La crise de la laïcité recouvre plusieurs réalités : les difficultés à faire vivre un concept qui reste associé à un combat du début du siècle dernier pour la séparation et la neutralité, les conséquences de la crise de l’intégration sur l’adhésion de certains musulmans aux valeurs républicaines et occidentales et l’insistance à promouvoir les différences culturelles qui affaiblit la notion de laïcité.
A) Une notion de moins en moins lisible
1) Souveraineté temporelle, laïcité et modernité politique
Évoquée dès les premiers temps du christianisme, à partir notamment de cette phrase de l’Evangile "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " , la question de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel se trouve au fondement de la création des Etats nations modernes dans l’Europe occidentale où dès le Moyen-âge le pouvoir de l’empereur s’est affirmé, contre celui du pape, et celui des rois contre l’empereur et le pape. Acquérant son autonomie, le pouvoir temporel acquérait aussi une pleine et entière souveraineté qui a été théorisée à l’époque moderne.
Ainsi, comme le souligne Jean Bodin dans Les six livres de la République publiés en 1576, la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir de commander, est la théorie d’un fondement profane de la puissance d’Etat. La Loi de Dieu et de nature existe mais le bon prince est libre de s’y conformer ou non.
Cette distinction entre la souveraineté temporelle et la souveraineté spirituelle établie au XVIème siècle constitue toujours le fondement de l’Etat moderne occidental, en Europe en particulier. Elle a constitué un préalable à la réflexion sur la séparation des pouvoirs et la souveraineté nationale des philosophes des Lumières qui ont préparé les révolutions américaine et française. Elle est aussi une condition du développement économique et de la richesse des nations.
LA LAÏCITE AVANT 1905
1°) L’ancien régime : les conflits séculiers entre le Royaume de France et la religion catholique ; l’apparition de la liberté religieuse.
1302-1305 : La querelle bonifacienne XVI ème s. : La Réforme
1513 : Le Prince, Machiavel
1562-1598 : Guerres de Religion
1576 : La République, Jean Bodin
1598 : Édit de Nantes
1685 : Édit de Fontainebleau révoquant l’Édit de Nantes
1786 : Reconnaissance de l’état civil des juifs et des protestants.
2°) La Révolution française et le XIXème siècle.
1789 : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
1790 : Constitution civile du clergé.
1792 : Laïcisation de l’état civil et du mariage.
1795 : Première séparation de l’Église et de l’État.
1801 : Concordat.
1816 : Suppression du divorce
1833 : Loi Guizot sur l’enseignement primaire qui impose à chaque commune d’ouvrir une école publique.
1850 : Loi Falloux qui institue la liberté de création d’établissements d’enseignement.
1881 : Instauration d’un enseignement public gratuit et obligatoire de 7 à 13 ans. Abolition du caractère religieux des cimetières.
1884 : La loi Naquet rétablit le divorce.
1886 : La loi Goblet interdit aux ecclésiastiques toute possibilité d’enseigner au sien des écoles publiques.
1905 : Loi de séparation des Églises et de l’État. Municipalisation des pompes funèbres.
En fait, on peut considérer que la reconnaissance de la souveraineté temporelle a été la première étape vers la construction de l’Etat moderne, la mise en place d’une véritable administration et le développement d’une certaine sécurité juridique, autant de conditions du développement économique et des progrès du capitalisme. La laïcité découle de la reconnaissance de la souveraineté temporelle, de la souveraineté nationale on dirait aujourd’hui, de même que la liberté religieuse qui est une conséquence de l’absence de religion d’Etat. La laïcité et la liberté religieuse constituent donc deux fondements de notre régime politique.
Aujourd’hui, l’idée de souveraineté est en crise en Europe, de même que le principe d’autorité. Par ailleurs, la souveraineté temporelle est contestée par les fondamentalistes musulmans qui revendiquent l’autorité de la Loi divine. Or la souveraineté ne se partage pas, elle est soit temporelle soit spirituelle. A maints égards, l’enjeu dans certains pays musulmans et dans certaines banlieues françaises est le même, il s’agit de déterminer la loi applicable. C’est un conflit de pouvoir et ce conflit pourrait s’accroître. En effet, les imams fondamentalistes sont souvent issus de pays non démocratiques où la loi islamique supplante la loi étatique, ce qui est un facteur de conflit dans le cadre de la société française. Par ailleurs, il n’est pas impossible que les fondamentalistes considèrent comme une menace le fait que l’islam puisse trouver sa place dans une société française laïque et républicaine dans la mesure où ce précédant pourrait servir de modèle aux élites des pays musulmans.
