La politique continûment répressive de la France en matière de drogues a un coût. En terme de santé tout d’abord, puisque nous sommes un des pays d’Europe où les usagers de drogue sont le plus durement touchés par le sida (1). Mais le coût de la répression ne se limite pas à l’absence de soins : l’exclusion sécrète la violence et l’insécurité et favorise "un usage dur de drogues dures". Nous sommes ainsi engagés dans une politique meurtrière et inefficace.
Il est clair qu’il faut changer de façon de faire, ce vers quoi nos voisins européens s’engagent un à un, en donnant désormais la priorité à la santé. Même si le changement, modeste, ne résout pas les problèmes posés par le trafic, nous apprenons du moins à coexister avec les drogues et avec ceux qui en font usage. La menace du sida a imposé ce renversement : si l’on veut que les usagers de drogue par intraveineuse ne se contaminent pas, il faut des seringues stériles ; si l’on veut qu’ils se soignent, il faut entrer en contact avec eux au lieu de les pourchasser, leur permettre de se libérer du marché noir.
Substitution...
Les traitements de substitution réduisent les risques en matière de santé de même que les risques d’exclusion. Tel est le constat fait par la Grande-Bretagne, qui adopte en 1987 une politique de Santé publique sur la base des résultats - diamétralement opposés - obtenus dans deux villes.
A Edimbourg, les pharmaciens décident au tout début des années 80 de ne pas vendre de seringues aux toxicomanes. Résultat : en 1986, 45 à 55% des héroïnomanes sont contaminés par le sida alors que la proportion est de 5% seulement à Glasgow, où les seringues étaient restées en vente libre. Autre constat : à Liverpool, au début de l’épidémie de sida, près de la moitié des toxicomanes étaient en traitement de substitution, à la méthadone pour leur grande majorité (soit 4.000 personnes) mais aussi à l’héroïne. Résultat : 1% seulement des toxicomanes sont contaminés par le sida. Mme Thatcher s’est résolue à la politique que préconisaient les experts. La priorité est donnée aux soins pour ce qui concerne la toxicomanie, et la prévention fait appel aux usagers de drogues : personne ne peut décider à leur place s’il faut ou non se protéger.
Mieux contrôler leur consommation
Ces nouvelles politiques ont été adoptées parce qu’elles ont fait la preuve de leur efficacité. A Genève, 45 à 55% des usagers d’héroïne étaient contaminés en 1986-87 - autant qu’à Paris à la même époque. Aujourd’hui, la proportion est de 10%, alors qu’en France, près d’un tiers des usagers de drogue par intraveineuse restent contaminés. Genève, comme la plupart des grandes capitales européennes, a accepté de s’occuper sérieusement des usagers de drogues, avec des résultats qui ne sont pas limités à l’épidémie de sida. Dans un contexte plus serein, les usagers de drogues dures parviennent d’abord à protéger leur santé, mais ils peuvent aussi mieux contrôler leur consommation.
La violence quotidienne est réduite pour eux-mêmes mais aussi pour leur famille et leurs proches. Genève a tiré le bilan des années de "guerre à la drogue" : rien ne sert de transformer les usagers en bêtes traquées. La prison n’est pas un hôpital et la répression n’empêche pas l’augmentation du nombre des consommateurs. Au contraire, plus les drogues sont réprimées, plus les bénéfices des trafiquants augmentent et plus les marchés prospèrent.
Epargner les vies
Les Français, eux, ne sont guère pragmatiques. Nous avons été les derniers en Europe à envisager la plus petite possibilité de changement. Sous le prétexte que les usagers de drogue étaient "irresponsables et suicidaires", nous avons attendu 1987 pour mettre les seringues en vente libre. Les deux tiers des usagers ont alors adopté la seringue individuelle. En prenant cette mesure deux ans plus tôt, des milliers de vie auraient été épargnées.
Quant aux traitements de substitution, ils étaient carrément illégaux. La méthadone est devenue officiellement un médicament en avril 1995. Il aura fallu deux ans de débats pour que nous acceptions de nous rendre à l’évidence : les usagers en traitement de substitution meurent sept fois moins que les autres (septicémies, overdoses, suicides, etc.), la délinquance liée à la drogue disparaît et, surtout, les usagers vivent mieux.
Il ne sont pas pour autant enfermés dans leur toxicomanie et ceux qui veulent arrêter de se droguer peuvent choisir de le faire avec de meilleures chances de succès : un toxicomane malade, sans toit, sans ressources, sans amis ou famille peut difficilement affronter une désintoxication (qui rencontre plus de 80% d’échec). Le traitement de substitution ne convient pas à tous, mais il doit être une des possibilités offertes.
France offusquée
Que l’usager de drogue puisse choisir, que des seringues lui soient distribuées, qu’il soit accueilli et soigné quel que soit son état, voilà qui a été longtemps proprement inconcevable. Allons-nous baisser les bras ? Allons-nous accepter, comme à Zurich, que des drogués se piquent ? Allons-nous distribuer des drogues aux drogués ?... Telles furent les premières réactions offusquées en France.
Pourtant, nous nous sommes peu souciés de tirer le bilan de la politique d’exclusion qui a été menée. A cet égard, la commission Henrion, réunie à la demande de Simone Veil, alors ministre des Affaires sociales et de la Santé, marque un tournant. Le rapport est rendu public le 3 février 1995 et son diagnostic est sévère : "La politique de lutte contre la toxicomanie, fondée sur l’idée selon laquelle il ne faut rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes, a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales."
