La restauration de la puissance russe par Vladimir Poutine est compromise par la guerre économique menée contre la Fédération par les États-Unis et l’Union européenne. Cette agression occidentale, fait remarquer le professeur James Petras, va obliger la Russie soit à éliminer les oligarques sur lesquels elle s’est appuyée, soit à mourir.
Au cours du dernier quart de siècle, les gangsters-oligarques agissant par gangs armés interposés ont transféré illégalement ou saisi violemment des biens publics valant plusieurs milliards de milliards de dollars dans tous les secteurs de l’économie russe, en particulier pendant la transition vers le capitalisme.
De 1990 à 1999, plus de six millions de citoyens russes sont décédés prématurément à la suite de l’effondrement catastrophique de l’économie. L’espérance de vie des hommes, qui était de 67 ans durant l’ère soviétique, régresse à 55 ans quand Eltsine est au pouvoir. Le PNB de la Russie chute de 60 %, une première dans l’histoire pour un pays qui n’est pas en guerre. Après la prise de pouvoir par la violence et le bombardement du parlement russe, le régime Eltsine entreprend de privilégier la privatisation de l’économie, en liquidant les secteurs de l’énergie, des ressources naturelles, des banques, du transport et des communications au dixième ou moins de leur valeur réelle à des partenaires et à des entreprises étrangères bien pistonnés. Des casseurs armés, organisés par des oligarques au pouvoir croissant, complètent le programme de privatisation en agressant, en assassinant et en menaçant leurs rivaux. Des centaines de milliers de retraités âgés sont évincés de leurs maisons et appartements par des spéculateurs fonciers violents qui confisquent sauvagement leurs propriétés.
Des conseillers financiers formés dans des universités états-uniennes et européennes avisent les oligarques rivaux et les ministres du gouvernement au sujet des techniques de marché les plus efficaces pour piller l’économie, tout en prélevant des commissions et des frais qui leur rapportent gros. Des fortunes attendent ceux qui sont les mieux pistonnés. Pendant ce temps, le niveau de vie s’affaisse, appauvrissant les deux tiers des ménages russes. Le nombre de suicides quadruple et les décès attribuables à l’alcool, à la toxicomanie, au sida et aux maladies vénériennes se répandent. La syphilis et la tuberculose atteignent des proportions épidémiques et des maladies totalement éradiquées durant l’ère soviétique réapparaissent avec la fermeture des cliniques et des hôpitaux.
Dominants et dominés
Sans surprise, les médias « occidentaux » [1] respectables louangent le pillage de la Russie, le qualifiant de transition vers des élections libres et l’économie de marché. Ils publient des articles élogieux qui décrivent le pouvoir politique et la domination des gangsters-oligarques comme le reflet d’une démocratie libérale montante. L’État russe passe ainsi de superpuissance mondiale à un régime abject fondé sur le clientélisme infiltré par les services de Renseignement « occidentaux », incapable de gouverner et de faire respecter ses traités et ses accords avec les puissances « occidentales ». Les USA et l’UE ont tôt fait de réduire l’influence russe en Europe de l’Est et mettent rapidement la main sur les industries qui appartenaient à l’État, les médias de masse et les institutions financières. Les fonctionnaires communistes, gauchistes et même nationalistes sont écartés et remplacés par des politiciens dociles et soumis favorables au libre marché et à l’Otan.
Les USA et l’UE violent tous les accords signés par Gorbatchev et l’« Occident ». Les pays de l’Europe de l’Est deviennent membres de l’Otan, l’Allemagne de l’Ouest annexe l’Allemagne de l’Est et les bases militaires s’étendent jusqu’à la frontière russe. On créé des groupes de réflexion favorables à l’Otan se nourrissant d’information émanant des services du renseignement et de propagande antirusse. Des centaines d’ONG, financées par les USA, s’activent à l’intérieur de la Russie comme instruments de propagande et centres d’organisation pour les politiciens néolibéraux subversifs. Dans les ex-républiques soviétiques du Caucase et dans l’extrême Est, l’Occident fomente des mouvements séparatistes ou sectaires et des soulèvements armés, notamment en Tchétchénie. Les USA soutiennent des dictateurs dans le Caucase et des fantoches néolibéraux corrompus en Géorgie. L’État russe est colonisé et son dirigeant présumé, Boris Eltsine, souvent en état de stupeur éthylique, est soutenu et manipulé pour qu’il rende des décisions arbitraires qui contribuent encore plus à la désintégration de l’État et de la société.