2) La perte de sens du projet laïc
Le mot "laïcité" apparaît dans le Littré en 1871 pour désigner ce qui n’est "ni ecclésiastique, ni religieux" . Il prend son sens à travers les grandes lois de la IIIème République sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat :
– la loi du 28 mars 1882 prévoit que l’instruction religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires ;
– la loi du 30 octobre 1886 prévoit que l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïc ;
– et la loi du 9 décembre 1905 met fin au Concordat en instaurant l’indépendance financière des églises et de l’Etat.
LES GRANDS PRINCIPES DE LA LOI DU 9 DECEMBRE 1905 CONCERNANT LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L’ETAT.
Art 1 er : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Art. 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3.
Au travers de ces textes se dessine un modèle de relations entre l’Etat et le religieux, le public et le privé. L’Etat et le pouvoir politique doivent être indépendants du pouvoir spirituel. Il n’y a pas de religion officielle ou d’église d’Etat. La France ne connaît que des citoyens égaux en droits qui sont libres de croire ou de ne pas croire. La foi devient une affaire personnelle et privée. Toutefois, la laïcité ne se confond pas avec l’athéisme car la République garantit le libre exercice des cultes à travers par exemple les aumôneries.
LA PERCEPTION DE LA LAÏCITE PAR LES FRANÇAIS
Le débat sur la laïcité est apaisé mais la perception de la notion est devenue floue. Les Français sont partagés dans leur perception de la laïcité. En 2000, la laïcité était plutôt une valeur moderne pour 42 % d’entre eux et plutôt une valeur dépassée pour 43 % alors que pour 10 % elle était ni l’une ni l’autre. Une nette majorité (56 % contre 39) estimait par ailleurs que le clivage entre deux France, l’une catholique et l’autre laïque, n’était plus pertinent. Pour une majorité de personnes interrogées (51 %), l’Etat doit aujourd’hui garantir la liberté de culte entre toutes les religions alors que 20 % souhaitent que l’Etat ne s’occupe pas des religions et que 8 % sont favorables à des relations privilégiées avec la religion catholique.
CSA - juillet 2000
Cependant, au-delà des relations entre l’Etat et les églises, il y a aussi les valeurs que porte la laïcité. C’est un projet à la fois politique et social. Politique car il s’agit aussi de former des citoyens, d’émanciper des individus par rapport à leur milieu d’origine (familial, géogra-phique et social) et de leur donner une liberté de choix. Social car cette liberté doit permettre à chacun de construire son parcours dans la société et de faire valoir ses talents.
Or, le projet laïc aujourd’hui ne tient plus ses promesses de promotion sociale, c’est pourquoi la notion de laïcité apparaît peu lisible. Elle est perçue comme un acquis qui renvoie à l’héritage républicain au même titre que la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges. Elle a perdu son pouvoir mobilisateur de projet politique en tant que valeur de progrès.
LA LAÏCITE DEPUIS 1905
1. Laïcité institutionnelle
1918 : La France récupère l’Alsace et la Lorraine, mais ces départements conservent le régime concordataire hérité de 1801 (rémunération des prêtres, pasteurs et rabbins sur budget de l’Etat, enseignement de la religion à l’école publique en particulier).
1941 : Le gouvernement de Vichy revient sur les acquis de 1905 : enseignement de la religion à l’école publique, subventions à l’enseignement catholique, restitution de biens nationalisés en 1905.
1946 : De Gaulle supprime les mesures anti-laïques du gouvernement de Pétain mais laisse à l’église les biens rendus en 1941.
1967 : L’Église cherche à faire interdire le film "La Religieuse" de J.Rivette (le film sort interdit aux moins de 18 ans sous le titre "La Religieuse de Diderot" ).
1996-1997 : messe officielle en l’honneur de F. Mitterrand (1996), soutien officiel et subventions publiques à l’occasion des visites du pape en France de 1996 et 1997.
1997 : subvention à la Mosquée de Paris en 1997 attribuée par la Mairie de Paris pour sa mise en conformité.
