur le moment, ce discours a été peu apprécié par l’ensemble des Chefs d’Etat présents. Traitant du sommet franco-africain de Biarritz intervenu cinq ans plus tard, M. Bruno Delaye, Conseiller à la présidence de la République de juillet 1992 à janvier 1995, en fait ainsi le bilan : " les 31 pays d’Afrique sud-saharienne, dont 22 francophones, représentés à La Baule avaient tous instauré le multipartisme, 17 avaient adopté de nouvelles constitutions, et une cinquantaine de consultations générales avaient été organisées qu’il s’agisse de référendums constitutionnels ou d’élections législatives ou présidentielles. "

Face aux difficultés de mise en place du processus démocratique, M. Bruno Delaye a également rappelé devant la Mission qu’il était important " pour la France de ne pas épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des principes et une politique. Le vent démocratique de cette époque avait libéré des énergies positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais en s’appliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou ethniques extrêmement dangereuses. "

Dans un discours prononcé le 5 juillet 1990, le Président Juvénal Habyarimana annonce la fin du cumul entre sa fonction de Président de la République et celle de Président du parti unique MRND, ainsi que l’amorce d’un processus démocratique avec la reconnaissance du multipartisme.

M. Michel Lévêque, ancien Directeur des Affaires africaines au ministère des Affaires étrangères de 1989 à 1991, a, devant la Mission, établi une corrélation entre ces décisions et les entretiens qui s’étaient déroulés entre les Présidents François Mitterrand et Juvénal Habyarimana, en marge du sommet de La Baule et qui avaient porté sur la nécessité de réformes institutionnelles au Rwanda et la question des réfugiés. " A la suite de ces pressions, le Président Juvénal Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et le comité rwando-ougandais sur les réfugiés ".

M. Hubert Védrine a lui aussi considéré que la politique menée par la France au Rwanda s’inscrivait dans la continuité de " la philosophie de La Baule ". Il a fait état des nombreuses lettres du Président François Mitterrand au Président Juvénal Habyarimana sur la question des réfugiés, des droits de l’homme et sur la nécessité de trouver un accord politique avec le FPR et de faire évoluer politiquement le régime vers la démocratie.

Le piège du discours de La Baule

La logique d’obligations réciproques exprimée dans le discours de La Baule -aide au développement contre démocratisation- a rendu la France prisonnière d’un processus dont elle n’a pas su se désengager, alors que le Gouvernement rwandais ne satisfaisait pas de son côté à ses engagements en matière de démocratisation et de respect des droits de l’homme.

Dès lors, la logique du discours de La Baule a fonctionné comme un piège.

Face aux atermoiements des autorités rwandaises et préoccupée par la stabilité des Etats et la sécurité régionale, la France n’a jamais pris la décision de suspendre toute coopération, ou même de procéder à une baisse du niveau de son aide civile et militaire. Aussi, le Président Juvénal Habyarimana a-t-il pu se convaincre lui-même que " la France... serait derrière lui quelle que soit la situation, qu’il pouvait faire n’importe quoi sur le plan militaire et politique " comme l’a estimé M. Herman Cohen au cours de son audition.

Avec le recul, on peut considérer que les autorités rwandaises ont joué avec habileté des promesses qu’elles n’ont pas tenues.

Toujours dans le discours de La Baule, le Président François Mitterrand déclare : " Je répète le principe qui s’impose à la politique française : chaque fois qu’une menace extérieure poindra, qui pourrait attenter à votre indépendance, la France sera présente à vos côtés " et ajoute : " mais notre rôle à nous, pays étranger fût-il ami, n’est pas d’intervenir dans des conflits intérieurs. Dans ce cas là, la France, en accord avec les dirigeants, veillera à protéger ses concitoyens, ses ressortissants, mais elle n’entend pas arbitrer les conflits ".

Les développements ultérieurs relatifs à l’opération Noroît montrent que la France a tout à la fois procédé à des missions de protection et d’évacuation de ses ressortissants et mis en place des actions de soutien aux forces gouvernementales rwandaises, car elle ne considérait pas le conflit comme intérieur mais comme résultant d’une agression extérieure. Elle considérait à l’origine le FPR davantage comme une force militaire d’origine ougandaise que comme le regroupement de réfugiés rwandais voulant revenir dans leur pays.

La France a ainsi maintenu sa présence et développé sa coopération militaire sur fond de tensions ethniques, de massacres et de violences, comme mithridatisée face à un contexte dont elle a sous-estimé la gravité.

Ces erreurs de jugement ont entraîné des conséquences d’autant plus graves qu’elles s’appliquaient à un pays aux particularismes forts.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr