(extrait du procès-verbal de la séance du 25 juin 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Avant de commencer votre audition, je rappelle que la Direction de l’enseignement scolaire (DESCO) élabore la politique et la réglementation relatives à l’organisation et au fonctionnement des écoles et des établissements du second degré. Elle définit la politique en matière de vie scolaire, de prévention, d’action sanitaire et sociale en faveur des élèves. Elle exerce également la tutelle des zones d’éducation prioritaire.

Après un exposé introductif pour nous présenter votre bilan de la situation concernant le port des signes religieux à l’école, votre audition se poursuivra sous la forme d’un échange de questions et réponses.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je vous remercie de m’avoir invité à partager avec vous certaines réflexions et certains éléments de pratique. J’ai en effet la chance de pouvoir m’adresser à vous à la fois dans mes responsabilités actuelles de directeur de l’enseignement scolaire et comme ancien recteur d’académie.

En effet, pendant de longues années, j’ai été recteur d’académie à Toulouse et à Strasbourg où j’ai eu à connaître de nombreuses situations concrètes dont j’ai tiré à la fois, à titre personnel et professionnel, un certain nombre d’éléments de réflexion qui inspireront mon propos.

Je suis par ailleurs accompagné de M. Claude Bisson-Vaivre, sous-directeur à la DESCO, chargé de la sous-direction des établissements et vie scolaire qui, dans ses attributions, a notamment la charge de suivre la plupart des questions liées à celles dont nous allons débattre aujourd’hui.

Ces quelques mots de présentation vous montrent d’emblée que vous avez en face de vous quelqu’un qui est très sensible à ces questions pour les avoir rencontrées de manière très concrète. Je dirai même volontiers que je les ai rencontrées parfois dans des conditions qui font réfléchir sur le fonctionnement de l’institution.

Je voudrais évoquer la question qui nous préoccupe à travers trois éléments de réflexion. Le premier est de déterminer ce qu’il y a derrière la question de la présence des signes religieux à l’école, c’est-à-dire, au fond, la question de la relation entre l’école et la religion. C’est la question à la base de laquelle nous devons placer beaucoup de nos réflexions.

En second élément de réflexion, j’évoquerai la manière dont on peut poser certaines questions quant à ce que signifie cette place des signes religieux. Il y a plusieurs manières d’aborder ce problème et ce serait une erreur de croire que cela peut se poser de manière simple.

Le troisième élément de réflexion portera sur les moyens dont l’école dispose aujourd’hui face à ce phénomène, et sur les autres moyens dont elle pourrait éventuellement disposer.

Pour aborder le fond du sujet, c’est-à-dire l’ensemble laïcité-religion-enseignement, nous sommes tous convaincus que la laïcité est une des valeurs essentielles de notre école publique, voire du service public de l’éducation nationale dans un sens plus extensif, avec tout ce que cela implique d’attitudes vis-à-vis non seulement de la religion mais, ce qui n’est pas la même chose, vis-à-vis du fait religieux.

Je voudrais dire d’emblée que nous sommes face à une question qui est d’autant plus délicate que la conviction s’est faite peu à peu - et surtout depuis quelques années - qu’il faut donner une place au fait religieux à l’école, car c’est un élément essentiel de notre patrimoine culturel, et en même temps que le fait religieux n’est pas la religion. Il n’est pas le signe d’appartenance à telle ou telle religion. Cela nous conduit, depuis quelque temps, à nous interroger sur la question - dont celle des signes religieux n’est qu’une conséquence - de l’organisation, de la prescription, de la réglementation et du contenu même des enseignements.

C’est une chose que je voudrais souligner devant vous, en ma qualité de responsable du contenu des enseignements. Un des éléments qui me frappe - et qui est à l’origine des questions les plus délicates que nous avons à traiter - est la façon dont notre école, notamment publique, proclame la neutralité et la laïcité par rapport à la fois aux convictions, aux croyances et aux comportements religieux, comme étant depuis toujours un de ses fondements. Elle a, par là même, prescrit un certain nombre de réglementations - mais j’ai le sentiment que nous sommes face à une sorte de double effritement du contenu que nous donnons à la notion de laïcité. Nous constatons également un effritement de notre capacité à intégrer le fait religieux dans les enseignements eux-mêmes, cause d’appauvrissement même de la substance de nos enseignements. Dans le même temps, la mise en place d’une réglementation donne de fait une certaine place à la reconnaissance institutionnelle des comportements religieux.

A titre d’exemple, le calendrier scolaire, dans notre tradition, est un calendrier très fortement marqué par le christianisme. Nous avons observé, toutes ces dernières années, l’introduction d’un grand nombre de tolérances sur des pratiques liées aux fêtes religieuses d’autres religions. Je pense en particulier à tout ce que nous acceptons en matière de pratique des fêtes juives qui donne lieu à des textes officiels de la fonction publique, à certaines périodes, relayés par notre ministère avec des textes spécifiques, ou encore à ce que nous acceptons pendant la période du ramadan dans les établissements.

Ce propos a pour but d’introduire une question que je ne voudrais pas que l’on sous-estime et sur laquelle je reviendrai dans mon troisième point, notamment en termes de contenu et d’organisation de l’enseignement, pour décrire cette situation quelque peu paradoxale. L’école peut être considérée comme la chambre d’écho de situations que notre société a parfois du mal à traiter.

Le deuxième élément de réflexion porte plus précisément sur les signes religieux et sur ce que l’on entend mettre sous cette notion. Il y a des notions tout à fait évidentes. Le voile islamique peut apparaître comme un emblème des signes religieux, mais d’autres formes de signes religieux, parfois mieux tolérés par notre tradition scolaire, peuvent soulever des questions comparables.

De ce point de vue, j’évoquerai trois types de différenciations. La question des signes religieux impose une réflexion sur la différenciation des lieux. On ne peut pas poser la question de la même manière dans l’école ou hors l’école, par rapport à certains espaces ou certains moments de l’enseignement par rapport à d’autres. Il faut accepter une analyse fine de cette situation. C’est une première remarque, la distinction principale étant celle entre l’espace privé et l’espace public à l’intérieur duquel on trouve l’espace scolaire.

On assiste d’ailleurs à des situations extrêmement contrastées selon lesquelles, des signes religieux - le voile islamique mais parfois aussi la kippa, voire d’autres signes d’appartenance religieux parfois plus discrets - sont portés de manière très ostensible en public à l’extérieur de l’école, mais enlevés à l’intérieur de l’école, parfois l’inverse.

