(extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : M. Errera, je vous remercie de nous consacrer un peu de votre temps. Je rappelle que vous êtes conseiller d’Etat honoraire depuis 2001. Vous avez participé, en tant que membre de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat, aux délibérations qui ont conduit à l’avis de 1989. Vous êtes également ancien membre du Haut conseil à l’intégration, membre du conseil d’administration du service social d’aide aux immigrants et professeur à l’université d’Europe centrale à Budapest.

M. Errera, nous serons très attentifs à vos propos, car nous aimerions comprendre les motifs qui ont conduit le Conseil d’Etat à l’avis de 1989.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire - en partant du questionnaire que nous vous avons adressé -, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Roger ERRERA : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, mes premières paroles seront des paroles de remerciement ; c’est un grand honneur pour moi de comparaître aujourd’hui devant cette mission d’information, présidée par le Président de l’Assemblée nationale, sur un sujet aussi grave que le port de signes religieux à l’école.

En effet, j’ai été membre de la section de l’intérieur au Conseil d’Etat et de l’assemblée générale le jour où elles ont délibéré sur l’avis du 27 novembre 1989 ; il s’est agi d’une délibération et d’une décision collégiales. Et je n’ai cessé, depuis, de suivre de très près l’évolution de cette question. Je suis donc particulièrement attentif à ce qui se déroule en ce moment, tant au sein du Parlement que dans d’autres organismes appelés à délibérer de cette question de la laïcité.

J’étais membre du Haut conseil à l’intégration, qui sous la présidence de M. Roger Fauroux, a rédigé un rapport intitulé « L’islam dans la République », publié en 2001 ou 2002.

Je vous présenterai un exposé divisé en plusieurs parties, selon les questions qui m’ont été envoyées.

Premièrement, la définition de la laïcité.

En voulant définir le principe de la laïcité, on pose en réalité deux questions : quelle définition lui donner et de quelle façon parvenir à une telle définition ?

La laïcité figure dans nos principes constitutionnels depuis à peine 60 ans, la loi de 1905 ne la mentionnait pas. Elle avait été précédée de plusieurs lois de laïcisation de services publics, la première étant, en 1792, celle de l’état civil.

La plupart des définitions de la laïcité que l’on trouve dans les ouvrages sont négatives : il s’agit de l’abstention, de la neutralité, de l’incompétence, de l’indifférence de l’Etat en matière religieuse. Je ne pense pas que cela soit entièrement exact ni suffisant. En effet, si tel était le cas, il conviendrait de s’interroger avec inquiétude sur l’état de notre droit et de notre pratique. Nous sommes dans un Etat qui règle la forme obligatoire des associations cultuelles, qui reconnaît par décret en Conseil d’Etat les congrégations, en leur faisant obligation d’être soumises à la « juridiction de l’ordinaire » - terme issu du droit canonique ; un Etat qui assure des aumôneries en prison, à l’armée et à l’hôpital, qui est propriétaire de beaucoup d’édifices de culte construits avant 1905, qui en assure la charge et qui les confie gratuitement aux confessions. Enfin, nous sommes un pays où, en raison de nos convictions religieuses, il était possible de se faire dispenser des obligations militaires.

Il convient donc d’aller plus loin et d’analyser, pour s’approcher d’une définition de la laïcité, ce qui l’entoure dans notre édifice constitutionnel. Je pense que l’on ne peut plus dissocier la laïcité de l’ensemble des autres éléments de ce qu’il est convenu d’appeler notre « bloc de constitutionnalité » ; bloc qui énonce la laïcité de la République, la laïcité de l’enseignement public, l’égalité devant la loi et l’interdiction de toute discrimination, le respect par la République de toutes les croyances - article premier de la Constitution -, la liberté de l’enseignement, la liberté de conscience, la liberté religieuse.

Cette grande loi de 1905 est remarquable, dans son article premier, à la fois par ce qu’elle ne dit pas et ce qu’elle dit. Elle ne dit pas qu’il y a une séparation ; elle commence par dire qu’il existe deux obligations positives pour l’Etat : assurer la liberté de conscience et garantir le libre exercice du culte. Aucune autre liberté publique ne fait l’objet de telles obligations positives.

Lorsqu’en 1989 le Conseil d’Etat a affirmé que le principe de laïcité implique nécessairement le respect de toutes les croyances, il n’a fait que tirer les conséquences de ce bloc constitutionnel ; non seulement de la loi de 1905, mais également de celle de 1882 qui, lors de la proclamation de la laïcité de l’enseignement primaire, disposait : « Les écoles élémentaires publiques vaquent un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse en dehors des édifices scolaires. » Cet article de la loi Ferry a été codifié à l’article L.141-3 du code de l’Education. Ce qui montre bien que le législateur, dès les origines, s’est attaché à ne pas dissocier la laïcité du respect des croyances religieuses.

S’agissant de notre édifice juridique et institutionnel, je ferai trois remarques. Tout d’abord, notre pays y est parvenu, au prix d’un cheminement marqué par des tensions, des conflits, des ruptures, mais aussi par des accommodements, des transactions, des compromis qui subsistent. Ensuite, ces normes constitutionnelles sont toutes d’égale valeur. Il convient donc, lorsque le besoin s’en fait sentir, de les concilier. Enfin, en matière de libertés publiques, on s’est longtemps contenté d’édicter un régime de liberté en supprimant les obstacles ou en les cantonnant. On estime de plus en plus que les pouvoirs publics ont aussi pour mission légitime de créer un cadre général permettant l’exercice et le respect effectif des libertés. C’est la raison pour laquelle il y a des aides à la presse, des subventions aux syndicats et aux associations, et c’est pourquoi l’enseignement privé fait l’objet des contrats que l’on sait depuis 1959.

Je pense que c’est dans cet esprit, en se gardant de toute affirmation absolue et inconditionnelle, qu’il convient d’examiner la question de la laïcité à l’école, et notamment celle du port des signes religieux.

En droit positif, la laïcité de l’enseignement public est celle des programmes et des personnels. Je vous rappelle qu’en vertu d’une loi, seuls les personnels de l’enseignement primaire public doivent être des laïques - il n’existe par de loi pour l’enseignement secondaire et supérieur. Et s’agissant de tous les personnels de l’enseignement public, il y a interdiction de porter tout signe religieux en raison du principe de neutralité - qui s’applique à tous les agents publics quels qu’ils soient, où qu’ils soient -, selon l’arrêt Marteaux du Conseil d’Etat du 3 mai 2000.

Deuxième partie de mon exposé, je répondrai aux questions 1 à 4.

M. le Président : Je vais les rappeler, pour la clarté du débat.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l’école, tel qu’il résulte de l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

Le juge administratif sanctionne le port ostentatoire du signe religieux ; pensez-vous que l’on puisse faire une réelle distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ?

Comme nous l’a indiqué un membre du Conseil d’Etat, un juge administratif ne se donne pas le droit, selon les cas, de dire si le signe est religieux ou pas. Pensez-vous que les juridictions puissent se prononcer sur le port d’un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement, alors même que le port du foulard, par exemple, peut avoir d’autres motivations que religieuses ?

Les chefs d’établissement souhaitent que soit fixé un cadre juridique plus précis leur permettant de gérer avec plus d’efficacité les conflits auxquels ils sont confrontés. Pensez-vous possible d’aller au-delà de la position du juge administratif qui a cherché un équilibre entre le principe de laïcité et le principe de libre expression ?

M. Roger ERRERA : Je résumerai tout d’abord ce qui a été dit par le Conseil d’Etat dans sa réponse à la demande d’avis présentée, alors, par le ministre de l’éducation nationale. Après avoir rappelé le principe de laïcité, le Conseil d’Etat a affirmé qu’il implique nécessairement le respect de toutes les croyances. Citant les textes applicables, le Conseil d’Etat rappelle que le principe de laïcité de l’enseignement public impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect de la neutralité de ce service, quant aux enseignants et aux programmes et de la liberté de conscience des élèves. Ce même principe interdit toute discrimination dans l’accès à l’enseignement qui serait fondée sur les convictions ou les croyances religieuses des élèves.

Les élèves ont le droit d’exprimer ou de manifester leurs croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité.

En conclusion, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses. Mais cette liberté ne pourrait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés, individuellement ou collectivement, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou des autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public. Le port de ces signes peut, en cas de besoin, faire l’objet d’une réglementation, compte tenu de la situation propre aux établissements.

Les cas où l’exclusion de l’élève a été annulée ont été les suivants : soit le règlement intérieur prohibait tout port de signes religieux, soit, dans le silence du règlement intérieur, l’élève avait été exclu du simple fait qu’il portait un signe religieux, indépendamment de tout reproche concernant son comportement ou les conséquences de celui-ci.

En revanche, les exclusions ont été confirmées quand le comportement de l’élève avait conduit à une perturbation du bon fonctionnement de l’établissement, lorsqu’il y avait manquement à l’assiduité ou lorsque, pour certains enseignements, pour des raisons d’hygiène - éducation physique - ou de sécurité - enseignement technologique -, le foulard n’avait pas été enlevé.

En ce qui concerne les circulaires, elles sont indispensables au bon fonctionnement des services, mais je rappelle qu’elles ne peuvent jamais modifier l’état du droit ; elles deviennent alors illégales. En la matière, deux circulaires ont été publiées, en 1989 et 1994. J’ai lu récemment dans la presse un résumé d’une note de la direction des affaires juridiques du ministère de l’éducation nationale qui m’a semblé être un résumé très fidèle et très objectif du droit applicable.

J’en viens maintenant au caractère ostentatoire des signes religieux. On s’est beaucoup attaché à cet adjectif dans la très longue et détaillée liste des motifs légaux possibles, d’une limitation ou d’une restriction de ce droit.

L’avis du Conseil d’Etat - pas plus que la jurisprudence qui en est issue - ne donnait et ne pouvait donner une définition du caractère ostentatoire et encore moins une liste des signes possédant ce caractère, ni une liste des confessions dont les signes posséderaient ce caractère.

Voici ce qu’a dit la jurisprudence - je vous cite un considérant que l’on trouve de manière systématique : « Le foulard par lequel Melle X entendait exprimer ses convictions religieuses ne saurait être regardé comme un signe possédant, par nature, un caractère ostentatoire. »

M. le Président : Quand devient-il ostentatoire ?

M. Roger ERRERA : J’y viens, M. le Président.

Peut-on faire une différence entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Non seulement on le peut, mais on le doit, si l’on veut fonder sur ce caractère une décision disciplinaire prise envers l’élève. Mais il ne s’agit pas d’un exercice facile ; il convient d’expliquer pourquoi tel signe est ostentatoire. Quel critère utiliser ? Celui de la croyance considérée ? En régime de laïcité, je ne pense pas que ce soit possible. Celui des dimensions du signe, celui de la partie du corps sur lequel il est porté ? On se lance dans une casuistique indéfinie.

Ma conclusion, c’est qu’il n’est peut-être pas indispensable de s’appesantir sur ce seul critère permettant de fonder une sanction.

M. le Président : Le fait qu’il soit visible ?

M. Roger ERRERA : J’ai réfléchi à cette question. Mais on retombe devant la même casuistique : qu’est-ce qu’un signe « visible » ? Qui va aller voir ? Jusqu’où ?

M. le Président : Visible, c’est ce que l’on voit ! Je vois, même si je ne veux pas la regarder, que vous avez une cravate rouge et la Légion d’honneur.