Le peuple russe se remémore et considère la décennie Eltsine comme un désastre. Les USA, l’Union européenne, les oligarques russes et leurs partisans s’en souviennent comme un âge d’or… du pillage. Pour l’immense majorité des Russes, c’était une période noire : la science et la culture russes subissaient des ravages, des scientifiques, des artistes et des ingénieurs de renom étaient privés de revenus et réduits au désespoir, à la fuite et à la pauvreté. Pour les USA, l’UE et les oligarques, c’était l’époque des prises faciles marquée par le pillage économique, culturel et intellectuel, l’acquisition de fortunes dépassant le milliard de dollars, l’impunité politique, la criminalité débridée et la soumission aux diktats occidentaux. Les accords signés avec l’État russe étaient violés avant même que l’encre ne soit sèche. C’était l’ère du monde unipolaire centré sur les USA, ce nouvel ordre mondial où Washington pouvait influencer et envahir ses adversaires nationalistes et les alliés de la Russie en toute impunité.
L’âge d’or de la domination mondiale incontestée est devenu la norme en « Occident » pour juger la Russie post-Eltsine. La moindre politique intérieure et étrangère adoptée dans les années Poutine de 2000 à 2014 est jugée par Washington en fonction de sa conformité ou non à la période de pillage et de manipulation avérée qu’était la décennie Eltsine.
L’ère Poutine : reconstruction de l’État et de l’économie,
bellicisme des USA et de l’Union européenne
Le président Poutine doit d’abord et avant tout mettre fin à la désintégration de la Russie. Avec le temps, l’État et son économie récupèrent un semblant d’ordre et de légalité. L’économie commence à se rétablir et à croître. Les emplois, les salaires et les niveaux de vie sont de nouveau à la hausse et les taux de mortalité s’améliorent. On normalise le commerce, les investissements et les transactions financières avec l’« Occident » et intente des poursuites contre les auteurs du pillage sans vergogne. L’« Occident » a une position ambiguë à l’égard du redressement de la Russie. Bien des gens d’affaires et multinationales légitimes se réjouissent du retour de la loi et de l’ordre et de la fin du gangstérisme. Par contre, les responsables politiques à Washington et Bruxelles, de même que les vautours capitalistes de Wall Street et de la City à Londres, condamnent vite ce qu’ils qualifient de montée de l’autoritarisme et d’étatisme de la part de Poutine, lorsque les autorités russes commencent à faire enquête pour évasion fiscale, blanchiment d’argent à grande échelle, corruption de fonctionnaires et même meurtre visant les oligarques.
L’ascension au pouvoir de Poutine coïncide avec un boom des matières premières à l’échelle mondiale. La hausse spectaculaire des prix du pétrole, du gaz naturel et des métaux russes (2003-2013) permet à l’économie du pays de connaître une croissance rapide. L’État russe en profite pour resserrer sa réglementation sur l’économie et reconstituer ses forces militaires. La capacité de Poutine à mettre fin aux formes de pillage les plus flagrantes de l’économie russe et à rétablir la souveraineté russe le rend populaire auprès de l’électorat, qui le réélit à maintes reprises avec une forte majorité.
Mettons lui des bâtons dans les roues…
À mesure que la Russie prend ses distances avec les politiques de quasi-satellite, le personnel et les pratiques des années Eltsine, les USA et l’UE adoptent une stratégie politique hostile à plusieurs volets visant à déstabiliser Poutine et à restituer le pouvoir à des clones néolibéraux dociles comme Eltsine. Des ONG russes financées par des fondations états-uniennes et servant de couverture à la CIA organisent des manifestations monstres ayant pour cibles les représentants élus. Des partis politiques ultralibéraux soutenus par l’« Occident » essaient en vain de se faire élire à l’échelle nationale et locale. Le centre Carnegie [2], une machine à propagande notoire financée par les USA, produit en série des tracts virulents qui prétendent décrire les politiques autoritaires diaboliques de Poutine, sa persécution des oligarques dissidents et le retour à une économie planifiée de type soviétique.
