La revue Quasimodo, dont le siège est à Montpellier, offre à chaque numéro un excellent contenu centré sur l’image du corps dans la société. Dans sa dernière livraison intitulée " Fictions de l’étranger ", Quasimodo travaille sur le corps et son image dans la lecture raciste où " les idéologies de la discrimination et du rejet ont besoin d’inventer, de forger et de désigner un corps " étranger " à mépriser, exécrer, écarter ou abattre ". Ainsi, la revue se propose, sur 250 pages, de révéler " ces fictions de corps totalement construites, (ce) fruit d’élucubrations qui dotent l’Alien d’une apparence répulsive, tendue vers la négativité et générant l’effroi ou l’hilarité ".
Les deux premiers articles sont consacrés au Rwanda. C’est Frédéric Baillette qui ouvre le bal par un formidable article argumenté, documenté et illustré quelquefois par des sources inédites, sur l’image du corps dans le génocide de 94 et son instrumentalisation dans les politiques successives véhiculées par les pouvoirs (" Figure du corps, ethnicité et génocide au Rwanda ").
Frédéric Baillette revient tout d’abord sur l’approche historique (les théories coloniales sur le Rwanda et ses habitants) avec la naissance de " l’ethnicité scientifique " puis explique la mise en place d’une politique d’apartheid à l’encontre des Tutsis du Rwanda. Il évoque, à l’aide de nombreux exemples, ce corps " instrumentalisé " par les discours officiels, et " infernalisé " (les militaires du FPR étaient supposés avoir des grandes oreilles pointues et posséder une queue comme le diable), poussant les paysans à tuer les Tutsi " pour ne pas être tué à leur tour ".
" Des cuisses à damner un Hutu "
Il rappelle les rumeurs véhiculées par la propagande, sur la capacité des Tutsi à inoculer sciemment le virus du Sida et dénonce pour cela des " scientifiques " qui, au cours de conférences ou de publications, énoncent les pires turpitudes comme des vérités premières (" si toute la population rwandaise devait être frappée par l’épidémie (du sida), le carré du coefficient de corrélation mettrait en évidence le fait que 76% des cas VIH et de Sida appartiendraient au groupe ethnique tutsi " assenait JF Gotanègre en 1993 dans Les Cahiers d’Outremer ajoutant que " l’ethnie Tutsi favorisante " était la catégorie à risque et le père André Sibomana affirmait lui en 1997, " qu’il est de notoriété publique que les Tutsi ont pratiqué l’inceste et l’adultère "). Frédéric Baillette nous rappelle aussi toute les théories et toutes les idées reçues accrochés à l’ethnie, notamment les aspects les plus sordides attaché à la femme Tutsi : sa beauté fantasmée, sa capacité de nuisance en tant " qu’espionne à la solde de son ethnie "...
" A qui profite l’ethnisme ? "
Car ce qui pose problème, et c’est là le véritable apport de cet article, c’est l’évidence où nous amène Frédéric Baillette : le corps de l’autre est ramené à son " ethnie ". Il n’est plus un individu dans une société, il n’est plus que son " ethnotype ". Et Frédéric Baillette de poser la question " A qui profite l’ethnisation ? " Il profite bien sûr au pouvoir (colonial comme à ceux qui vont suivre depuis l’indépendance). Les catégories " Hutu, Tutsi, Twa " sont instrumentalisées pour servir l’intérêt de " l’ethnocratie hutue " avec la complicité bonhomme ou active des partenaires extérieurs et autres bailleurs de fonds. Il s’agit de crimes d’un État moderne et non du conflit interethnique séculaire comme on l’a trop souvent entendu dans nos médias occidentaux.
Dans la même revue, Jean-Paul Gouteux reprend le flambeau pour s’intéresser aux complicités occidentales de cette ethnicité. Il reprend des thèmes déjà abordés dans ses deux ouvrages (Un génocide secret d’Etat et Le Monde un contre-pouvoir ?) notamment la confusion entretenue par le pouvoir français entre " ethnie majoritaire " et " pouvoir politique ", un dénie de citoyenneté aux Africains. Dans son article : " Les soutiens européens à l’ethnisme ", Jean-Paul Gouteux décortique tous ses soutiens : journalistes, militaires, scientifiques et autres experts, défenseur des droits de l’homme, politiques... où là encore, fantasmes, petits calculs ou grandes hypocrisies débouchent sur une complicité assassine et une " responsabilité historique " dans l’accomplissement du génocide.
Mais " Fictions de l’étranger ", c’est aussi 17 autres articles richement illustrés, tous aussi percutants et documentés, où toutes les voies de l’instrumentation du corps et du préjugé sont analysées. En résumé, un ouvrage d’une grande qualité graphique, une somme, un almanach de la fausse identité et de la bonne conscience retournée. Le corps dans tous ses états... " étrangers ". Un ouvrage indispensable. (T.L.)
(" Fictions de l’étranger ", Revue Quasimodo, N°6, Printemps 2000, 256 pages, 100FF)
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