Dans les lieux de non-droit comme la prison, la violence reste maîtresse. Le détenu se voit privé des garanties légales les plus communes. Il est soumis au régime arbitraire de l’administration, qui lui ôte toute forme d’initiative, prétend contrôler sa vie, ses relations et le reste. De fait, il n’existe plus en tant qu’être social.
Naturellement, les agressions verbales ou physiques sont parfaitement illicites. Pourtant, ces pratiques se sont progressivement institutionnalisées. Comment un banal fonctionnaire débonnaire se métamorphose-t-il en tabasseur, parfois même en assassin ? Le flou des contrôles, l’ambiguïté des tâches dévolues à cette administration portent en germe ces dérives.
Le droit, qui prétend être le coeur battant de la démocratie, s’arrête aux portes des prisons. Est-il besoin de rappeler que les avocats ne rentrent pas dans le prétoire, ce tribunal d’exception interne à la prison ? Faut-il insister sur le fait que le directeur, monarque absolu, décide sans recours possible des sanctions telles que la cellule de punition (le mitard) ou le placement à l’isolement ? Il est le seul maître à bord.
Les détenus ne peuvent s’associer librement et ils n’ont pas le droit de manifester d’une quelconque manière. Leur parole est systématiquement censurée. Ils ne sont plus des citoyens : à peine des êtres humains !
La violence ne s’exprime pas uniquement dans sa forme physique. Les multiples et invraisemblables interdits qu’imposent l’administration, ce dirigisme tatillon et mesquin, s’apparentent à une forme de violence. L’attitude du détenu face à ces violences mineures conditionne celle des autorités. Si le détenu refuse les violences banalisées, il s’expose à une spirale de répression qui peut aller jusqu’à la mort. Entre les violences psychologique et les violences physiques, existe toute une gamme de nuances, qui passe de la cellule de punition jusqu’à un isolement total et permanent.
L’isolement a un effet destructeur particulièrement grave. Il a même parfois été dénommé "torture blanche". Cette violence reste la plus difficile à décrire à ceux qui n’ont pas eu à la subir. Elle agit comme une sorte de dépression nerveuse artificiellement produite, qui s’accompagne de troubles physiologiques sévères. L’isolé se trouve confronté après un certain temps à des crises de dépersonnalisation. Aujourd’hui, des détenus comme Georges Cipriani ou Jacques Hyver sont dans un état de délabrement psychologique invraisemblable : malgré des expertises incontestables, l’administration persiste dans sa volonté répressive.
Le détenu est un simulateur-né, dixit l’administration. Ces cellules de punition ou d’isolement sont à l’origine de la majorité des suicides de prisonniers ! Mais n’est-ce pas là une simulation ? Très exceptionnellement, on peut voir la victime d’un bavure "matonale" s’exprimer dans les médias, mais nous n’avons pas eu connaissance de témoignages de détenus longuement isolés. Ils sont pourtant plusieurs centaines à devoir subir cette forme d’enfermement médiéval.
Nous avons connaissance de multiples exemples de prisonniers (hommes ou femmes) qui se sont fait gifler ou qui ont subi des violences "légère", mais qui n’ont jamais porté plainte. Les détenus savent, par expérience ou intuition, qu’une démarche de cette nature aggraverait sensiblement leurs conditions de détention sans pour autant que leur plainte aboutisse.
Le Syndicat de la magistrature admet que les dossiers mettant en cause les agents de la répression sont systématiquement mis sous le coude. Des magistrats sont donc directement responsables de l’enterrement de ces affaires où sont impliqués des "collègues" surveillants, policiers ou vigiles. Cette connivence systématique éclaire sous un angle particulier la sacro-sainte indépendance de la justice. Nous n’avons connaissance d’aucun exemple de condamnation d’un membre de l’administration pénitentiaire pour violences ou crime à l’encontre de la population carcérale.
Le 9 mars 1994 à la maison d’arrêt de Varces, les forces de l’ordre investissent la prison avec une violence inouïe : ils matraquent les détenus.
Un prisonnier témoigne : "Après que nous ayons réintégré nos cellules, "ils" ont pris dix détenus et ils les ont frappés. Un lynchage en règle... Puis, ils les ont mis au "mitard" : à poil, sans matelas, sans couverture, sans rien !
Privés de soins, les détenus blessés ont passé la nuit dans ce mitard glacial. Le sang des prisonniers maculait le couloir ainsi que de nombreuses cellules. Un chien policier a été lâché dans une cellule contre un prisonnier qui suppliait. Ce qui m’a le plus frappé ce jour-là, c’est que dans les couloirs les CRS et certains surveillants cagoulés, porteur de matraques, frappaient à tort et à travers les détenus qui regagnaient leur cellule sans poser de problèmes...".