M. Roger ERRERA : Je me suis reporté au Littré qui parle du nom et non de l’adjectif : « Excès dans la manière de faire valoir quelque titre, quelque possession, quelque action, ou quelque qualité. » Et bien sûr, pour le mot « ostentation », il cite Bossuet : « Il faut éviter l’ostentation comme la perte des bonnes œuvres. »

J’en reviens à votre question, qui est fondamentale. Ce n’est pas un exercice facile. Ce qui s’oppose à un signe ostentatoire, c’est ce qui ne l’est pas. Est-ce pour autant un signe discret ? Peut-on ne pas être discret sans être ostentatoire ?

M. le Président : Mais visible, n’est-ce pas ce qui peut être vu ?

M. Roger ERRERA : Visible, c’est effectivement ce qui peut être vu, certes. Le début d’un signe peut être visible, comme une chaîne...

M. le Président : Non, ce qui est au bout de la chaîne n’est pas visible et on ne sait pas par quoi se termine cette chaîne !

M. Roger ERRERA : Peut-être, peut-être... Je ne suis pas sûr que cela évitera les discussions, les tensions et les contentieux.

Je ne pense pas que ce mot d’ostentatoire mérite le redoutable privilège qui lui a été accordé depuis une quinzaine d’années ; l’avis du Conseil d’Etat recèle bien d’autres choses : le prosélytisme, la pression, la propagande, la notion d’ordre public, etc.

J’en viens à la question suivante, relative à l’interprétation des raisons du port d’un signe religieux. Le juge peut-il se prononcer sur le port d’un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement ? Dès l’instant où il n’y a pas de contestation sur l’existence d’un signe religieux, les motifs du port de celui-ci par l’élève échappent à la compétence de l’administration. Va-t-on demander à cet élève pourquoi il ou elle porte ce signe ? S’il n’y a pas d’autres raisons que des raisons religieuses : familiales, politiques, personnelles, affective ? Si il ou elle est vraiment croyant ? Si sa confession le lui commande vraiment ? Va-t-on vérifier son appartenance à cette confession en s’adressant à une autorité religieuse - à supposer qu’il y en ait une ?

En régime de laïcité et de séparation, autant de questions qui appellent une réponse négative. Parce qu’il s’agit d’une liberté individuelle. Et parce que - je cite ici ce que le professeur Rivero écrivait très sagement il y a 54 ans, dans son célèbre article sur la notion de laïcité : « Dès lors que l’Etat abandonne à la liberté de chacun le domaine religieux, il doit accepter le fait religieux tel qu’il se présente à lui, déterminé par les règles des églises - il ne pensait pas, bien sûr, à l’islam - et les impératifs des consciences. ». Juridiquement, je ne vois pas d’autres réponses à votre question, M. le Président.

M. le Président : Si on utilise le terme « visible », et si on le définit par « être vu », cela évite toute discussion sur les raisons, les motivations, l’appartenance ; on s’en remet à un critère simple et objectif : est ostentatoire tout ce qui peut-être vu par d’autres personnes. Et le juge administratif n’a pas à entrer dans une définition sur la liberté de croyance.

M. Roger ERRERA : Si la solution consiste à dire que le port de tout signe religieux est licite, à condition qu’il ne soit pas visible, on peut penser avoir résolu les problèmes. Cependant, je n’en suis pas certain, car si le critère de la visibilité semble simple et objectif, il ne le sera peut-être pas dans l’expérience vécue. Nous sommes en présence de très jeunes gens, de très jeunes filles, le signe pourra être visible, puis invisible, y aura-t-il une observation permanente du caractère visible du signe... Cela est ma réponse provisoire à votre objection, tout à fait pertinente.

J’aborderai maintenant la question relative à la demande des chefs d’établissement qui souhaitent un cadre juridique plus précis. Peut-on aller au-delà de la jurisprudence ?

M. le Président, mesdames, messieurs, la tâche des chefs d’établissement est très lourde. Ils sont responsables de la direction et de la gestion des établissements ; face à eux, ils ont les enseignants, les élèves, leurs familles, le personnel et parfois la presse, à l’occasion d’incidents. Et en cas d’incidents, leur position est parfois très difficile. Je suis sensible, comme chacun, à leur position, à leur désarroi, à leurs inquiétudes et à leurs soucis.

Le devoir des pouvoirs publics, et singulièrement du ministère duquel ils relèvent, est de les éclairer de façon satisfaisante sur le droit en vigueur et de leur apporter le concours nécessaire, de façon à leur permettre de respecter le droit, tout en tenant compte de la diversité des situations.

Aller au-delà de la jurisprudence ? Le droit actuel, tel qu’il est fixé par la jurisprudence, est connu de chacun ; il concilie les droits en présence. Si l’on souhaite changer le fond du droit - c’est la possibilité qui s’offre au législateur -, je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il y a actuellement confusion, à moins de dire qu’il faudrait, pour tout le territoire, une réponse uniforme, valable en tout moment et en tout lieu.

Le port d’un signe religieux peut se présenter dans des conditions différentes selon les lieux, les établissements et appeler des réponses différentes.

M. le Président : Vous considérez donc que le droit n’est pas le même pour tous ?

M. Roger ERRERA : Je pense simplement que la même règle peut s’appliquer de façon différente. Et c’est ce qui se passe tous les jours, en matière pénale, par exemple ; les tribunaux correctionnels, les cours d’assises n’ont pas la même politique jurisprudentielle, ne rendent pas les mêmes décisions. Les règles ne sont pas appliquées partout de la même façon - et je ne parle pas de l’Alsace-Moselle, où le droit est différent.

A supposer que l’on puisse édicter une telle règle, ce que je ne méconnais pas, je pense qu’elle risquerait de conduire à de nouveaux conflits. Depuis le 28 mars dernier, l’organisation de la République est décentralisée. Peut-on ici songer à une gestion déconcentrée, décentralisée d’un tel problème ?