Tout en cherchant à restaurer l’âge d’or du pillage par l’entremise de ses alliés politiques à l’interne, l’« Occident » poursuit une politique étrangère agressive visant à éliminer les alliés de la Russie et ses partenaires commerciaux, particulièrement dans le Golfe, le Levant et en Afrique du Nord. Les USA envahissent l’Irak, assassinent Saddam Hussein et les dirigeants du Parti Baas et mettent en place un régime fantoche sectaire. Moscou perd ainsi un important allié nationaliste et séculaire dans la région. Les USA imposent ensuite des sanctions contre l’Iran, un partenaire commercial majeur avec qui la Russie fait des affaires florissantes. Les USA et l’UE soutiennent aussi une insurrection armée à grande échelle visant le renversement du président Bachar al-Assad en Syrie, un autre allié de la Russie, qui priverait les forces navales russes d’un port ami en Méditerranée. Les USA et l’UE bombardent également la Libye, un partenaire pétrolier et commercial majeur de la Russie (et de la Chine), en espérant y installer un régime fondé sur le clientélisme favorable à l’« Occident ».
Harcelant la Russie dans le Caucase et en mer Noire, le régime géorgien, avec l’appui des USA, envahit en 2008 un protectorat russe, l’Ossétie du Sud, tuant de très nombreux soldats de la paix russes et des centaines de civils, avant d’être repoussé par une vigoureuse contre-attaque russe.
… puis frappons un grand coup
En 2014, l’offensive occidentale visant à isoler la Russie, à l’encercler et éventuellement à compromettre toute velléité d’indépendance tourne à plein régime. Les USA financent un coup d’État civil et militaire permettant d’évincer le gouvernement élu du président Viktor Ianoukovytch, qui s’était opposé à l’annexion à l’Union européenne et à l’affiliation à l’Otan. Washington impose un régime fantoche éminemment hostile à la Russie et aux Ukrainiens d’origine russe du Sud-Est et de la Crimée. L’opposition de la Russie au coup d’État et son soutien aux fédéralistes pro-démocratie dans le Sud-Est et en Crimée servent de prétextes à l’imposition de « sanctions » [3] par l’« Occident » pour mieux affaiblir les secteurs pétroliers, bancaires et manufacturiers de la Russie et paralyser son économie.
Les stratèges impérialistes à Washington et Bruxelles rompent tous les accords précédents avec l’administration Poutine et tentent de monter les oligarques du côté de Poutine contre le président russe en menaçant de s’en prendre à leurs actifs en « Occident » (notamment les comptes bancaires ouverts et les biens acquis avec de l’argent blanchi). Les sociétés pétrolières de l’État russe, déjà engagées dans des coentreprises avec Chevron, Exxon et Total, perdent du jour au lendemain leur accès aux marchés de capitaux occidentaux.
L’effet cumulatif souhaité de cette offensive s’étendant sur une décennie, dont la vague actuelle de lourdes sanctions en est le point culminant, c’est de provoquer une récession en Russie, d’affaiblir sa monnaie (le rouble a perdu 23 % de sa valeur en 2014), de faire monter le coût des importations et de faire mal aux consommateurs locaux. Les industries russes, qui dépendent des pièces et du matériel importés de l’étranger, ainsi que les sociétés pétrolières, qui dépendent de l’importation de la technologie nécessaire à l’exploration des réserves de l’Arctique, sont des victimes toutes désignées de l’intransigeance de Poutine.
Malgré le succès à court terme de la guerre économique que les USA et l’EU livrent à la Russie, le gouvernement Poutine demeure extrêmement populaire auprès de l’électorat russe, avec des cotes d’approbation dépassant 80 %. L’opposition pro-« occidentale » contre Poutine est reléguée du même coup aux oubliettes. Il n’en demeure pas moins que la politique de « sanctions » et l’encerclement politique et militaire musclé de la Russie par l’Otan font ressortir les vulnérabilités de Moscou.