La relation entre l’espace public de l’école et l’espace privé, notamment de la famille, est parfois traitée différemment pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. De ce point de vue, nous ne pouvons pas, ne serait-ce que parce que notre champ d’autorité ne s’exerce pas en dehors des murs de l’école, ne pas tenir compte de ce que signifie le signe religieux dans l’école par rapport à ce qu’il signifie hors de l’école.

Une autre distinction très importante est celle qui concerne d’une part les élèves, d’autre part les personnels. A cet égard, les avis du Conseil d’Etat sont très clairs. Je vous renvoie à l’avis de 1989 sur les élèves, mais également à un avis de 2000 qui explique très clairement et confirme ce que nous avons toujours pratiqué, que pour les adultes, notamment en situation d’exercer leur profession à l’intérieur des écoles, le port de tout signe religieux, et notamment du voile islamique, est très strictement contrôlé et prohibé.

Entre des agents qui représentent le service public et exercent la mission du service public dans l’établissement et l’élève, le traitement, confirmé en cela par les avis du Conseil d’Etat, peut aussi être posé de manière différente.

Le troisième élément de différenciation sur lequel je souhaite attirer votre attention, et qui se situe au coeur de bien des problèmes que nous avons rencontrés, est la distinction entre le port de signes religieux et le comportement qui lui est attaché. Je peux témoigner d’une longue expérience personnelle dans ce domaine. J’ai rencontré de nombreuses jeunes filles désireuses de porter le voile islamique avec un éventail très varié de situations et de motivations. Mais la plupart d’entre elles avaient par ailleurs des comportements scolaires absolument impeccables : excellentes élèves, excellent comportement en classe, aucune réticence par rapport aux enseignements, suivi de l’ensemble des cours.

Par rapport à l’obligation scolaire et à ce dont est fait la vie d’un élève, réglementairement, il n’y avait rien à reprocher à ces jeunes filles sinon le port du voile. A l’inverse, des élèves plus conformes en termes de tenue vestimentaire ou de port de quelque signe que ce soit, avaient des comportements scolaires beaucoup plus problématiques, y compris un comportement pouvant confiner parfois au prosélytisme. De ce point de vue, nous aurions tort de limiter la réflexion à ce qui pourrait n’apparaître que comme une simple objectivation du comportement vis-à-vis de la religion, c’est-à-dire d’un comportement de type prosélytique.

De ce point de vue, on ne peut traiter séparément ce qui peut apparaître comme une manifestation ostentatoire d’une conviction - et à ce titre condamnable dans le cadre d’une école laïque - et des comportements même en l’absence de signes religieux, non moins ostentatoires.

Ces trois éléments de différenciation doivent être au coeur de notre réflexion.

Le dernier élément de cette introduction concerne les moyens dont dispose l’école. Le premier point est un petit retour sur l’enseignement lui-même, domaine où il faut avouer que les paradoxes que j’évoquais au début de mon propos sont assez nettement présents. Par exemple, si nous faisons le tour de nos programmes d’enseignement actuels, depuis l’école primaire - dont j’ai également la responsabilité - jusqu’au baccalauréat, nous constatons une situation étonnante : à la fois, au moins de manière implicite et parfois de manière explicite, le fait religieux est extrêmement présent dans nos contenus d’enseignement, pour des raisons qui tombent sous le sens de par la nature même des disciplines que nous enseignons.

A titre d’exemple, il est très difficile d’enseigner l’histoire sans un certain nombre de références importantes à des faits religieux. Mais donner une place au fait religieux à l’école, ce n’est pas remettre Dieu dans l’école. Dans nos programmes d’enseignement, que ce soit à travers l’histoire, la littérature, la philosophie, les langues vivantes, les arts, même à travers l’enseignement scientifique notamment les sciences de la vie, on retrouve ce fait religieux, mais en même temps, il n’est pas assumé comme tel. C’est une des faiblesses de notre système.

Il y a une espèce de réticence de notre institution, depuis longtemps, à parler de la religion car cela pourrait constituer une façon « d’introduire le loup dans la bergerie » alors que c’est un fait de culture qui fait partie du patrimoine que nous avons à transmettre. Certains travaux récents, notamment le rapport élaboré par Régis Debray pour le ministre précédent de l’éducation nationale et repris à leur compte par les ministres actuels, nous ont fait avancer sur ce que pourrait être, à l’avenir, cet enseignement du fait religieux, sous la forme laïque que j’évoquais à l’instant.

Cela procède, en même temps d’ailleurs, d’une formation des enseignants, voire de nos autres personnels. En effet, tout ce que nous évoquons suggère que la formation de nos personnels, notamment de nos enseignants, est insuffisante pour leur permettre de se positionner de manière plus positive et non pas simplement défensive ou négative par rapport à ces questions.

Je vous ai apporté deux ouvrages que nous venons de publier récemment. L’un est notamment issu d’un colloque très important qui s’est tenu, il y a quelques mois, sur l’enseignement du fait religieux. Il présente une somme de réflexions tout à fait intéressante autour des questions que je viens d’évoquer, et fournit également quelques éléments d’analyse de nos programmes d’enseignement en la matière. Je vous ai également apporté les actes d’un colloque sur l’islam que nous avons tenu dans le cadre de la formation de nos enseignants.

Nous avons un programme de travail dans ce domaine qui touche à la fois à l’enseignement donné aux élèves, mais aussi à la formation des personnels, notamment des enseignants, en manière de formation initiale et de formation continue.

De quelles autres armes disposons-nous pour faire face aux problèmes et aux conflits, parfois très traumatisants pour une communauté éducative - et qui se sont beaucoup focalisés ces dernières années sur le port du voile islamique -, voire sur des risques de conflit entre des groupes à l’intérieur d’établissements s’identifiant à des communautés ? Le cas le plus fréquent que nous rencontrons dans nos établissements est celui d’un groupe s’identifiant, par exemple, à la cause palestinienne et, par là même, par un lien qui n’est pas aussi logique qu’il pourrait y paraître, avec la cause musulmane, d’autres s’identifiant à la cause israélienne, souvent aussi assimilée à la cause de la religion juive.