Je vous cite un autre exemple, M. le Président, qui ne nous éloigne pas de notre propos : l’assiduité, obligation de base de tous les élèves, et les autorisations d’absence pour des motifs religieux.

En 1989, l’auteur de la circulaire a abordé ce problème. Il écrit : « Des autorisations d’absence pourront être accordées à titre exceptionnel, pour certains jours particuliers, dans la mesure où elles correspondent à des fêtes religieuses s’inscrivant dans un calendrier au plan national, sans qu’il en résulte des perturbations dans le déroulement de la scolarité. »

Nous avons été saisis, au contentieux, en 1995, d’un recours du Consistoire central des israélites de France, qui nous demandait d’annuler le décret de 1991 relatif aux obligations des élèves, non pas pour ce qu’il disait, mais pour ce qu’il ne disait pas. Le Consistoire soutenait que, dès l’instant que ce décret ne prévoyait pas la possibilité d’une dispense d’assiduité pour certains jours de fête religieuse, il était illégal.

Le Conseil d’Etat avait à choisir entre trois positions. Une position extrême : l’assiduité ne se discute pas, et aucune dispense n’est accordée ; une position laxiste consistant à dire qu’il existe un droit à dispense, qu’il suffit de le demander. En se fondant sur l’article 10 de la déclaration de 1789, et sur l’article premier de la loi de 1905, il a décidé que ce décret ne pouvait avoir pour effet d’interdire aux élèves, qui en feraient la demande, de bénéficier, à titre individuel, d’une autorisation de dispense pour motif religieux, liée à l’exercice d’un culte, un jour précis, dans la mesure où cette absence était compatible avec l’accomplissement des tâches scolaires et de l’ordre public dans l’établissement.

Le même jour, pour un cas individuel, le Conseil d’Etat a rejeté la requête d’un élève d’une classe préparatoire qui souhaitait une dispense le samedi, jour des colles - son intérêt était de ne pas être systématiquement absent tous les samedis.

Les chefs d’établissement ont complètement raison de demander à être éclairés. Leur revendication est fondée. Et les bases d’une telle information existent, M. le Président ; elles existent depuis une douzaine d’années. Je relevais la réponse du ministre à une question écrite, dans le Journal officiel, le 13 octobre 2003 : le ministère prévoit la rédaction d’un guide qui pourrait être diffusé avant la fin de l’année. Ce serait faire injure à ce grand ministère de penser qu’il n’a pas, depuis douze ans, les moyens juridiques, humains et administratifs de procéder à la rédaction d’un tel guide et de l’adresser aux chefs d’établissement ! Encore faut-il savoir ce que l’on veut faire et ce que l’on veut dire. Et cela, M. le Président, mesdames, messieurs, est une question politique qui s’adresse aux six ministres qui se sont succédé depuis 1989, et non pas aux juristes ; c’est la raison pour laquelle je n’ai rien à ajouter concernant cette question.

M. le Président : Si les chefs d’établissement demandent à être éclairés, c’est justement parce qu’ils ont le sentiment que la jurisprudence, telle qu’elle est issue des travaux du Conseil d’Etat, ne les éclaire pas !

Nous vivons dans un système où le droit est fixé non pas par la jurisprudence mais par la loi. Ne pensez-vous pas qu’il soit nécessaire, afin de bien fixer les contours de la laïcité à l’école - notamment le port de signes religieux - d’élaborer une loi, puisque vous admettez vous-même que la jurisprudence du Conseil d’Etat ne suffit plus à garantir la laïcité à l’école ?

M. Roger ERRERA : Je ne pense pas avoir dit cela, M. le Président !

Si le législateur veut codifier cette jurisprudence dans une loi, qui pourrait s’y opposer ? Il est libre d’aller en deçà ou au-delà, sous réserve d’appréciation du Conseil constitutionnel.

M. Jean GLAVANY : Encore faut-il que celui-ci soit saisi.

M. Roger ERRERA : Bien entendu.

S’agissant des autorisations d’absence, je me fais un plaisir de citer la circulaire qui, depuis 50 ans, par-delà deux républiques, est adressée aux agents publics par le ministre de la fonction publique à tous les ministres et qui leur permet d’accorder des autorisations d’absence pour motif religieux, pour les fêtes autres que celles de notre calendrier légal - qui est le calendrier catholique. Elle vise les fêtes musulmanes, les fêtes juives, dont on note qu’elles commencent la veille au soir. Quand la République veut être à la fois libérale et raisonnable, elle en a tous les moyens.

Si, comme juriste, je ne pense pas beaucoup de bien en général des circulaires, je note que celle-ci fonctionne, depuis un demi-siècle, sans aucun accroc, et n’a jamais provoqué de litige, de tension ou de conflit.

J’ajoute que pour la communauté arménienne, le terme « communauté » revient régulièrement depuis 50 ans sous la plume du ministre chargé de la fonction publique. On cite Noël pour les Arméniens orthodoxes, on cite « la commémoration des événements marquants l’histoire de la communauté arménienne ». Cette année, cette circulaire parle de la « commémoration du 24 avril ». Je n’ai rien d’autres à rajouter.

Je reviens au questionnaire.

Une loi interdisant le port visible de signes religieux dans l’enceinte de l’école serait-elle compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l’exercice des libertés publiques ?

Le Conseil possède une jurisprudence en matière de libertés publiques. Lorsqu’il s’agit d’une liberté fondamentale - ici, la liberté d’expression des élèves -, la loi ne peut en réglementer l’exercice qu’en vue de deux objectifs : soit la rendre plus effective, soit la concilier avec d’autres règles ou principes de valeurs constitutionnelles - décision de 1984, relative à la presse.

S’agissant du droit des élèves, je ne résiste pas à la tentation de citer ce qu’était l’article premier de la loi du 31 décembre 1959, qui est une grande loi de paix sociale, réglant définitivement un problème que l’on croyait insoluble.