À son arrivée au pouvoir,
Poutine fait le ménage dans l’oligarchie politique…
À la suite du pillage de l’économie de la Russie par l’Occident et les oligarques russes et de la dégradation sauvage de la société russe, le président Poutine adopte une stratégie complexe.
Il fait d’abord une distinction entre les oligarques politiques et les oligarques économiques. Une partie de ces derniers sont prêts à coopérer avec le gouvernement à reconstruire l’économie et sont disposés à restreindre leurs activités conformément aux lignes directrices généreuses qu’a établies le président Poutine. Ils conservent un énorme pouvoir économique et leurs profits, mais renoncent à leur pouvoir politique. En échange, Poutine autorise ces oligarques économiques à garder leurs empires commerciaux constitués de façon douteuse. Par contre, les oligarques à la recherche d’un pouvoir politique qui ont financé des politiciens pendant l’ère Eltsine sont visés. Certains sont dépouillés de leurs fortunes, d’autres sont poursuivis pour des crimes allant du blanchiment d’argent, de l’évasion fiscale, de l’escroquerie et du transfert illégal de fonds à l’étranger jusqu’au financement de l’assassinat de leurs rivaux.
… et renforce la coopération économique et politique de la Russie avec l’« Occident »
Le deuxième volet de la stratégie politique mise en avant au début de l’ère Poutine consiste à renforcer la coopération de la Russie avec les pays « occidentaux » et leurs économies, mais sur la base d’échanges commerciaux réciproques, et non plus sur la base d’une usurpation des ressources russes par l’« Occident », comme c’était le cas sous Eltsine. Poutine est favorable à une plus grande intégration politique et militaire avec les USA et l’Union européenne, afin de maintenir la sécurité des frontières russes et les sphères d’influence. À cette fin, le président Poutine ouvre des bases militaires et des voies de ravitaillement à l’intention des forces militaires des USA et de l’Union européenne participant à l’invasion puis à l’occupation de l’Afghanistan. Il ne s’oppose pas non plus aux sanctions imposées par les USA et l’Union européenne contre l’Iran. Poutine donne son assentiment à l’invasion puis à l’occupation de l’Irak, malgré les relations économiques que Moscou et Bagdad entretiennent de longue date. La Russie fait partie des puissances chargées de superviser les pourparlers de paix entre la Palestine et Israël et suit Washington dans son soutien indéfectible à Israël. Poutine donne même son feu vert au bombardement de la Libye par l’Otan, en croyant naïvement que l’intervention humanitaire de l’Otan serait une opération limitée.
La collusion politique et diplomatique de Poutine favorisant l’expansion militaire de Washington et de l’Otan favorise le commerce, les investissements et les transactions financières avec l’Occident. Des sociétés russes souscrivent des emprunts sur les marchés financiers occidentaux. Des investisseurs étrangers investissent en masse sur les marchés boursiers russes et des multinationales forment des coentreprises. Les grandes sociétés pétrolières et gazières sont florissantes. L’économie russe et les niveaux de vie reviennent à ce qu’ils étaient durant l’ère soviétique. Les dépenses de consommation explosent. Le taux de chômage passe sous la barre des 10 %. Les salaires et les arrérages sont payés. Les centres de recherche, les universités, les écoles et les établissements culturels reprennent leur lustre.
… puis Poutine nationalise à nouveau le secteur pétrolier et gazier…
Le troisième volet de la stratégie de Poutine, c’est la reprise par l’État (la renationalisation) du secteur pétrolier et gazier. Au moyen d’achats et de rachats et à la suite de vérifications financières puis de confiscations des biens de gangsters-oligarques, la reprise en main par l’État russe de ce secteur d’une importance stratégique est un succès. Les sociétés d’État recréées forment des coentreprises avec les géants du pétrole de l’Occident et dominent les exportations russes en pleine période de pointe en demande d’énergie. La hausse des prix du pétrole aidant, pendant la décennie suivant la prise du pouvoir par Poutine, la Russie connaît un emballement des importations dû à la demande des consommateurs, allant des produits agricoles aux bijoux et voitures de luxe. Poutine consolide son appui électoral et pousse davantage l’intégration de la Russie aux marchés « occidentaux ».