Ce qui nous inquiète le plus, c’est bien ce risque d’affrontement, c’est-à-dire quelque chose qui, d’une certaine façon, dans un langage devenu de plus en plus commun sur les communautés, donne du corps à une réalité que nous voudrions voir disparaître. En d’autres termes, nous sommes toujours très prudents lorsque, dans un lycée, on nous mentionne qu’il y a une « communauté » musulmane, juive ou turque importante.

Nous en avons débattu, de manière approfondie, avec des personnes qui ont beaucoup réfléchi à cette question. Je pense notamment à Mme Dominique Schnapper avec laquelle nous travaillons beaucoup et qui nous disait à quel point elle était réticente à la notion même de « communauté » employée sans discernement. Or nous savons bien que, dans des circonstances locales, concrètes, nous sommes tentés de parler en ces termes. Par là même, cela donne corps, à travers cette notion, à des choses qui sont d’une certaine manière contraires à notre conception de l’intégration républicaine à l’intérieur de l’école laïque.

De ce point de vue, nous avons entre les mains peu d’outils mais beaucoup plus qu’on ne le croit. Tout d’abord, je fais partie de ceux qui pensent que l’avis du Conseil d’Etat de 1989 est un avis très clair, certes pas facile à utiliser à première vue, mais qui est clair à l’usage. De ce point de vue, la première arme très importante dont nous disposons est une application très rigoureuse de cet avis du Conseil d’Etat. Quand je dis très rigoureuse, c’est que selon les termes de l’avis du Conseil d’Etat, ce n’est pas le port du signe religieux en lui-même qui peut poser problème, mais le fait qu’il soit le témoignage ou la traduction ou qu’il s’accompagne d’un comportement qui soit contraire à ce que l’obligation scolaire ou l’obligation faite à l’élève implique. De ce point de vue, une application stricte de cet avis, lorsqu’elle est pratiquée, peut permettre de résoudre un grand nombre de situations.

J’ai également déjà mentionné l’avis du Conseil d’Etat de 2000 sur les personnels qui peut apparaître plus clair que celui sur les élèves. Nous avons aussi mis en place plus récemment d’autres outils à l’égard de ce phénomène dont nous parlons aujourd’hui, et qui est un phénomène cyclique. Sur les quinze dernières années, je l’ai vu surgir à plusieurs moments. C’est en général lié à des circonstances, des conjonctures extérieures. Souvenons-nous de la circulaire Bayrou en 1994 consécutive à des événements dramatiques, y compris la vague d’attentats qui avaient eu lieu en 1993 et début 1994. Des événements extérieurs - comme la première guerre du Golfe, ou la guerre en Irak plus récemment - sont des circonstances qui voient se développer un certain nombre de situations. Toutefois, en même temps, on peut avoir cette tentation, fondée sur un certain nombre d’éléments, de voir s’accentuer un phénomène.

Là-dessus, je voudrais vous dire ma perplexité. En effet, sur la longue période de dix à quinze ans, je pense que c’est surtout le regard de notre société, à la fois de notre institution et de ce qui l’environne, qui a aussi changé le phénomène et la perception que nous en avons. Dans le courant des années 90, alors que j’étais recteur de Strasbourg, j’ai notamment eu la charge de mettre en oeuvre la circulaire Bayrou en 1994. Lorsque l’on regardait quels étaient les comportements dans les établissements, le port du foulard apparaissait, peut-être pas massif, mais extrêmement visible, se mesurant au moins en plusieurs centaines de cas pour la seule académie de Strasbourg.

J’étais toujours surpris parce que, dans les « statistiques » nationales que nous donnions à l’époque, l’académie de Strasbourg apparaissait comme un cas aberrant. En gros, la totalité des foulards se concentrait sur l’académie de Strasbourg, ce que j’ai peine à croire, ne serait-ce que pour avoir connu, par la suite, d’autres régions.

Dans les statistiques que nous établissons, on peut voir apparaître une tendance à la décroissance des problèmes. Là aussi, il faut se méfier car la décroissance des problèmes veut dire que l’institution s’en est emparée et réussit à les traiter sans qu’ils fassent la une des médias, mais je ne suis pas sûr que les comportements correspondants, et notamment en matière vestimentaire, aient diminué.

C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place - depuis déjà quelques années, et renforcé depuis quelques mois - un dispositif de veille de ces problèmes, qui s’appuie notamment sur le travail de Mme Chérifi, mais plus largement sur la mise en place de cellules académiques de veille, sous l’autorité des recteurs, à laquelle nous avons adjoint dans le cadre de ma direction, une cellule nationale de veille. Cette dernière n’a pour autre mission que d’être en appui des cellules académiques pour leur fournir des outils, faire circuler des échanges de bonne pratique, mettre à leur disposition un certain nombre d’outils de réflexion.

Vous avez également auditionné les deux doyens de l’Inspection générale, MM. Borne et Robert, qui ont dû évoquer le travail que nous engageons conjointement pour élaborer un certain nombre d’outils, d’ouvrages de référence, de guides d’action. Nous consolidons ce dispositif mis en place et destiné à aider les établissements à traiter ces différentes questions.

Je terminerai par un élément qui est au coeur de votre réflexion : Faut-il disposer de moyens supplémentaires, en particulier d’une loi dans ce domaine ? Faut-il légiférer ? Bien entendu, je ne peux qu’être d’accord avec l’idée de réaffirmer, partout où c’est souhaitable et nécessaire, les grands principes et les valeurs sur lesquels est fondée notre école. Si nous estimons que le principe de laïcité n’est pas suffisamment inscrit dans la loi aujourd’hui, pourquoi ne pas renforcer nos dispositifs législatifs à cet égard ? Mais c’est une chose que de dire cela, et une autre de savoir ce que l’on fait et notamment de savoir si l’on est capable d’aller au-delà du rappel d’un certain nombre de grands principes. A mes yeux, c’est la question principale.

Pour avoir beaucoup réfléchi à cette question et échangé avec des personnes nous demandant parfois de disposer d’un texte de loi, j’avoue avoir du mal à concevoir l’écriture d’une telle loi. Il conviendrait, en premier lieu, de préciser le champ d’application de cette loi, de manière que la question des signes religieux porte sur l’ensemble des signes religieux. De plus, une loi n’a aucune utilité si elle ne se donne pas, en même temps, les moyens de sa mise en oeuvre et en application.