Il y a bien une situation catastrophique dont nous commençons seulement à mesurer l’ampleur. Nous avons accepté les morts, la prison, les malades du sida... comme une fatalité dont la responsabilité incombait aux seuls drogués, un tribut à payer à la guerre contre la drogue.
Non à la guerre !
La France est loin d’avoir abandonné la guerre contre la drogue. Les Pays-Bas continuent d’être le bouc émissaire de notre politique alors que nous sommes les seuls en Europe à pénaliser l’usage de drogues. Nous arrivons toutefois à un tournant. Après des années de silence, la gravité de la situation est enfin reconnue et la nécessité de mesures urgentes s’est imposée. Le 21 juillet 1994, Simone Veil annonce une série de mesures qui visent à "réduire les risques" : kit avec seringues dans les pharmacies, vingt-cinq programmes de médecins généralistes, "boutiques" avec café et sandwich, seringues et préservatifs, douches et machines à laver.
Bonnes intentions
Ces orientations n’ont pas été remises en cause par le gouvernement Juppé. Dans une conférence de presse le 14 septembre 1995, celui-ci s’est engagé à l’élargissement des traitements de substitution et au renforcement des réseaux de médecins généralistes. La prise en charge dans les hôpitaux devait être améliorée et des accueils de jour et de nuit furent prévus pour les plus marginalisés.
Ce gouvernement reconnaît la nécessité de soigner les toxicomanes, la désintoxication n’est plus l’unique réponse, les traitements de substitution sortent de l’illégalité. La méthadone est devenue un médicament, bientôt il en sera de même de la buprénorphine. Que demander de plus ?
Dans le discours, le chemin parcouru est encourageant. Sur le terrain, le bilan est moins exaltant. Bien sûr, certains usagers bénéficient aujourd’hui d’un traitement de substitution, mais il s’agit d’une toute petite minorité. Environ 2.000 "places méthadone" ont été subventionnées alors que, selon l’évaluation du gouvernement, il faudrait 45.000 places de traitements de substitution... Nous sommes loin du compte.
Seringue trop chère
En principe, il est prévu que les patients traités à la méthadone pourront être suivis par des médecins généralistes après être passés par un centre de soin spécialisé. Dans les faits, la mise en oeuvre s’avère particulièrement complexe : les centres spécialisés n’ont jamais travaillé avec les médecins généralistes, les pharmaciens craignent, à tort, d’avoir à distribuer la méthadone au quotidien. Enfin, le conditionnement du produit est inadéquat.
La même absence de pragmatisme a régné en ce qui concerne l’accès aux seringues. Il commence bien à y avoir quelques distributeurs de seringues mais les monnayeurs sont interdits. Les toxicomanes doivent donc se munir d’un jeton qu’ils seront allés se procurer préalablement dans une pharmacie ou auprès d’une action de prévention - qui ne touchent encore qu’une infime fraction d’entre eux.
Tant pis pour les imprévoyants, auxquels sont en principe destinés ces distributeurs... Et tout cela pour se procurer la seringue la plus chère du monde, qui présente en outre quelques défauts (taille, type d’aiguille) qui la rendent impropre à l’usage. Au-delà de l’effet d’annonce, les politiques ne semblent guère se soucier de la mise en oeuvre. La pauvreté des budgets témoigne de ce désintérêt. Aucun investissement conséquent n’a été prévu. La France continue de privilégier les réponses répressives, dont les Américains ont prouvé qu’elles coûtaient à la société dix fois plus cher que la prévention et le soin.
Toxicomanes, "acteurs de prévention"
Une page a bien été tournée mais nous sommes encore tout au début de l’histoire, au stade de la prise de conscience. En 1993, un collectif s’est formé pour exiger les mesures d’urgence, Limiter la casse. Il regroupait des militants de la lutte contre le sida, des professionnels, médecins ou travailleurs sociaux, et des usagers de drogue. Des projets ont été lancés dans toute la France : Bus de prévention, accueil d’usagers de drogue, réseaux de médecins généralistes...
Le développement le plus spectaculaire est celui des associations d’usagers de drogue. Près d’une vingtaine se sont créées, en particulier autour du journal de l’association ASUD (Auto-support des usagers de drogues). Qui aurait pu penser que les toxicomanes puissent devenir des "acteurs de prévention" ? Personne... pas même eux. Les usagers ne sont pas devenus des anges pour autant mais ils veulent désormais prendre leurs affaires en main.
Une aventure étonnante à bien des égards, qui exige de briser le mur du silence et de la clandestinité et qui est loin d’être facile. La salle d’injection de Montpellier, ouverte par des usagers de drogue, a dû fermer ses portes. Rien d’étonnant si les animateurs de la salle ont été débordés. Personne, usagers comme professionnels de santé, ne peut porter seul le poids des années d’exclusion. Les associations d’usagers ne résoudront pas plus le problème de la drogue que les associations de chômeurs ne résoudront le chômage. Une alliance plus large est nécessaire. Un long chemin à parcourir...
Anne Coppel
1. Les hépatites menacent près de 70% de ceux qui s’injectent des drogues et nous avons vraisemblablement, au regard de ce qu’on peut observer (mais personne ne s’est soucié de faire une étude sérieuse) un taux de mortalité très sévère.
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