En parallèle, l’« Occident » soutient les oligarques corrompus dans leur campagne anti-Poutine…
La stratégie d’expansion et de croissance de Poutine est tournée exclusivement vers l’« Occident » (USA et Union européenne) et non vers l’Orient (Asie et Chine) ou vers le Sud (Amérique latine).
Derrière la victoire tactique initiale obtenue par Poutine en misant sur l’« Occident », on voit poindre les vulnérabilités stratégiques de la Russie. Les premiers signes sont évidents avec le soutien de l’« Occident » aux oligarques corrompus dans leur campagne anti-Poutine et la diabolisation dans les médias du système judiciaire russe ayant poursuivi et condamné des gangsters-oligarques comme Mikhaïl Khodorkovski. Autre signe, le soutien financier et politique de l’« Occident » aux candidats néolibéraux de l’ère Eltsine s’opposant aux candidats du parti Russie unie. Il devient manifeste que les efforts de Poutine en vue de rétablir la souveraineté russe se heurtent aux plans de l’« Occident » visant à maintenir la Russie comme État vassal. L’« Occident » voit toujours sous un œil favorable l’âge d’or du pillage et de la domination sans borne de la période Eltsine lorsqu’il la compare à la Russie indépendante et dynamique de l’ère Poutine, en liant constamment le président russe à la défunte Union soviétique et au KGB.
… et favorise les soulèvements aux frontières de la Russie
En 2008, les USA encouragent leur client, le président Saakachvili de la Géorgie, à envahir le protectorat russe qu’est l’Ossétie du Sud. C’est le premier signe majeur que l’accommodement de Poutine avec l’« Occident » est contre-productif. Les frontières territoriales de la Russie, ses alliés et ses sphères d’influence deviennent des cibles pour les « Occidentaux ». Les USA et l’UE condamnent la réaction défensive de Moscou, même si la Russie retire ses troupes de la Géorgie après avoir frappé fort.
La Géorgie n’est qu’une répétition générale militaire parmi plusieurs coups d’État planifiés et financés par l’« Occident », qualifiés de révolutions de couleurs par certains, d’interventions humanitaires de l’Otan par d’autres. Dans les Balkans, le démantèlement de la Yougoslavie s’est fait à coup de bombes de l’Otan. L’Ukraine connaît plusieurs soulèvements de couleurs menant à la guerre civile sanglante en cours. Washington et Bruxelles interprètent la série de mesures conciliantes adoptées par Poutine comme un signe de faiblesse et se permettent d’empiéter encore plus sur la frontière russe et de faire tomber des régimes favorables à la Russie.
L’Ukraine constitue l’étape ultime du plan de déstabilisation
Au milieu de la deuxième décennie du nouveau siècle, les USA et l’Union européenne prennent une décision stratégique majeure pour fragiliser la sécurité de la Russie et affaiblir sa souveraineté : prendre le contrôle de l’Ukraine, évincer la Russie de sa base militaire de la mer Noire en Crimée, transformer l’Ukraine en avant-poste de l’Otan et couper les liens économiques de l’est de l’Ukraine avec la Russie, en premier lieu l’écoulement sur le marché russe d’armement militaire stratégique ukrainien. Le coup d’État est financé par l’« Occident » et les troupes de choc sont constituées de groupes d’extrême droite et de néonazis actifs en Ukraine. La junte de Kiev organise une guerre de conquête visant à éliminer les forces pro-démocratiques luttant contre le coup d’État dans le sud-est de la région du Donbass, dont les Russes forment la majorité ethnique, et qui maintient des liens économiques avec la Russie, notamment dans le secteur de l’industrie lourde.
Quand Poutine se rend compte finalement du danger manifeste pour la sécurité nationale de la Russie, son gouvernement rétorque en annexant la Crimée après la tenue d’un référendum populaire. Il commence aussi à donner asile et à assurer une voie de ravitaillement aux fédéralistes anti-Kiev assiégés dans l’est de l’Ukraine. L’« Occident » exploite les vulnérabilités dans l’économie russe, issues du modèle de développement préconisé par Poutine, et impose des sanctions économiques de grande portée visant à paralyser l’économie russe.