2001 : La municipalité de Marseille propose un terrain pour la construction d’une grande mosquée
2002 : Financement d’une mosquée par la mairie de Montpellier
2. Laïcité scolaire
1951 : Loi Marie et Barangé (bourses et subventions aux élèves de l’enseignement privé) ;
1959 : Loi Debré (subventions publiques aux établissements privés sous contrat de divers types) ; une pétition contre cette loi recueille 10 millions de signatures ;
1977 : Loi Guermeur (avantages sociaux pour les enseignants du privé ; obligation pour les communes de soutenir les écoles privées) ;
1984 : Manifestation à Versailles des partisans de l’enseignement qui enterre le projet de constitution d’un "Grand Service Public Unifié et Laïque de l’Education Nationale" ;
1989 : Première affaire de foulard islamique ; le gouvernement s’en remet au Conseil d’Etat qui tolère le port du voile sous conditions ;
1992 : Accords Lang-Cloupet dotant l’enseignement catholique de subventions substantielles ;
1994 : Un million de personnes défilent à Paris le 16 janvier pour s’opposer à un projet de loi modifiant la loi Falloux et autorisant des subventions publiques importantes à l’enseignement privé.
2002 : Jack Lang décide l’enseignement du fait religieux à l’école 2002 (décembre) : Une centaine de députés de l’UMP déposent une proposition de loi intitulée "Financement par les régions des dépenses d’investissement des lycées privés d’enseignement général sous contrat d’association avec l’Etat" .
La laïcité est donc marquée par un paradoxe. L’héritage laïc de la IIIème République fait consensus dans la société française y compris chez les catholiques mais on a perdu le sens politique de la notion qui souffre de la remise en cause du modèle républicain.
3) Le développement des actes antisémites et racistes
Comme le souligne Antoinette Chalon, une principale de collège, "l’antisémitisme s’est installé de manière insidieuse 1 " dans les écoles. Il est le plus souvent le fait de jeunes issus de l’immigration qui ont pour caractéristique d’être en situation d’échec scolaire profond et de vivre dans des quartiers où la mixité sociale n’existe plus.
LE DEVELOPPEMENT DES ACTES ANTISEMITES EN FRANCE
Dans son rapport annuel pour 2002, la Commission nationale consultative des droits de l’homme constate une augmentation des actes antisémites. Elle dénombre ainsi 193 actes de violence et 713 menaces et intimida-tions à caractère antisémite sur un total respectif de 313 et 992. Ce qui signifie que la grande majorité des actes de racisme commis et dénoncés ont un caractère antisémite.
Le gouvernement a fermement réagi à cette évolution inacceptable. Le ministre de l’Enseignement scolaire, Xavier Darcos, déclarait ainsi il y a peu que "tout acte de communauta-risme, de racisme, d’antisémitisme ou de xénophobie sera combattu avec fermeté". Par ailleurs, dix mesures ont été annoncées qui ont pour but de prévenir la "montée des affrontements communautaires" . Ces mesures doivent être maintenant mises en oeuvre.
B) La crise de l’intégration et le développement du communautarisme
1) Les ratés de l’intégration républicaine
La crise de la laïcité prend un sens particulier avec la question de l’Islam. A cet égard, il est nécessaire de faire la part des choses dans ce qu’on a appelé le renouveau musulman dans les banlieues et de distinguer entre ce qui ressort de démarches personnelles et profondément respectables correspondant à une recherche et à une pratique de sa foi, de ce qui relève d’une revendication identitaire qui s’explique par le déracinement, l’échec social et le prosélytisme fondamentaliste. Le retour au religieux des enfants d’immigrés musulmans doit en effet est apprécié sous deux angles : le fait religieux d’une part et le fait culturel et identitaire d’autre part.
La crise économique et sociale des années 1980 à travers la désindustrialisation et les délocalisations a précipité de nombreux quartiers dans le chômage, l’exclusion et la ghettoïsation. La société française s’est crispée et l’on a pu assister au développement d’un ressentiment vis-à-vis des populations d’origine étrangère, ce sentiment ayant fait l’objet d’une large utili-sation politique.
UN ISLAM MODERE MAIS LES INTEGRISTES PROGRESSENT
Le Dr Dalil Boubakeur distingue l’islam modéré ou sunnite malékite de l’islam radical wahhabite qui se développe dans les banlieues. Il estime que les deux tiers au moins des musulmans français se reconnaissent dans l’islam modéré.
Cependant les données chiffrées sont peu nombreuses. Selon une étude de la Sofres de janvier 1998, 70 % des musulmans français désapprouvent les positions des intégristes contre 2 % qui les approuvent. Par contre 17 % se disent d’accord avec certaines de leurs positions (24 % des 15-24 %), ce qui traduit une certaine progression des idées intégristes, en particulier chez les jeunes.
Ces difficultés économiques et sociales et le sentiment de rejet ont amené certains musulmans, en particulier parmi les plus jeunes, à revendiquer leur identité religieuse pour pallier à l’absence de reconnaissance citoyenne. C’est le sens du développement du port du voile par certaines jeunes filles, quelquefois contre l’avis même de leurs parents. Cette analyse traduit le sentiment qu’un contrat a été rompu par lequel la République proposait le progrès social, l’emploi, la consommation contre l’adhésion à des valeurs et à un mode de vie.
Les immigrés de la première génération croyaient à ce modèle laïc de libre disposition de soi-même et souhaitaient une vie meilleure pour leurs enfants. Certains jeunes des nouvel-les générations, minoritaires et prosélytes, sont tentés de se définir par rapport à leur identité religieuse pour réagir à une exclusion. Il y a ainsi une régression qui se traduit par un repli communautariste.
2) Le développement des revendications identitaires
L’actualité des problèmes religieux dans notre pays ne doit pas masquer les enjeux principaux qui sont sous-tendus : assiste-t-on à un retour du religieux ou à un repli identitaire ? La question est difficile, en particulier en ce qui concerne l’islam. En effet, car selon le Dr Dalil Boubakeur, recteur de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris : "l’islam ne part pas de la distinction entre pratiquants ou non pratiquants. Sa définition est beaucoup plus vaste. L’islam est à la fois une religion, une communauté, une loi et une civilisation. Ne sont pas seulement musulmans ceux qui pratiquent les cinq piliers de l’islam, mais tous ceux qui appartiennent à cet ensemble identitaire [1]".
Pour les enfants d’immigrés, face aux difficultés de l’intégration et à la difficulté de se positionner entre deux cultures que l’on maîtrise mal, chercher dans une identité magnifiée un sens et un principe d’organisation est une tentation facile.
Or, jusqu’à une époque récente, trouver son identité, c’était l’aboutissement d’une libération, c’était une façon d’être ce que l’on est devenu et non uniquement ce que l’on était né. A cette recherche de l’universel s’oppose aujourd’hui une nouvelle conception de l’identité dans laquelle le "donné reprend ses droits". Il n’est plus question de s’identifier à l’ensemble, il est question de s’identifier à soi, à ce soi que l’on n’a pas choisi mais que l’on a reçu. C’est la porte ouverte au communautarisme, c’est aussi une manifestation de l’individualisme. C’est un défi pour la République dont le projet se confond avec l’idée de progrès.
La crise du foulard ou du voile (le choix du terme n’est pas indifférent), de ce point de vue, c’est moins le signe d’un retour au religieux que le signe d’une crise politique, sociale et culturelle et ce n’est pas tant un retour en force de la religion dans les écoles que la déstabilisation d’une école sous les coups de l’individualisme.
Le voile c’est une pulsion identitaire dans un monde d’individualités : c’est une façon de dire "j’existe en tant que moi, pas en tant que Français et je veux me faire entendre". La poussée de l’islam dans le monde n’a pas de sources différentes : face à une modernité qu’elle ne maîtrise pas, les sociétés arabes et musulmanes affirment leur identité et leur différence par refus d’être renvoyé au second plan.
Dans cette perspective, l’islamisme en Iran en 1979, en Algérie depuis 1992 et dans certains quartiers en France aujourd’hui apparaît aussi comme une réaction à l’humiliation porteuse d’une forte dimension révolutionnaire. Il s’agit dans ce cas d’une idéologie de substitution au capitalisme occidental qui cherche à s’imposer. Tout compromis avec les institutions est considéré comme une étape vers d’autres demandes. Dès lors, ce sont les régimes occidentaux qui sont questionnés car les extrémismes se développent sous couvert de liberté d’expression et les institutions sont remises en cause dans leurs missions même sous prétexte de respect des différences.
C ) La faiblesse de la réponse politique au communautarisme
1) Les méfaits de l’idéologie communautariste
Le dernier aspect de la crise de la laïcité tient à l’évolution des idées et de l’idéologie. La laïcité a été en effet progressivement remplacée au panthéon des valeurs de la gauche par la défense des différences culturelles et du communautarisme. Cette tendance s’inscrit dans le cadre de la promotion des droits de l’homme comme valeur dominante de la gauche. Elle se traduit par une mauvaise conscience vis-à-vis de l’héritage colonial de la France et un besoin de réparation (thème de la "repentance"). La liberté d’expression et la reconnaissance des différences sont privilégiées par rapport à d’autres valeurs comme l’autorité du maître, la mission d’éduquer et l’émancipation de la personne.
Sous cet angle, la crise de la laïcité se confond avec la crise de l’école et le conflit de conscience que rencontre de nombreux enseignants. Comme le souligne Martine BARTELEMY, à un certain point, la laïcité et les droits de l’homme sont contradictoires.
Cette crise renforce le sentiment d’abandon du corps enseignant qui est laissé sans instruction précise pour résoudre les difficultés rencontrées sur le terrain. On gère sans perspective globale. Cette crise des valeurs et de l’école doit être replacée dans le cadre du débat politique sur l’après 1968. Comme le disait récemment Luc FERRY : "au nom des bons sentiments et d’une conception erronée du "respect de l’autre", on a laissé les principes fondamentaux de notre école républicaine tomber plus ou moins en désuétude de sorte qu’aujourd’hui la sérénité de nos enseignements est sans cesse troublée par les effets négatifs de certains conflits communautaires [2]". Ce qui est en jeu, c’est donc aussi la capacité des institutions à faire preuve d’autorité et à transmettre des valeurs. En ce sens, la laïcité comme projet humaniste est vouée à s’opposer à la fois au communautarisme, à l’islamisme et au consumérisme.
2) Le malentendu de 1989 sur la question du voile
L’"Affaire" du voile éclate en 1989 à Creil lorsque plusieurs élèves d’origine maghrébine se voient refuser l’accès de leur collège après qu’elles ont décidé de se couvrir les cheveux d’un voile, comme il est de tradition dans les pays musulmans. Devant l’opposition du corps enseignant, et en l’absence de précédent et de jurisprudence permettant d’apporter une réponse évidente, le ministre de l’Education de l’époque décida de demander l’avis du Conseil d’Etat. L’avis du Conseil d’Etat se caractérise par la recherche d’un équilibre. En effet, le port de signes d’appartenance religieuse n’est pas jugé "par lui-même incompatible avec le principe de laïcité" mais il ne doit pas perturber le fonctionnement du service de l’éducation, ce qui justifie son encadrement et le cas échéant son interdiction.
L’AVIS DU CONSEIL D’ETAT N° 346.893 DU 27 NOVEMBRE 1989
Le Conseil d’Etat devait se prononcer sur trois questions distinctes : la compatibilité du port de signe d’appartenance religieuse avec le principe de laïcité compte tenu des textes de droit en vigueur, les conditions de son éventuelle autorisation et celles de son interdiction en cas d’inobservation des limites précédemment définies.
Dans son avis, et en absence de définition précise du principe, le Conseil d’Etat rappelle l’origine et le sens du principe de laïcité en évoquant les références législatives et constitutionnelles. Il évoque par exemple la loi du 28 mars 1882 qui prévoit que l’instruction religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires dans le primaire et celle du 30 octobre 1886 qui dispose que "l’enseignement est exclusivement confié à un per-sonnel laïque". Ill mentionne aussi la loi du 9 décembre 1905 lorsqu’elle prévoit que "la République assure la liberté de conscience" .
De l’ensemble de ces références, le Conseil d’Etat conclue que : "le principe de laïcité de l’enseignement public, qui est l’un des éléments de la laïcité de l’Etat et de la neutralité de l’ensemble des services publics, impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves. Il interdit (…) toute discrimination dans l’accès à l’enseignement qui serait fondée sur les convictions ou croyances religieuses des élèves".