On sait les difficultés à appliquer l’avis du Conseil d’Etat que je considère comme clair. Je ne pense pas qu’un texte de loi serait en mesure d’aller beaucoup plus loin que l’énoncé de cet avis du Conseil d’Etat, et ce pour des raisons qui tiennent d’abord aux éléments d’analyse que je vous suggérais au début de mon propos, en particulier sur l’analyse extrêmement fine qu’il y a lieu de faire pour différencier la signification du port de tel signe religieux. Par exemple, il n’est pas raisonnable d’aborder ce problème sans regarder de près ce que signifie pour les jeunes filles le port de ce voile, sachant que le problème n’est pas le même à 10 ans, à 13 ans, 16 ou 20 ans. Je doute qu’une loi puisse entrer dans ce degré de finesse, notamment quand on pense aux conséquences.

En effet, j’ai eu en face de moi, en commission d’appel, des adolescentes dont je me demandais ce que pouvait signifier la décision que j’avais à prendre, à savoir une exclusion de l’école, pour la suite de leur parcours. Quand vous avez en face de vous une jeune femme dont vous supposez qu’elle a déjà fait ses choix principaux de vie, ce n’est pas trop difficile. Quand vous avez en face de vous une enfant ou une adolescente dont on voit à quel point elle est tiraillée par toutes les contradictions de ces âges-là, cela vous fait réfléchir davantage.

A cet égard, il y a de vraies difficultés que, pour ma part, je ne sais pas comment nous serions capables de surmonter. Je pense également qu’il est important, dans ce domaine, de ne pas déresponsabiliser les chefs établissement. Soyons clairs, ils nous demandent souvent une loi pour éviter d’avoir à affronter ces problèmes-là. La loi fonctionne comme un parapluie vis-à-vis des responsabilités à prendre. Cela est, à nos yeux, complètement incompatible avec le principe d’autonomie des établissements qui donne, à la fois, de la liberté mais aussi de la responsabilité.

Personnellement, j’ai tendance à penser que, dans des domaines aussi sensibles où l’analyse fine ne doit jamais être oubliée, il est très important que nous donnions à nos chefs d’établissement la capacité d’être, à la fois, très libres dans l’approche de ce phénomène à l’intérieur des grands principes qui fondent l’école républicaine, mais en même temps leur permettre de prendre leurs responsabilités. C’est d’ailleurs là aussi le sens d’une jurisprudence établie peu à peu par le Conseil d’Etat, y compris sur des questions que j’ai évoquées tout à l’heure, c’est-à-dire que les chefs d’établissement gèrent au cas par cas ces situations.

Enfin, et comment ne pas évoquer ce qu’impliquerait une loi proscrivant strictement, à supposer que l’on soit capable de l’écrire, tout port de signes religieux à l’école. Cela signifierait d’emblée - sauf à ce que nous renoncions à nos grands principes républicains et à ce que nous introduisions des discriminations tout à fait insupportables - que se crée ce que l’on pourrait appeler « un nouvel équilibre ». Comment traiter, par exemple, la religion musulmane d’une manière qui respecte les principes qu’une telle loi édicterait et, en même temps, n’apparaîtrait pas comme une sorte de proscription du culte musulman chez nos élèves ? Qu’est-ce que cela implique du point de vue des structures de l’enseignement ? On évoque parfois le problème des aumôneries. Comment traiterons-nous ces questions d’une manière qui reste compatible avec nos valeurs républicaines ?

En outre, nous agissons dans un espace au minimum européen et surtout dans ce domaine qui touche aux droits de l’homme, nos décisions ne peuvent être prises indépendamment d’une jurisprudence européenne, voire au-delà, qui ne nous encourage absolument pas à aller vers une loi.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez posé la problématique de l’enseignement du fait religieux. Au-delà de son enseignement dans le cadre de l’histoire, comme vous l’avez souligné, pensez-vous qu’il doit y avoir un enseignement spécifique, si oui, à quel niveau, par qui et comment s’assurer de la neutralité de cet enseignement ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port, sinon d’un uniforme, du moins d’une tenue, par ailleurs socialement égalitaire, serait de nature à régler les problèmes que nous évoquons ?

Enfin, en cas de législation d’interdiction à laquelle vous n’êtes pas favorable, estimez-vous qu’elle devrait s’étendre à tout signe de caractère associatif, par exemple, et s’appliquer à l’enseignement privé sous contrat ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l’enseignement du fait religieux, cette question n’est pas définitivement arbitrée. Nous y réfléchissons, mais je peux vous donner la tendance qui se dégage de nos réflexions récentes.

La question est moins d’instaurer un enseignement du fait religieux en lui-même, qui serait un peu contradictoire avec ce que j’ai dit précédemment, mais plutôt dans nos programmes, y compris tels qu’ils existent aujourd’hui, de traiter le fait religieux qui est présent partout. J’ai cité l’histoire parce que c’est le plus évident, mais il y a également la littérature, les langues vivantes et pas uniquement l’arabe, la philosophie. Il n’y a pratiquement aucune discipline dans laquelle le contenu des programmes n’évoque pas, à un moment ou un autre, quelque chose en rapport avec le fait religieux.

L’idée que nous avons est plutôt de faire en sorte que ces faits religieux - dans ce qu’ils ont de scientifique, à travers des données observables, constitutives d’un patrimoine culturel - soient mis en lumière en tant que tels et non pas simplement banalisés, dissimulés. C’est une façon de prendre en compte, d’une manière plus explicite, ce que les religions ont apporté au patrimoine de l’humanité ; si l’on estime que le rôle de l’école est de transmettre des savoirs et des valeurs, c’est aussi peut-être d’abandonner une attitude que nous avions jusqu’ici où dominait une certaine réserve à faire apparaître ces faits comme porteurs de cette dimension symbolique qu’est la dimension religieuse.

Vous pouvez traiter le sujet des cathédrales d’une manière purement objective, en traitant les vitraux comme de simples objets d’art, et le traiter en expliquant aux élèves la dimension symbolique et culturelle que signifient les attitudes religieuses qu’il y avait derrière. Tout à l’heure, j’ai parlé de l’effritement de la substance culturelle de notre enseignement. Il est clair que si vous ne faites pas cela, vous pouvez vous donner le sentiment d’être plus neutre, plus laïc à un premier degré, mais en même temps, vous faites passer les élèves à côté d’une dimension tout à fait essentielle de la culture à transmettre. C’est plutôt en ce sens qu’il faudrait aller, parce que le risque de dispenser un enseignement du fait religieux en lui-même, outre les dérives auxquelles cela prêterait, aurait sans doute l’effet inverse à celui attendu. En d’autres termes, cet enseignement du fait religieux risquerait, non pas de faire comprendre aux élèves ce en quoi les religions sont partie prenante des cultures du monde que nous avons à transmettre, mais aurait plutôt tendance à les distinguer, les séparer. Les élèves parleraient alors de cours de fait religieux.