Face aux sanctions occidentales et à la faiblesse intrinsèque russe, Poutine doit repenser son approche stratégique
Le militarisme effréné de l’Occident et les sanctions imposées contre la Russie mettent à nu plusieurs vulnérabilités significatives de la stratégie économique et militaire de Poutine.
On y trouve :
– sa dépendance envers les oligarques économiques favorables à l’« Occident » pour promouvoir sa stratégie de croissance économique pour la Russie ;
– son acceptation de la plupart des privatisations de l’ère Eltsine ;
– sa décision de miser sur le commerce avec l’« Occident », au détriment du marché chinois ;
– son adhésion à une stratégie axée sur l’exportation du pétrole et du gaz naturel plutôt que sur l’établissement d’une économie diversifiée ;
– sa dépendance envers ses alliés oligarques requins de la finance, qui sont chargés de reconstituer et de diriger le secteur manufacturier de pointe, mais qui ne possèdent pas de véritable expérience dans le développement industriel, pas de véritables compétences financières, une quantité négligeable d’expertise technologique et aucun sens du marketing ; contrairement aux Chinois, les oligarques russes dépendent entièrement de la technologie, des marchés et des services financiers occidentaux. Ils n’ont pas fait grand-chose pour développer le marché intérieur, s’autofinancer en réinvestissant leurs profits ou augmenter la productivité en tirant avantage de la technologie et des travaux de recherche russes.
Dans le contexte des sanctions imposées par l’Occident, les alliés oligarques de Poutine forment son maillon le plus faible dans la formulation d’une réponse efficace.
Ils pressent Poutine de céder aux demandes de Washington tout en plaidant leur cause auprès des banques « occidentales » pour que leurs biens et leurs comptes échappent aux « sanctions ». Ils cherchent désespérément à protéger leurs actifs à Londres et New York. Bref, ils veulent à tout prix que le président Poutine abandonne les combattants de la liberté dans le sud-est de l’Ukraine et trouve un terrain d’entente avec la junte à Kiev.
S’y dégage une contradiction dans la stratégie de Poutine consistant à travailler avec les oligarques économiques, soit ceux qui ont accepté de ne pas s’opposer à Poutine à l’intérieur de la Russie, mais qui ont tout de même transféré leur fortune colossale dans des banques « occidentales », investi dans des projets immobiliers de luxe à Londres, Paris et Manhattan, et établi des loyautés à l’extérieur de la Russie. Ils sont en fait liés étroitement aux ennemis politiques actuels de Poutine. La victoire tactique de Poutine, qui s’est servi des oligarques pour mener à bien son projet de croissance en assurant la stabilité, est devenue une faiblesse stratégique dans la défense de la Russie contre des mesures de représailles économiques écrasantes.
L’acceptation par Poutine des privatisations de l’ère Eltsine lui a assuré une certaine stabilité à court terme, mais a entraîné du même coup une fuite de capitaux massive vers l’étranger au lieu d’être investis dans des projets garantissant une plus grande autonomie. Aujourd’hui, la capacité du gouvernement russe à tirer parti de son économie pour en faire un moteur de croissance et à résister à la pression impérialiste est bien moindre que si l’économie avait été davantage sous la gouverne de l’État. Poutine aura bien du mal à convaincre les propriétaires privés des grandes industries russes à faire des sacrifices, car ils sont trop habitués à obtenir des faveurs, des subventions et des contrats publics. Qui plus est, comme leurs homologues des milieux financiers en Occident les pressent de rembourser leurs dettes et refusent de leur accorder de nouveaux crédits, les élites du secteur privé menacent de déclarer faillite ou de réduire la production et congédier des travailleurs.
La vague croissante d’empiétements militaires occidentaux aux frontières russes, la série de promesses non tenues concernant l’incorporation de l’Europe de l’Est à l’Otan et le bombardement, puis la destruction, de la Yougoslavie dans les années 1990 devraient avoir démontré à Poutine qu’aucune concession unilatérale, quelle qu’elle soit, n’amènera l’« Occident » à le considérer comme un partenaire légitime. Washington et Bruxelles sont inébranlables dans leur stratégie d’encerclement de la Russie et leur volonté de la maintenir dans son rôle de client.