Que dit cette loi, codifiée à l’article L.141-2 du code de l’Education : « Suivant les principes définis dans la Constitution, l’Etat assure aux enfants dans les établissements publics d’enseignement la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs habitudes dans un égal respect de toutes les croyances. »

Que ferait le Conseil constitutionnel s’il était saisi, devant une loi qui restreindrait ou qui interdirait le port visible, ou ostentatoire, de signes religieux à l’école publique ? Il appliquerait sa jurisprudence et il lui appartiendrait d’opérer la conciliation entre plusieurs principes constitutionnels : laïcité, neutralité et liberté d’expression.

M. le Président : Vous êtes un membre éminent du Conseil d’Etat, l’étudiant en droit que j’ai été se souvient qu’il existe une hiérarchie des normes juridiques ; or vous souhaitez que nous nous soumettions à la jurisprudence du Conseil d’Etat ?

M. le Président : Effectivement, il existe une hiérarchie des normes juridiques : la Constitution, le traité, la loi, la jurisprudence.

Une telle loi serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l’homme ? Le texte applicable est l’article 9 de cette convention, relatif à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. Il y a ici deux problèmes juridiques distincts. Une loi interdisant le port de signes visibles ou ostentatoires serait-elle contrevenante à l’article 9 ? Dans la jurisprudence très étoffée de la Cour de Strasbourg sur la liberté religieuse, on ne trouve rien sur le port de signes religieux à l’école publique par les élèves.

J’ai siégé quatre ans au Conseil supérieur de la magistrature et je suis, en matière d’expression des juges, de l’école puritaine et conservatrice. Il convient d’être prudent si l’on cherche à prévoir ce que sera la décision de toute juridiction - et notamment d’une juridiction internationale. Par ailleurs, un juge quel qu’il soit n’a pas à annoncer à l’avance la décision de la juridiction à laquelle il appartient et où il siège.

La Cour est très respectueuse de la marge d’appréciation des Etats en matière d’aménagement du régime des confessions, tenant compte des traditions, des histoires, des régimes juridiques... La Cour n’a certainement pas l’intention d’assujettir les 45 Etats au même modèle.

Cependant, elle pourrait avoir à statuer un jour, non pas sur une loi qui aurait le contenu que vous évoquez, mais sur une mesure individuelle d’exclusion définitive prononcée en vertu de cette loi. Le juge international sera amener à vérifier que la mesure est proportionnée au but d’intérêt public poursuivi. La Cour vient d’ailleurs de statuer à propos de l’interdiction faite à un professeur, en Suisse, de porter un signe religieux. La requête a été déclarée irrecevable comme manifestement mal fondée. L’interdiction n’a pas méconnu l’article 9. Je ne sais pas comment statuerait la Cour dans un tel cas, et nul ne le sait, puisque la question ne s’est jamais posée.

En 1993, la commission européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur une affaire très différente : une étudiante turque, qui venait de terminer ses études dans une université où le port de tout signe religieux est interdit, a demandé que sur son diplôme figure une photo d’elle voilée. La commission a déclaré sa requête irrecevable, au motif que sa liberté religieuse n’avait pas été violée du fait qu’on lui avait demandé une photo tête nue.

J’en viens à la question n°7. La notion d’ordre public peut-elle fonder l’intervention du législateur pour interdire le port des signes religieux à l’école ? La notion d’ordre public est une notion familière, elle peut servir de fondement légal à la restriction d’un droit, seulement si et dans la mesure où le maintien de l’ordre public la rend nécessaire. Il y a un ordre public dans chaque institution publique - scolaire, hospitalier, policier, pénitentiaire, militaire, judiciaire. Ce qui veut dire : « assurer dans le respect des lois fondamentales et des principes applicables l’intégrité du bon fonctionnement de l’institution en cause, et prendre, le moment venu, les mesures qui s’imposent pour protéger l’intégrité du bon fonctionnement de ce service. »

Question 9 : une telle loi aurait-elle une valeur dissuasive ou une valeur pédagogique ? Je suis conscient, comme chacun, de la gravité de l’enjeu pour le pays, pour vous, le législateur, pour l’ensemble des personnels en cause, de la lourdeur des responsabilités des chefs d’établissement, ainsi que du malaise et du désarroi de nombreux enseignants.

Ma position est la suivante : une telle loi de prohibition risque de se heurter à des objections juridiques sur lesquelles je ne reviens pas, et qui peuvent être la source de nouveaux litiges et de contentieux. Par ailleurs, en matière d’enseignement, d’éducation, les lois d’interdiction, fondant des mesures d’exclusion, qui sont des mesures de répression, dirigées contre des personnes - ici de très jeunes personnes - ont des conséquences d’une gravité particulière. Elles ont laissé dans notre histoire politique et juridique le souvenir de mesures de guerre, dont les cicatrices ont été durables, même si l’on est revenu sur elles plus tard. Je ne sais si nous célébrerons le 100e anniversaire de la loi du 7 juillet 1904, interdisant l’enseignement de tout ordre et de toute nature aux congrégations.

Sous couvert de rechercher une solution claire et simple, évitera-t-on les débats et les conflits sur la visibilité du signe, sur le caractère religieux ? Sur ce dernier point, Monseigneur Billé, alors président de la Conférence des évêques écrivait dans « Le Monde », il y a 9 ans : « Quels que soient ceux qui seraient concernés à vouloir légiférer - s’agissant du caractère religieux du signe -, on risquerait d’entrer dans des casuistiques sans fin. »

Autre remarque, la gravité même de l’enjeu interdit ici tout faux semblant : on parle bien de l’islam. Il s’agit du foulard islamique et des jeunes musulmanes qui le portent. En France, il existe un débat public sur l’islam. La présence musulmane en France n’est pas nouvelle, elle est devenue depuis un certain nombre d’années massive en nombre, visible.