Je le dis d’autant plus volontiers que nous avons un certain nombre d’interrogations par exemple sur l’éducation civique. Alors que nous sommes tous partisans de cette éducation civique, nous constatons à quel point il y a parfois des effets pervers au fait d’identifier un moment qui s’appelle éducation civique et que les élèves vivent comme un cours de plus par rapport à d’autres, là où nous voudrions instiller une culture de la citoyenneté qui procède de toutes sortes de vecteurs, y compris certains enseignements.

Votre deuxième question me fait penser à de nombreuses discussions que nous avons à l’école. J’ai envie de vous dire que si, un jour, nos parlementaires écrivent une loi sur le port des signes religieux, nul doute que cela ne pourrait avoir comme conséquence le port de l’uniforme qui serait lui-même à définir dans le cadre de la loi. C’est une certaine logique, mais j’ai un peu de mal à concevoir une telle démarche dans un pays comme le nôtre, avec un attachement de nos concitoyens à une certaine liberté.

Parfois, je le dis en plaisantant, même s’il n’y a pas d’uniforme officiel dans nos collèges, la quasi-totalité des élèves sont habillés en polo, jeans et baskets, même si nous savons qu’il y a un code très subtil lorsque la tenue se ressemble beaucoup. Tous ceux qui connaissent nos établissements savent que c’est beaucoup plus compliqué que cela. Ne voyez pas dans ma réponse une échappatoire.

Ceci étant, des pays très modernes font aujourd’hui porter l’uniforme aux élèves. L’idée n’est pas absurde en soi, mais il faut alors rentrer dans une logique dont il faut tirer toutes les conséquences.

Pour répondre à la troisième question, l’une des difficultés, dans la perspective d’une loi, serait d’avoir un champ d’extension extrêmement vaste, sauf à renier un certain nombre d’éléments de notre culture républicaine, la capacité d’intégration de la France, sa volonté de traiter ses citoyens sans distinction de religion. Cela aurait des conséquences très difficiles à gérer dans l’enseignement public. Vous avez parfaitement raison de demander si, à partir du moment où nous considérons que l’enseignement privé sous contrat participe du service public de l’éducation, il faudrait également l’appliquer à l’enseignement privé, au moins celui sous contrat. Mais là, nous nous heurterions de front à une situation presque d’antinomie. En effet, l’enseignement privé sous contrat se voit reconnu dans notre système actuel un certain nombre de caractéristiques qui font sa spécificité. Le paradoxe serait alors de risquer de déboucher sur un système qui, voulant pousser jusqu’au bout une certaine vision de la laïcité, provoquerait en fait des dégâts tout à fait irréversibles pour des questions fondamentales.

M. Jacques MYARD : Nous avons bien compris votre prudence, qui est même presque plus que de la prudence. Cela étant, vous avez abordé un grand nombre d’éléments intéressants. Je voudrais vous interroger sur plusieurs points.

Tout d’abord, vous semblez dire que le voile serait finalement plus le résultat que la cause du prosélytisme. En amont, cela signifie qu’il y a un prosélytisme actif contraire à la laïcité. Vous avez indiqué également quelque chose qui m’a quelque peu choqué, à savoir que c’est le regard que nous avons porté sur le voile qui a créé le problème. Pensez-vous vraiment qu’actuellement en France, la société française, notamment un certain nombre de groupes, n’est pas travaillée par des mouvements intégristes forts, prosélytes et qui iront jusqu’à la violence verbale, psychologique et autre ? Je me demande si votre prudence n’est pas en train d’avaliser complètement le communautarisme montant. C’est la raison pour laquelle je vous dis très clairement que je vous ai écouté avec beaucoup d’intérêt, mais aussi beaucoup d’inquiétude. L’aveuglement et la méconnaissance des problèmes pratiqués depuis trop longtemps par de nombreux gouvernements sont la cause de nos problèmes d’aujourd’hui.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je me suis mal fait comprendre. Sur le premier point, j’ai essayé de dire que le port du voile ne pouvait pas s’analyser sous l’angle d’une seule cause ou d’une seule situation. J’ai rencontré des situations où le port du voile était très clairement la manifestation, non seulement d’une appartenance, mais le désir, voire la volonté parfois marquée de manière même politique, d’une forme de prosélytisme condamnable.

Je vous ai d’ailleurs dit tout à l’heure que, lorsque j’avais des cas de ce type en face de moi, je n’avais guère d’état d’âme. Cela simplifiait un certain nombre de décisions, parce que nous étions face à des cas qui ne posaient pas réellement de problème de fond du fait qu’ils étaient contradictoires avec les valeurs de l’école.

Mais ce que j’ai voulu dire en même temps, c’est que nous avions aussi un certain nombre de ports de voile, voire d’un certain nombre d’autres signes religieux, qui pouvaient, notamment à des âges problématiques tel que celui de l’adolescence, traduire autre chose. Certes, on lit beaucoup dans la littérature aujourd’hui, que ce soit la presse ou des ouvrages qui paraissent, de témoignages très intéressants sur ce que disent les jeunes filles qui portent le voile. A la fois, elles parlent de leurs problèmes d’identité, notamment pour celles qui ne se sentent ni françaises ni maghrébines, quand bien même elles sont de nationalité française parce que nées en France, et qui se sentent toujours un peu partout étrangères. Pour elles, le fait de se manifester comme appartenant à une confession leur tient lieu, à un moment donné, d’identité. D’autres jeunes filles expliquent que le port du voile est une protection face à des comportements de garçons. C’est un problème majeur.

M. Jacques MYARD : Il faut agir beaucoup plus profondément en amont.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si je me suis mal fait comprendre, j’espère que ce que je vous ai répondu là montre que nous ne sommes pas du tout éloignés, bien au contraire. On ne peut pas traiter cette question du voile à l’école sans traiter ce qui se passe hors de l’école et la manière dont l’école hérite d’une question que nous n’avons pas su traiter, par exemple dans l’environnement de cités, de quartiers des jeunes filles.