Au lieu de se tourner vers l’Occident et d’offrir son soutien aux guerres des USA et de l’Otan, la Russie aurait été en bien meilleure posture de résister aux « sanctions » et aux menaces militaires actuelles si elle avait diversifié son économie et ses marchés en se tournant vers l’Asie, plus particulièrement vers la Chine, qui connaît une croissance dynamique et dont le marché intérieur, la capacité d’investissement et le savoir-faire technique sont en pleine expansion. On voit bien que la politique étrangère de la Chine ne s’accompagne pas de guerres, d’invasions d’alliés de la Russie et d’empiétement des frontières russes. La Russie a certes accru ses liens économiques avec la Chine en réaction aux menaces croissantes de l’Otan, mais elle a perdu beaucoup de temps et d’occasions au cours des 15 dernières années. Il faudra encore dix ans pour réorienter l’économie de la Russie, dont les principales industries sont toujours sous la coupe d’oligarques et de cleptocrates médiocres de l’ère Eltsine.
La fermeture des marchés occidentaux a amené Poutine à se tourner vers la Chine, d’autres pays asiatiques et l’Amérique latine, pour trouver de nouveaux marchés et partenaires économiques. Mais sa stratégie de croissance repose encore sur les exportations de pétrole et de gaz naturel. De plus, la majeure partie des chefs d’entreprise du secteur privé ne sont pas de vrais entrepreneurs capables de mettre au point de nouveaux produits concurrentiels, d’y substituer la technologie et les apports russes et de détecter les marchés rentables. Les chefs d’entreprise russes de cette génération n’ont pas bâti leurs empires ou conglomérats à partir de rien. Ils se sont emparés d’actifs du secteur public et ont amassé leur richesse au moyen de contrats avec l’État et de rackets de protection. Moscou leur demande maintenant de trouver d’autres marchés à l’étranger, d’innover, d’être concurrentiels et de mettre fin à leur dépendance à la machinerie allemande.
La très grande majorité des gens qui forment la soi-disant classe des capitalistes industriels russes ne sont pas des entrepreneurs. Il s’agit davantage de collecteurs de loyers et d’amis bien pistonnés favorables à l’« Occident », bien souvent des gangsters et chefs de guerre qui ont réussi tôt à contraindre leurs rivaux à abandonner toute velléité de mettre la main sur les trésors publics à prendre dans les années 1990. Bien que ces oligarques aient cherché à acquérir une respectabilité après avoir consolidé leurs empires économiques, en embauchant des agences de relations publiques pour polir leur image et des conseillers financiers pour les aider dans leurs décisions d’investissement, ils n’ont jamais démontré de capacité à rendre leurs entreprises concurrentielles. Ils sont toujours demeurés totalement dépendants des marchés de capitaux, de la technologie et des importations de l’« Occident », ainsi que des subventions du gouvernement Poutine.
Ces rentiers capitalistes forment tout un contraste avec les dynamiques entrepreneurs publics et privés chinois, qui ont emprunté la technologie des USA, du Japon, de Taiwan et de l’Allemagne pour l’adapter et l’améliorer, et qui fabriquent maintenant des produits très concurrentiels. Quand les sanctions imposées par les USA et l’UE sont entrées en vigueur, l’industrie russe n’était pas prête à s’appuyer sur la production locale et le président Poutine a dû conclure des accords commerciaux et d’importation avec la Chine et d’autres sources d’approvisionnement.
La principale lacune de la stratégie économique de Poutine a été de miser sur l’« Occident » comme moteur de croissance pour ses exportations de pétrole et de gaz naturel.
Résultat : la Russie est dépendante des prix élevés des matières premières qu’elle exporte et des marchés occidentaux. C’est dans cette optique que les USA et l’UE exploitent la vulnérabilité de la Russie à la moindre baisse des prix mondiaux de l’énergie, ainsi qu’à sa dépendance aux coentreprises avec l’« Occident », leur technologie d’extraction et leur équipement de forage.