Une formulation nécessairement générale de l’interdiction ne saurait tromper personne. Quels que soient les motifs proclamés, la bonne foi acquise, les assurances prodiguées, les principes affirmés, les compensations annoncées, je crains - et je ne suis pas le seul, Monseigneur Ricard l’a dit devant la commission Stasi la semaine dernière - qu’une telle interdiction soit nécessairement perçue par des musulmans comme un acte d’exclusion, de discrimination et de nature à encourager des dérives communautaristes que les pouvoirs publics, à juste titre, déclarent redouter et veulent combattre.

En effet, il s’agira bien d’une loi d’exclusion, puisqu’elle conduira à l’exclusion définitive de l’élève. Cette loi risquerait de contredire directement la politique officielle qui est celle de l’intégration ; et oublier que l’école publique a été historiquement, et est toujours, le principal vecteur de l’intégration. Sa grandeur a été de savoir inclure et non d’exclure. Si aujourd’hui notre enseignement public n’est plus capable de conserver, de former, d’élever quelques centaines de jeunes filles, dans ce cas, peut-on encore parler de politique d’intégration ? Et comment justifier un tel renoncement à une mission de service public ?

Je disais acte de discrimination ; je n’emploie pas légèrement un mot aussi grave. Discrimination religieuse venant s’ajouter, pour les musulmans, au sentiment d’une discrimination en matière d’emploi et de logement. Ce sentiment d’une discrimination interviendrait au moment même où le chef de l’Etat a pris l’initiative louable de créer une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les discriminations - proposition que le Haut conseil à l’intégration avait faite il y a dix ans et que les pouvoirs publics d’alors avaient rejetée.

Je suis de ceux qui pensent que la question de la discrimination est aujourd’hui une affaire d’ordre public en France. Tout ce qui peut la diminuer, la combattre, l’atténuer est urgent, et tout ce qui peut l’accroître ou la consolider est néfaste.

Si demain une loi interdit à l’école le port des signes religieux visibles était adoptée, verrons-nous un élève portant une croix, visible mais discrète, une kippa, ou autres, faire l’objet de la même mesure d’exclusion définitive ? L’égalité devant la loi y obligerait. La réponse juridique ne souffre d’aucune discussion. Le verra-t-on ? Je pose la question, je n’ai pas la réponse.

Une telle loi interviendrait au moment où le ministre de l’intérieur, prolongeant avec succès et avec force l’action de ses prédécesseurs, a dirigé la création d’une instance représentative de l’islam en France. N’y aurait-il pas un contraste entre une action de reconnaissance par l’Etat laïque de cette confession et un acte d’exclusion ?

Enfin, s’agissant du communautarisme, le gouvernement et les pouvoirs publics s’élèvent avec raison contre les dérives communautaristes. Je pense que les ultimatums risquent de provoquer des replis et de fortifier des communautés fermées.

Les pouvoirs publics, notre société, le Parlement sont de plus en plus attentifs à la présence et aux besoins spécifiques de certains groupes sociaux identifiés ou identifiables, sur fond de principes juridiques inchangés : l’égalité entre hommes et femmes ; le statut particulier de diverses collectivités territoriales - y compris le droit à l’expérimentation ; l’attention donnée aux langues régionales ; l’adoption de lois dirigées contre la discrimination - n’oublions pas que de récentes directives communautaires, déjà en vigueur, prohibent la discrimination ; enfin, la loi du 31 décembre 1959. Nous avons vu, en 1984, comme en 1994, qu’il était périlleux de toucher à l’équilibre ainsi acquis, s’agissant de l’enseignement privé.

La reconnaissance par le Parlement, à l’unanimité, de l’existence du génocide arménien a été une manifestation de cette attention du parlement aux besoins symboliques de certains groupes.

Les pouvoirs publics utilisent souvent, et ils ont raison, le mot communauté. Le ministre de l’éducation nationale lui-même, en 1989, l’utilisait dans sa lettre. Le ministre de l’intérieur, récemment, parlait de la communauté musulmane de France, de la communauté juive. Tout cela porte un nom : la prise de conscience croissante par les pouvoirs publics du caractère pluraliste de notre société.

M. le Président : Vous avez brillamment défendu la jurisprudence du Conseil d’Etat, et nous avons bien saisi que vous étiez attaché au principe de la laïcité de l’Etat.

Compte tenu des interrogations, des débats, des provocations qui traversent aujourd’hui notre société et qui la perturbent, ne craignez-vous pas qu’une absence de loi pourrait être interprétée comme une faiblesse, un recul du principe de la laïcité appliquée à l’école ?

Vous nous avez dit qu’une nouvelle loi ne réglerait pas les problèmes et n’empêcherait pas les débats. Mais la jurisprudence du Conseil d’Etat n’a pas réglé les problèmes puisque, 14 ans après, nous en débattons toujours et des conflits ont lieu !

M. Roger ERRERA : Comment une absence de loi serait-elle interprétée ? Elle pourrait, en effet, être interprétée comme une paralysie des pouvoirs publics, préférant, même si la situation n’est pas satisfaisante, en rester là ; tout en améliorant l’information des chefs d’établissement, des recteurs, en développant le rôle de la médiatrice, etc.

Il est possible qu’une telle abstention soit jugée, par l’opinion publique, par certains chez les musulmans de France, comme une faiblesse, un recul, un refus de prendre ses responsabilités.

Mais c’est déjà penser en termes d’affrontement. Il est vrai qu’il existe des provocations, des personnes qui cherchent le conflit et qui l’obtiennent. Est-ce que tout le monde souhaite la paix ? C’est une autre question.

La jurisprudence, dont j’ai exposé objectivement, me semble-t-il, le contenu, suit l’avis de 1989, et je la trouve équilibrée. Si elle n’a pas réglé les problèmes, c’est que, postérieurement aux premiers arrêts de 1992, elle n’a pas été appliquée par les établissements, au niveau de l’édiction du règlement intérieur, et par les conseils d’administration au niveau des sanctions disciplinaires prises.