Par rapport à votre deuxième question, pardonnez-moi encore si je suis mal exprimé, mais je crois être assez bien placé pour savoir que le risque que vous évoquez est un risque réel. Nous avons, dans certains de nos établissements, de temps à autre, des craintes que ceux-ci franchissent la porte de l’école. D’ailleurs, quand nous avons été ostensiblement confrontés à cela, nous n’avons guère eu d’état d’âme.

Il serait absurde de dénier ce phénomène, mais j’ai une interrogation et une perplexité quant à un certain nombre de chiffres qui circulent. A la limite, mon propos va plutôt dans le sens de la crainte que vous exprimiez. La situation actuelle peut signifier que dans certains cas, le problème est traité correctement, mais que dans d’autres, on passe à côté d’un problème en train de se produire, qui oeuvre souterrainement.

Je ne suis pas de ceux qui ont une vision paranoïaque de l’histoire, mais nous sommes très attentifs à cela. Ce qui nous inquiète, et c’est pourquoi nous avons un dispositif de veille, c’est de pouvoir détecter à tout moment, dans nos établissements, quelque chose qui serait l’indice d’un phénomène beaucoup plus inquiétant que le port de tel ou tel signe religieux, mais qui serait une entreprise beaucoup plus destructrice pour l’école. C’est la raison pour laquelle la jurisprudence du Conseil d’Etat est intéressante. Par exemple, une des choses qui, pour nous, est insupportable et implique des sanctions disciplinaires, voire au-delà, c’est lorsque l’appartenance religieuse ou le port de tel signe religieux s’accompagne d’une contestation de l’enseignement lui-même. Nous avons eu des jeunes filles ou des jeunes hommes contestant que l’on enseigne un certain type de philosophie, les sciences de la vie, notamment tout ce qui touche à la procréation, contestant le fait que les jeunes filles fassent de la natation. On ne peut pas le tolérer.

Même si ce sont des situations vis-à-vis desquelles il faut être vigilant, nous ne considérons pas que ce sont les cas les plus difficiles à traiter, car le cas est clair, net et précis, et le fait de trancher ne pose aucune difficulté. Nous avons tous les outils pour le faire. Le plus inquiétant, c’est la façon de prévenir tout cela. On revient toujours au problème de ce qui se passe en amont et dont l’école pourrait être, à un moment donné, le réceptacle. J’ai tendance à penser que plus nous agirons en amont ou dans l’environnement de l’école, mieux nous serons armés.

M. Jacques MYARD : C’est là que je vois une contradiction dans votre démarche. Vous avez raison de dire que l’école est la chambre d’écho de la société. Mais ne pensez-vous pas qu’un texte fort qui irait au-delà des signes religieux à l’école, qui réaffirmerait le principe de la laïcité dans tous les lieux publics, une sorte de code de déontologie de la citoyenneté, ne serait pas un moyen d’aller aux causes mêmes ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je crois vous avoir répondu en disant que je ne pouvais qu’être d’accord avec tout texte qui réaffirme fortement les principes de laïcité, notamment dans le service public. Cela étant, une fois rappelé ce principe, la difficulté est de savoir comment écrire et définir un contenu dans ce code de déontologie. Sur le principe, je suis d’accord avec vous. Mais quelle rédaction, quel contenu, quel champ d’application ?

Pour ma part, je serai le premier à me réjouir de tout rappel fort du principe sur la laïcité, d’ores et déjà inscrit de manière très explicite dans notre code de l’éducation. Peut-être faut-il encore le réécrire ?

M. Jacques MYARD : Le terme laïc n’apparaît pas le code de l’éducation.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Le code de l’éducation reprend un certain nombre de principes dont ceux de la Constitution. Le treizième alinéa du préambule de la Constitution dit ceci : « La nation garantit l’égal accès de l’enfant et l’adulte à l’instruction, la formation et la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés, est un devoir de l’Etat. » C’est très clairement inscrit dans la Constitution.

M. Jacques DESALLANGRE : Vous m’avez semblé aller vite en besogne lorsque vous avez dit que si l’on ne laisse pas de place aux signes religieux, il faut mettre un uniforme. Pourriez-vous expliquer cela ?

Vous avez également indiqué qu’il ne faut pas déresponsabiliser les chefs d’établissement, et leur assurer liberté et responsabilité. Pour leur part, ils considèrent que cela s’accompagne d’un grand risque devant des juridictions dont les interprétations sont variables. Ensuite, vous avez mentionné que la loi signifierait la proscription du culte musulman. Je m’interroge. Où le proscrirait-elle ? Si c’est à l’intérieur de l’école, c’est déjà fait.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je concède volontiers que j’ai sans doute usé d’un nombre de raccourcis dans mon propos. J’ai voulu dire que si l’on se préoccupait, à travers la proscription des signes religieux, de quelque chose qui ressemblerait à la normalisation de la tenue vestimentaire de nos élèves, le débouché logique pouvait être l’uniforme. Il y a peut-être des étapes intermédiaires, mais je n’en suis pas certain. Mais je ne demande qu’à être convaincu du contraire.

Je vous donne quelques exemples que nous avons eus à traiter ces dernières années. Nous avons eu souvent des discussions sur la nature du voile islamique, sa taille, ce qu’il doit couvrir ou ne pas couvrir. Cela a conduit parfois à des discussions au centimètre près. Je vous concède très volontiers que ce que j’ai dit pouvait apparaître comme une boutade. Je ne demande pas mieux que l’on me fasse la démonstration du contraire. Je dis simplement que, sur la base de mon expérience pratique, j’ai un peu de mal à concevoir ce que cela pourrait être. Mais je reste très ouvert à toute suggestion.

Sur la déresponsabilisation des chefs d’établissement, je connais bien ce débat pour l’avoir très régulièrement avec les chefs d’établissement, y compris ceux que vous auditionniez lors de la séance précédente. Je vous ai fait part de mon sentiment. Ce sont des questions très difficiles à arbitrer dans un établissement où la communauté éducative et les instances dirigeantes peuvent être divisées. Par exemple, très souvent dans un établissement, vous avez des enseignants très partagés par rapport à l’attitude à avoir face à une élève qui se présente avec un voile islamique. Nous avons eu récemment ce cas de figure au lycée de la Martinière à Lyon où ce sont les enseignants qui ont porté le problème sur la place publique. Il nous est d’ailleurs arrivé de mettre en avant cette forme de trouble de l’ordre public, créé par le conflit, pour prendre un certain nombre de décisions qui, lorsqu’elles ont abouti à l’exclusion de l’élève, ont été annulées par le tribunal administratif et le Conseil d’Etat.