La politique de Poutine reposait sur une vision d’intégration économique avec l’« Occident », de pair avec une coopération et des connexions politiques plus étroites avec les puissances de l’Otan. Le cours des événements prouve que ce postulat était erroné : la coopération des USA et de l’UE est tactique et repose sur des concessions asymétriques, voire unilatérales, de la part de la Russie, notamment en restant disposée à sacrifier ses alliés traditionnels dans les Balkans, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et, surtout, dans le Caucase. Dès que la Russie a commencé à faire valoir ses intérêts, l’« Occident » s’est montré hostile et antagoniste. Depuis que la Russie s’est opposée au coup d’État mené à Kiev, l’objectif de l’« Occident » est de renverser le gouvernement Poutine. L’offensive en cours de l’« Occident » contre la Russie n’est pas éphémère, c’est le début d’une confrontation économique et politique prolongée allant en s’intensifiant.
Malgré sa vulnérabilité, la Russie n’est pas sans ressources et est capable de résister, de défendre sa sécurité nationale et d’assurer l’essor de son économie.
Conclusion : qu’est-ce que la Russie doit faire pour s’en sortir ?
D’abord et avant tout, la Russie doit diversifier son économie. Elle doit elle-même transformer ses matières premières et investir à fond dans la substitution des importations occidentales par la production locale. Privilégier les échanges commerciaux avec la Chine est un pas dans la bonne direction, mais la Russie doit éviter de reprendre la structure commerciale du passé, qui consiste à échanger des matières premières (pétrole et gaz naturel) contre des produits manufacturés.
Deuxièmement, la Russie doit renationaliser son secteur bancaire, son commerce extérieur et ses industries stratégiques, en mettant fin aux loyautés politiques et économiques douteuses et au comportement de rentier de la classe des capitalistes privés dysfonctionnels en place. Le gouvernement Poutine doit se débarrasser des oligarques au profit des technocrates, passer des rentiers aux entrepreneurs, laisser tomber les spéculateurs, qui investissent en « Occident » l’argent gagné en Russie, en misant plutôt sur la coparticipation des travailleurs. Autrement dit, il doit intensifier le caractère national, public et productif de l’économie. Prétendre que les oligarques qui demeurent en Russie et qui proclament leur loyauté au gouvernement Poutine sont des acteurs économiques légitimes ne suffit pas. Ils ont généralement retiré leurs investissements en Russie, transféré leur fortune à l’étranger et remis en cause l’autorité légitime de l’État sous la pression des « sanctions occidentales ».
Ce qu’il faut à la Russie, c’est une nouvelle révolution économique et politique, qui amènera le gouvernement à reconnaître l’« Occident » comme une menace impérialiste et à compter sur la classe ouvrière organisée russe plutôt que sur des oligarques douteux. Le gouvernement Poutine a tiré la Russie de l’abîme et restauré la dignité et le respect de soi aux Russes du pays et à l’étranger en tenant tête à l’agression « occidentale » en Ukraine. À partir de maintenant, le président doit aller de l’avant et démanteler au complet l’État cleptomane de l’ère Eltsine, en misant sur la réindustrialisation, la diversification de l’économie et la mise au point de sa propre haute technologie.
Par-dessus tout, la Russie doit mettre en place de nouvelles formes de démocratie populaire pour assurer la transition vers un État souverain anti-impérialiste dont la sécurité est assurée. Le président Poutine a l’appui de la grande majorité du peuple russe, il dispose du corps professionnel et scientifique qu’il faut, il a des alliés en Chine et parmi les pays du BRICS, et il a la volonté et le pouvoir de faire ce qui s’impose.
La question demeure de savoir si Poutine va remplir sa mission historique ou si, par crainte ou indécision, il va capituler devant les menaces d’un « Occident » en déclin, devenu dangereux.
Traduit par Daniel pour Vineyardsaker
[1] Le terme « occidental » ne désigne pas ici une réalité géographique, mais politique. La Russie est un État euro-asiatique, mais qui n’appartient pas à l’Alliance atlantique. Ndlr.
[2] « La Fondation Carnegie pour la paix internationale », Réseau Voltaire, 25 août 2004.
[3] Le terme de « sanctions » est ici abusif. En droit international, les sanctions ne peuvent être édictées que par les Nations unies. Il s’agit donc ici d’actes d’agression économiques, condamnés par la Charte de l’Onu et pas de sanctions. Ndlr.
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