M. le Président : On peut donc se poser la question : est-elle applicable ?

M. Roger ERRERA : On ne parle pas des nombreux lycées dans lesquels des élèves portent des signes religieux et où il ne se passe rien.

M. Jean-Pierre BLAZY : Où l’on achète la paix sociale !

M. Roger ERRERA : Je ne sais pas, je cite un fait.

Je souhaiterais revenir sur le communautarisme. Donc un constat, celui des exigences du pluralisme, les pouvoirs publics, le Parlement, le gouvernement, y sont très attentifs.

La préoccupation, très légitime, des pouvoirs publics, que je partage, est celle des dérives : ils craignent de voir notre société devenir une simple juxtaposition de communautés repliées sur leurs différences - religieuses, sexuelles, ethniques -, d’assister à la dissolution du lien civique, à l’effritement de leur identité républicaine, au nom d’un droit exacerbé à la différence, et de mettre en péril la politique d’intégration qui fait l’objet d’un consensus unanime dans notre pays. Sans oublier la situation de certains pays, tels que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas.

Cette préoccupation est légitime, encore faut-il veiller à ce qu’elle ne se transforme pas en grande peur ; on ne légifère pas sous le règne de la peur. Cela ne serait dans l’intérêt de personne, sinon de quelques groupements extrémistes qui battraient monnaie de cette peur.

Quelles conclusions en tirer ? Tout d’abord une notion centrale à ne jamais perdre de vue : le pluralisme. Ensuite trois refus : celui de l’abstraction, tirer des conséquences excessives, par exemple, du caractère un et indivisible de la République ; celui de l’absolu, l’intégration envisagée comme une nouvelle forme d’assimilation ; celui des généralisations abusives. On parle de « la » communauté musulmane de France ; or je ne pense pas que l’on soit fondé à le faire.

Passons sur la querelle des chiffres ; personne ne sait combien il y a de musulmans en France, car, d’une part, il est interdit de les compter, et, d’autre part, qu’est-ce qu’un musulman ? Peut-on dire que sur 60 millions d’habitants en France, si l’on soustrait les musulmans, les juifs et les bouddhistes, tous les autres sont catholiques ?

Dire qu’il y a une communauté musulmane en France, c’est oublier qu’entre les musulmans du Maghreb - eux-mêmes très divisés -, ceux d’Afrique noire et ceux de Turquie, il existe les différences linguistiques et culturelles que l’on sait. Par ailleurs, il convient d’être attentif aux situations locales, aux particularités régionales. Il est vain et parfois périlleux de les méconnaître.

Quant aux objectifs, j’en vois trois : il convient de respecter les règles fondamentales de base ; par exemple : pas d’école « à la carte ». Premièrement, aucun compromis sur l’assiduité ou la mixité n’est possible dans l’école de la République. Deuxièmement, la liberté. Troisièmement, la paix sociale, qui n’est pas une catégorie juridique mais qui est une nécessité politique.

Je terminerai pas une question : s’agissant de ces jeunes filles, exclues définitivement - celles d’hier et peut-être celles de demain -, est-il interdit de s’interroger sur leur devenir ? Pouvons-nous nous désintéresser d’elles en nous disant qu’elles vont s’inscrire au centre national d’enseignement à distance ? Vers qui les renvoie-t-on ? Nous sommes-nous interrogés sur les modalités de leur socialisation, leur apprentissage de la vie en société ? Seront-elles intégrées « à distance » ? Nul ne saurait le soutenir.

M. le Président : Accepteriez-vous que, dans une classe, des élèves arborent des signes de groupes politiques ? Le port de ces signes au revers d’une veste ne vous semblerait-il pas ostentatoire, remettant en cause le bon fonctionnement de la classe ? Pensez-vous qu’au Conseil d’Etat, si chacun arrivait en arborant son appartenance politique, ce serait une bonne chose - au nom du pluralisme et du refus du communautarisme ?

M. Roger ERRERA : Le Conseil d’Etat est une grande école d’humilité, M. le Président, mais ce n’est pas une école ! Mais je n’évite pas votre question : ce serait une faute professionnelle.

M. le Président : Et à l’école ? Accepteriez-vous un tel comportement si vous étiez professeur ?

M. Roger ERRERA : Selon l’état actuel de nos textes, les élèves ont droit à la liberté d’expression, sous réserve du respect des principes de laïcité et de l’ordre public. Cette liberté couvre tous les contenus d’expression. Dans l’enseignement public, si un élève porte un signe et qu’il en résulte aucun trouble, le droit actuel l’y autorise.

M. le Président : Un élève qui arbore un signe au revers de sa veste, visible des autres, ne porte-t-il pas atteinte au principe de la liberté en provoquant les autres ?

M. Roger ERRERA : Faire de tout signe une provocation, M. le Président, est une pétition de principe !

M. le Président : Parce qu’il est visible !

M. Roger ERRERA : C’est dire que tout signe, dès l’instant qu’il est visible, devient soit une provocation soit un signe ostentatoire ! C’est répondre à la question par la question : tout signe doit être banni parce qu’il est visible, ostentatoire...

M. le Président : Ma position est en effet la suivante : tout signe visible politique ou religieux, à l’école publique, est ostentatoire.

M. Roger ERRERA : On peut souhaiter le bannir, et dans ce cas-là une loi serait nécessaire, non pas parce qu’il serait ostentatoire, mais parce qu’on pourrait penser qu’il n’a pas sa place à l’école publique. Et dans ce cas, il conviendrait d’évacuer entièrement le caractère ostentatoire !