Dans de telles affaires, les autorités administratives que je représente sont toujours solidaires des chefs d’établissement. Pour autant, je ne suis pas sûr - pour les raisons mêmes que j’ai indiquées à propos de l’écriture de la loi - que nous soyons à l’abri d’autres risques qui sont à la fois des risques de constitutionnalité au regard de notre propre Constitution, ou des risques au regard de la Cour européenne des droits de l’homme. Je ne suis pas sûr non plus, contrairement à ce que pensent certains, notamment des chefs d’établissement, que ceci serait une préservation. Nous avons quelques exemples qui démontrent tout à fait le contraire.

J’ai surtout voulu dire que nous aurons de toute façon des problèmes d’interprétation de la nouvelle loi et de sa mise en oeuvre. Nous aurons principalement une question qui demeurera pleine et entière, c’est la capacité d’un conseil d’administration à se prononcer au regard de ce que la mise en oeuvre de la loi sur son établissement a comme implication. La loi ne préservera pas l’établissement de prendre ses responsabilités, mais le mettra dans un autre type de contexte. Or, très souvent, je me permets de le dire parce que c’est ainsi que cela m’est souvent présenté, bien des chefs d’établissement viennent nous demander une loi pour qu’ils n’aient pas eux-mêmes à trancher ces problèmes-là.

M. Jacques MYARD : Ils veulent un cadre.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Certes. Si vous nous en donnez un meilleur, tant mieux, mais ne sous-estimons pas le cadre que nous avons aujourd’hui.

S’agissant de votre question sur une loi qui signifierait la proscription du seul culte musulman, je crois que personne ne veut cela. La conséquence qui existe peu, voire très peu, sera peut-être d’encourager ou de laisser faire le développement d’écoles de confession musulmane dans le cadre de l’enseignement privé, hors contrat ou sous contrat. Que faire par rapport à cela ? C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse.

De ce point de vue, n’est-il pas préférable de faire en sorte que ce soit à l’école publique de jouer son rôle d’intégration ? On peut imaginer un système qui voit se développer des écoles de confession musulmane sous contrat ou hors contrat.

M. Jean-Pierre BRARD : Je vérifie si je vous ai bien compris. Je pars d’un cas concret que j’ai rapporté : une jeune fille juive porte le voile et la main de Fatma pour échapper à ce qu’elle estime être des dangers dans son environnement. Si, en tant que chef d’établissement, vous aviez à traiter ce problème, peut-être considéreriez-vous qu’elle a tort, mais il n’y a pas volonté de provocation religieuse. Dans un tel cas, faut-il admettre le voile ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Dans ce que nous a fourni comme cadre de référence l’avis du Conseil d’Etat, si la jeune fille se conforme à toutes les règles de l’école, il n’y a aucune raison d’en saisir le proviseur.

M. Jean-Pierre BRARD : Je continue mon propos. Je suis juif et, il y a dix ans, ma tonsure apparaissant, je décide, pour la dissimuler, de porter une kippa. Que faites-vous ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si vous êtes élève dans un établissement, ma réponse est du même type. Nous avons des jeunes gens qui portent des kippas dans certains établissements, sans pour autant avoir une calvitie précoce.

M. Jean-Pierre BRARD : N’est-ce pas alors considéré comme un signe d’appartenance ou d’affichage ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : C’est bien là la question. Mais là encore, dans le cadre que nous avons, si l’élève ou l’étudiant se comporte de manière conforme à ce que lui demande l’école, il n’y a pas de raison d’être plus strict vis-à-vis de lui que de la jeune fille précédente.

M. Jean-Yves HUGON : Plus nous avançons dans cette mission, plus semble apparaître une différence dans la vision qu’ont ceux qui vivent le problème au quotidien dans les établissements et ceux qui réfléchissent à ce problème sans le vivre au quotidien.

Dans votre propos, cette différence m’est apparue sous deux aspects. Tout d’abord dans votre conception de l’espace scolaire. Nous avons auditionné, juste avant vous, des représentants des personnels de direction pour lesquels l’espace scolaire ne peut pas être divisé. Selon vous, il peut l’être en différents espaces ainsi qu’en espaces temps.

Par ailleurs, elle est apparue dans l’autonomie que vous prônez pour les établissements scolaires. Il semblerait que les représentants des personnels de direction ne veulent pas forcément de cette autonomie-là.

J’ajouterai une dernière remarque. Dans les signes religieux, il y a aussi le port de la barbe. On parvient à distinguer une barbe de type islamiste. J’ai vu, dans un établissement scolaire, un membre du personnel d’encadrement qui portait une telle barbe. Elle correspondait tout à fait à celles que l’on voit à la télévision. Tout en restant très prudent, le port de la barbe pourrait-il être assimilé au port d’un signe religieux ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur votre première question, j’ai évoqué cette différenciation à l’intérieur même de l’espace scolaire, car cela renvoie à des questions pratiques. Pour certaines activités scolaires, certains établissements jugent, à juste titre, et par là même imposent que les jeunes filles doivent retirer leur voile pour des raisons liées à des questions de sécurité : par exemple, des jeunes filles dans des formations industrielles et professionnelles.

On peut tout à fait estimer, et beaucoup d’établissements le font, que le port du voile peut être toléré dans certaines activités scolaires, mais proscrit de manière absolue en atelier ou à la piscine. C’est à ce type de différenciation entérinée par les tribunaux que je faisais référence et qui est assez bien gérée, d’une façon générale, par nos établissements, mais qui peut aussi être l’objet d’un conflit.

Sur la question de l’autonomie, cette notion est compliquée. Philosophiquement, nous sommes favorables au développement de l’autonomie des établissements. Je crois que beaucoup de nos collègues chefs d’établissement sont eux-mêmes dans une position assez contradictoire par rapport à cela. En effet, l’autonomie offre des latitudes et des libertés nouvelles, mais aussi des responsabilités nouvelles.