De cette analyse, le Conseil d’Etat déduit que "la liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires (…) mais que son exercice peut-être limitée dans la mesure où il ferait obstacle à l’accomplissement des missions dévolues par le législateur au service public de l’éducation (…)" .
C’est ainsi que le Conseil d’Etat en vient à considérer que : "dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyan-ces religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public".
Ayant défini ce principe, le Conseil d’Etat a ensuite estimé qu’une réglementation pouvait être édictée qui tiendrait compte de la situation propre des établissements et des dispositions réglementaires en vigueur, les décisions étant prises part les autorités détentrices du pouvoir disciplinaire, sous le contrôle du juge administratif.
Le Conseil d’Etat n’a donc pas "autorisé" le port du voile, il a fait part de son avis selon lequel il pouvait être accepté dans certaines conditions. C’était une décision d’équilibre, pourtant cet avis n’a pas résolu le problème. Comme le souligne Hanifa Chérifi, qui est chargée d’une mission de médiation sur les problèmes posés par le port du voile, au ministère de l’Education nationale, : "on n’a réussi ni à bannir le voile ni à le faire accepter dans l’enceinte scolaire. On maîtrise mieux les débordements de ces confrontations, mais on a guère avancé sur le fond [3]". La principale difficulté tient à l’interprétation qui est faite du port de ce signe d’appartenance religieuse. Du point de vue de la liberté d’expression individuelle, toute interdiction générale peut certes poser une difficulté, mais est-ce bien le sens qu’il convient de donner à cette pratique ? Aujourd’hui, nombreux sont les musulmans à considérer que cette pratique vestimentaire qui a resurgi après la Révolution iranienne constitue d’abord un acte militant à caractère plus politique que religieux propre aux fondamentalistes. Or comme le précise Hanifa Chérifi, il existe : "un réseau de soutien aux jeunes filles voilées composé de juristes, d’avocats, d’étudiants, de prédicateurs affiliés à des organisations islamistes connues. Cet encadrement encourage et assiste les jeunes filles dans leurs démarches, parfois à l’insu même des parents (…) [4]". C’est donc aussi la liberté de conscience des jeunes qui est en jeu face à l’action des mouvements islamistes et pas seulement leur liberté d’expression.
UN ETAT D’INSECURITE JURIDIQUE PEU SATISFAISANT
L’état du droit en matière de port du voile résulte de l’ensemble des dispositions précisées par les décisions de la juridiction administrative. Concrètement, les enseignants sont confrontés à une difficulté d’interprétation. A partir de quand un voile est-il ostentatoire ? Qu’est-ce qu’un comportement prosélyte ? Toutes ces décisions sont à l’évidence subjectives et donc susceptibles de recours. D’autant plus lorsque l’on considère que le port du voile peut être interdit pour "contribuer à apaiser les tensions" , "pour éviter le risque de pression" etc. En fait, les enseignants se retrouvent dans une situation souvent difficile. Leur autorité est menacée et leurs décisions contestées par des jeunes filles soutenues par des réseaux organisés (cf. ci-dessus). Il y existe sur cette question aujourd’hui un risque d’arbitraire et d’insécurité juridique qui devient de moins en moins acceptable.
En fait, il apparaît aujourd’hui distinctement que la question posée au Conseil d’Etat en 1989 n’était sans doute pas la bonne. Il y a eu comme un malentendu sur l’analyse de la situation et sur les conséquences de l’acceptation du voile sur le fonctionnement de notre modèle républicain. Par ailleurs, on ne peut que s’étonner que le pouvoir politique ait alors renoncé à exercer sa compétence pour s’en remettre à l’avis consultatif d’une juridiction. La question du voile est une question politique et non juridique, et c’est la compétence du Parlement, qui exprime la souveraineté nationale, que de définir le sens de la laïcité et la position à adopter face au développement de l’islamisme et du communautarisme.
Source : Club " Dialogue & Initiative "
[1] "Comment être musulman en France", Figaro Magazine, 26 juin 2002
[2] "Contre les dérives communautaires, réaffirmer les principes de laïcité républicaine", conférence de presse de Luc Ferry et Xavier Darcos du 27 février 2003
[3] Nous sommes tous des immigrés, Roger Fauroux, Hanifa Chérifi, Robert Laffont, 2003, p. 144
[4] 5idem, p. 145
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