Cette intervention policière et matonale réprimait une manifestation pacifique de détenus qui refusaient de regagner leur cellule après la promenade. Ils dénonçaient les conditions de détention : prétoire, parloirs, dysfonctionnement du service de l’application des peines... Et demandaient à être reçus par le directeur.
Cette affaire n’a pu être rendue publique que grâce à l’initiative du Syndicat des avocats de France et à l’Union des jeunes avocats de Grenoble. Dans leur communiqué commun, on peut lire : "Quand un membre des forces de l’ordre ou des personnels pénitentiaires est frappé par un détenu, des poursuites sont immanquablement engagées. Quand un détenu est sérieusement blessé par un des membres des forces de l’ordre ou des personnels pénitentiaires, qu’advient-il ? Faudrait-il se taire, ne pas dénoncer les exactions des policiers, des gendarmes, des surveillants de prisons ? Les droits de l’homme continueront-ils à s’arrêter aux portes des prisons ?"
Le 2 juin, à la prison Saint-Paul de Lyon, un détenu est frappé par un groupe de surveillants et mis à l’isolement parcequ’il s’inquiète de ne pouvoir bénéficier de la liberté sous caution qui prenait effet la veille.
Le 17 juillet 1994, à la maison d’arrêt de Rouen - consécutivement à un mouvement revendicatif -, l’administration admet que des débordements ont eu lieu, que des coups ont été portés et qu’une enquête administrative a été ordonnée. Des sanctions sont en cours. Derrière ce timide aveu se cache une réalité plus crue. Après la violente répression orchestrée par l’administration pénitentiaire, des détenus ont été placés nus au mitard, et sans matelas.
Après ce tabassage en règle, les mutins ont dû comparaître devant le tribunal correctionnel pour s’y voir condamner à des peines de prison ferme.
Au printemps 1994, à la maison d’arrêt de Nanterre, des détenus refusent de remonter de promenade pour dénoncer la mort suspecte d’un des leurs au mitard...
Le 15 juin 1994, à la prison de Dignes-les-Bains, Djillali Ben Mostefa est retrouvé pendu dans la cellule du mitard. Il devait être libéré, la justice ayant découvert le véritable coupable dans son affaire. En signe de solidarité, une dizaine de détenus refuse de remonter de promenade. La configuration de la cellule du mitard rend en principe la pendaison impossible. De plus, la famille de Djellali a remarqué de nombreuses traces de coups sur le corps, et elle s’est constituée partie civile. Où en est l’instruction ?
Le 28 décembre 1994, Djamel Khirmimoum meurt au mitard de Fresnes dans des circonstances particulièrement troubles.
Cette série d’exemples n’est que la partie émergée de l’iceberg des exactions commises par l’appareil pénitentiaire. Nous pouvons en avoir connaissance grâce aux familles ou aux avocats qui sont intervenus avec résolution. Jamais l’administration ne reconnaît les brutalités dont elle est responsable.
Si elle est acculée - par la force des choses - à avouer certaines violences, elle les justifie par les contraintes liées à sa "délicate mission". Les médias, à quelques exceptions près, confirment les allégations des représentants de l’ordre.
Un Etat qui bafoue sciemment les lois, dont il est le garant vis-à-vis des justiciables emprisonnés, peut-il les respecter lorsqu’il s’agit de citoyens "ordinaires" ?
L’observation de nombreux cas nous incite à penser que les brutalités les plus graves sont commises dans le contexte spécifique des zones isolées de la prison, plus particulièrement les mitards et les cellules d’isolement. Les surveillants se sentent protégés du regard de témoins gênants et peuvent agir impunément. Par ailleurs, l’esprit corporatiste et fortement militarisé des surveillants accroît leur agressivité dès lors qu’ils sont en groupe. Les longues gardes de nuit favorisent la consommation d’alcool, qui libère les dernières inhibitions.
Les victimes de ces violences sont en premier lieu ceux qui incarnent l’ennemi désigné par la propagande libérale : l’étranger, qui est la cible privilégiée des hargnes matonales. Les frustrations inhérentes à la profession provoquent à certains moments des bouffées de violences qui, ne pouvant se retourner contre la hiérarchie, s’assouvissent contre les plus fragiles. Et le système répressif dans son ensemble doit cautionner ce type de débordement pour pouvoir continuer à fonctionner. Le droit hallucinant d’assassiner est ainsi implicitement accordé aux représentants de l’ordre.
Faut-il y voir une politique délibérée de l’Etat pour "terroriser" les citoyens, ou une simple conséquence logique d’un système social construit sur la répression ?
Nadia Menenger et Sylvain Loewinski
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