Nous avons des chefs d’établissement qui assument parfaitement les deux et font la démonstration, tous les jours, qu’ils sont capables de prendre leurs responsabilités. En revanche, d’autres chefs d’établissement aimeraient bien les avantages de la liberté, sans les inconvénients de la responsabilité. Nous sommes dans cette contradiction.

Quant à la barbe, nous avons la chance que la grande majorité de nos élèves soit imberbe pour des raisons d’âge. Mais pour ce qui est du personnel d’encadrement, nous sommes dans l’espace scolaire. Nous manquons de textes de référence. Faut-il légiférer sur la barbe ?

M. Jacques MYARD : La jurisprudence est parfaitement claire à cet égard : elle interdit, pour les maîtres, tout signe distinctif, quel qu’il soit.

M. René DOSIERE : J’ai bien noté qu’une législation ne manquerait pas d’avoir, pour l’enseignement privé, des conséquences que, pour l’instant, nous n’évoquons pas. Je n’y reviens pas, mais dans cet enseignement privé sous contrat rencontre-t-on avec la même intensité, le même problème du voile ou de tout autre signe distinctif ? Je pense en particulier à l’enseignement juif sous contrat.

Par ailleurs, compte tenu de votre expérience de recteur en Alsace et étant donné la situation particulière de cette région, où il y a une laïcité apaisée, le problème se pose-t-il de manière différente ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l’enseignement privé hors contrat que je connais moins bien, nous avons affaire à des écoles confessionnelles où l’affichage des signes religieux est la règle. Mais cela peut être aussi le cas dans le privé sous contrat. Si vous prenez les écoles juives, le port de la kippa est extrêmement fréquent, pour ne pas dire quasi généralisé dans certaines d’entre elles. Il me semble que c’est là toute la délicatesse du problème évoqué tout à l’heure, à savoir comment édicter une loi qui vaudrait pour l’ensemble du service public et l’imposer à des établissements dont, d’un côté, on dit qu’ils participent du service public puisqu’ils sont sous contrat, et de l’autre nier leur spécificité en tant qu’établissement privé.

M. Jacques MYARD : Y a-t-il eu dérive ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je ne sais pas s’il y a eu une dérive, je n’aurais pas la prétention de répondre à cela. En tout état de cause, depuis une quinzaine d’années que j’ai eu à regarder cela, j’ai le sentiment d’une certaine constance de comportement, le contrat portant à l’évidence d’autres éléments, tout cela sur fond d’une culture d’établissement.

Cela vaut pour les établissements catholiques. Par exemple, vous pouvez avoir un établissement piloté par l’enseignement catholique, accueillant des jeunes filles portant le voile islamique ou des jeunes garçons portant la kippa. L’enseignement catholique est très ouvert à cet égard et s’est souvent d’ailleurs permis de nous donner des leçons de tolérance qui, dans certains cas, étaient méritées, dans d’autres, ne l’étaient pas.

Je ne suis pas sûr, de ce point de vue, qu’un certain nombre de perspectives légiférantes ne soulèvent pas des problèmes qui soient difficiles à traiter, sauf à donner à la portée du contrat une signification suffisamment précise pour que cette contradiction n’apparaisse pas.

Sur mon expérience alsacienne, je pourrais vous en parler longuement parce qu’elle est passionnante. N’étant pas alsacien moi-même, j’ai découvert, dans ces responsabilités, une situation particulière qui est d’ailleurs faite autant d’un héritage concordataire que d’un héritage du droit allemand. Nous avons une situation comparable à ce que l’on trouve chez notre grand voisin, l’Allemagne.

Le droit local qui rend obligatoire l’enseignement de la religion à l’école, est atténué tout de suite dans notre droit républicain par le fait que les parents peuvent s’y opposer. Mais c’est une inversion par rapport à notre système dit « de l’intérieur ». La corrélation que l’on établit souvent, c’est que l’Alsace est probablement l’une des régions de France où l’enseignement privé est le moins développé.

D’aucuns en excipent que cela ôte, outre la qualité de l’enseignement public en Alsace, un des motifs pour envoyer son enfant dans l’enseignement privé, à savoir le fait de disposer, dans un cadre rigoureusement organisé, d’un enseignement de la religion. C’est un constat que l’on peut faire.

J’avoue avoir trouvé une région très apaisée sur le plan des relations entre les religions avec néanmoins un problème considérable, au regard de ce dont nous discutons. En effet, les religions dont il s’agit à l’école sont celles que nous avions à la fin du XIXème siècle ou à l’époque du Concordat, c’est-à-dire que cela exclut ce qui est la deuxième religion d’Alsace, l’islam.

De là, l’un des problèmes que j’avais à régler quand j’étais en Alsace, lorsque je recevais des délégations des communautés musulmanes qui venaient me demander très souvent quand l’islam serait enseigné à l’école. Ce à quoi je leur répondais que, dans le droit, ce n’était pas prévu. Au-delà de cette réponse juridique ferme, je leur indiquais que pour les autres religions, j’avais en face de moi des institutions qui s’appellent les Eglises qui constituaient des interlocuteurs institutionnels avec lesquels les choses pouvaient se régler, y compris sous forme contractuelle. Au-delà des problèmes de droit qui suffisaient, à eux seuls, à régler le problème, il y avait aussi la situation de l’islam et son caractère non organisé. C’est-à-dire que personne ne pouvait prétendre représenter l’islam.

J’ai un peu tendance à dire que ce sont des choses qui plaidaient déjà à l’époque, il y a une dizaine d’années, pour un conseil consultatif du culte musulman de France, qui sera peut-être un jour susceptible de modifier la situation. Mais en tout état de cause, je peux très certainement témoigner d’une région très apaisée par rapport à cela. Ce qui, du reste, avait conduit à accepter, dans ses établissements, un grand nombre de jeunes filles portant le voile islamique dans des conditions qui ne posaient pas forcément de problèmes, mais qu’à un moment donné, un certain contexte a pu rendre problématique du fait de cet environnement national ou international qu’on évoquait tout à l’heure.

M. Eric RAOULT, Président : Merci de votre participation qui a permis d’éclairer, avec votre expérience et votre compétence, un dossier qui tient à coeur aux différents membres de cette mission et qui nous conduira à approfondir ce dossier afin que nous puissions, au niveau de la représentation nationale, être amenés à prendre une position qui soit la plus consensuelle possible.


Source : Assemblée nationale française