M. le Président : Il est ostentatoire à partir du moment où cela se passe à l’école publique. L’école publique doit accepter tous les enfants, quelle que soit leur religion... Et les autres enfants, et les maîtres, n’ont pas à connaître de l’opinion politique ou religieuse de ces élèves !

M. Roger ERRERA : Il s’agit d’une position qui peut se comprendre, mais qui limite la liberté d’expression de l’élève.

Mme ADAM : Et la liberté de conscience des autres élèves ?

M. Roger ERRERA : Il est parfaitement légitime d’entrevoir une loi qui, revenant sur le libellé de la loi actuelle, votée en 1989 et codifiée au code de l’Education, donne aux élèves, dans l’enseignement secondaire public, la liberté d’expression. Si l’on souhaite revenir sur cette loi, il convient de préciser que les élèves n’ont pas droit à la liberté d’expression - politique ou religieuse - dans l’enseignement public. Or dans ce cas, il est inutile et superflu de parler de caractère visible du signe ou de son caractère ostentatoire.

Il conviendrait alors d’écrire : « à l’école publique, tout signe religieux, politique, philosophique ou autres n’a pas sa place et doit être prohibé ».

M. le Président : Et donc s’il est visible, il est ostentatoire !

M. Roger ERRERA : Je ne comprends pas ce que vient faire là le terme ostentatoire, puisque tous les signes seraient interdits.

M. le Président : Si l’on a un signe d’appartenance cachée sous une chemise, cela ne gêne personne !

M. Roger ERRERA : Dans ce cas, il convient de parler de « tout signe visible ». Il faut pour cela modifier la loi de 1989 et rayer du texte la phrase prévoyant que les élèves ont droit à la liberté d’expression.

M. le Président : Non, la liberté d’expression peut se manifester partout sauf dans un endroit où l’on se doit de respecter la liberté d’expression des autres ; et la liberté d’expression des autres se manifeste par ceci : personne ne porte de signe visible.

M. Roger ERRERA : J’en conviens, M. le Président, mais il faut, pour cela, modifier le texte de la loi. Car il s’agit d’une restriction à ce que la loi appelle la liberté d’expression.

J’en viens à la dernière question : quid si une telle loi devait s’appliquer à l’enseignement privé sous contrat ? Serait-elle compatible avec le caractère propre qui lui est reconnu et comment définir cette notion ?

L’exposé des motifs de la loi de 1959 contenait ces mots très sages : « L’Etat ne prétend pas altérer la personnalité des établissements privés. ». Le partisan que je suis de la liberté de l’enseignement a toujours pensé que s’il existait des établissements privés, c’était pour ne pas être la copie conforme des établissements publics. C’est la raison pour laquelle la loi de 1959 énonçait : « L’établissement sous contrat, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience... ».

La loi Guermeur de 1977 a précisé que les maîtres étaient tenus de respecter le caractère propre de cet établissement. Depuis la loi Chevènement de 1985, cette mention a disparu. Mais, très sagement, le Conseil constitutionnel a apporté deux précisions. D’une part, en 1977, il a affirmé que la liberté de l’enseignement était un principe constitutionnel. Principe qui résulte de la loi Guizot, de 1833, pour l’enseignement primaire, de la loi Falloux, pour l’enseignement secondaire, de la loi Dupanloup, pour l’enseignement supérieur, et de la loi Astier, pour l’enseignement technique. D’autre part, il a affirmé que le caractère propre de l’établissement privé n’était pas dissociable de la liberté d’enseignement.

La loi Chevènement de 1985 a supprimé l’ajout de la loi Guermeur qui s’appliquait aux maîtres, mais dans son arrêt de 1985, le Conseil constitutionnel a précisé que le respect du caractère propre s’imposait toujours ; les maîtres ne devant pas subir d’atteinte à leur liberté de conscience, mais devant respecter le caractère propre dans leur enseignement.

J’en viens à votre question : quel est ce caractère propre ? Si une restriction était dictée pour l’enseignement public, serait-elle applicable à l’enseignement privé sous contrat ?

La loi ne définit pas le caractère propre, la jurisprudence non plus. On le discerne bien en distinguant ce qui est de l’éducation et ce qui relève de l’enseignement. Le caractère propre, c’est la « valeur différente » de l’enseignement privé, le style de l’éducation, l’encadrement, les activités post-scolaires, les formes de la vie pédagogique, les rapports avec les familles, avec les élèves, la disposition même des locaux, les valeurs au nom desquelles cet établissement a été créé...

Une loi de restriction pourrait-elle s’appliquer aux établissements privés sous contrat ? En 1994, le ministre de l’éducation nationale a déclaré à la radio : « En France, la loi de la République s’applique à tous. Le principe de laïcité est le principe fondateur de l’Education nationale, que ce soit dans sa partie publique ou sa partie sous contrat d’association. »

Quelques heures après cette déclaration, le père Cloupet, secrétaire général de l’enseignement catholique, adressait une lettre aux directeurs diocésains de l’enseignement, précisant que les établissements associés sous contrat avaient des obligations de service public, mais que le port d’un signe religieux manifestant une croyance librement consentie était de droit dans les établissements privés.

Quelques jours après, son successeur, M. Pierre Daniel - premier laïque à exercer ces fonctions -, ancien président de l’Union nationale des parents d’élèves de l’enseignement libre (UNAPEL), donnait une interview remarquable au Figaro, relative au port du voile ; s’il comprenait bien les propos du ministre, il ajoutait que « ce texte ne peut pas être opposable aux établissements sous contrat, dont l’association est, en fait, un lien basé sur l’enseignement et non l’éducation. »

M. le Président : Nous connaissons toutes ces déclarations. Nous souhaiterions connaître votre position de juriste : une loi interdisant le port visible de signes religieux serait-elle applicable aux établissements privés sous contrat ?

M. Roger ERRERA : Ma réponse est non, et cela en raison du caractère propre de ces établissements.

M. le Président : Monsieur Errera, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale française