En février 1995, le français Ali Auguste Bourequat, libéré en 1993 du bagne marocain de Tazmamart après 18 années de détention, demandait l’asile politique aux Etats-Unis. Les informations qu’il avait recueillies concernant les implications de hauts responsables politiques français et marocains dans le trafic de drogues lui faisaient craindre pour sa vie. Il est vrai que le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, censé assurer sa sécurité, était le premier visé par ces révélations. Deux mois plus tard, l’asile était accordé à Bourequat. Plus récemment, en février 1996, une citoyenne française, Jacqueline Hémard, se voyait accorder l’asile politique aux USA, sur la base des mêmes craintes pour sa vie si elle demeurait sur le sol français (lire encadré). Elle aussi accusait Pasqua et Hassan II.
Où l’on apprend que ceux qui en savent "trop" n’intéressent ni les juges ni les journalistes...
Monsieur Ali Bourequat,
J’étais très content d’entendre votre voix, hier, grâce aux fils du téléphone qui relient le Texas, où vous êtes réfugié, à Paris, où j’écris. Les lecteurs attentifs de "Maintenant" se souviennent probablement que je parlais déjà de vous dans le numéro de ce journal datant du 15 novembre. Sans trop d’exagération, je crois bien avoir été le premier journaliste dans ce pays à évoquer le fait que vous ayez obtenu l’asile politique aux Etats-Unis, en avril 1995, pour cause de persécution de la part des autorités françaises. L’information avait pourtant été rapportée par une dépêche de l’Agence France Presse, suite à de multiples articles parus dans le "San Francisco Chronicle", ce vénérable journal de la côte ouest des Etats-Unis. La dépêche AFP en question avait d’ailleurs été menacée d’une plainte par le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Pasqua. Plainte sans suite.
La DEA confirme vos propos
Le "San Francisco Chronicle" [1] était pourtant beaucoup plus explicite sur les accusations portées par vous-même et par Jacqueline Hemard contre Charles Pasqua, et ses liens avec le trafic de drogues organisé au Maroc (et du Maroc vers la France, faut-il le préciser ?) Plus embêtant encore, le "San Francisco Chronicle" osait rappeler divers éléments de la carrière de Charles Pasqua, du temps où celui-ci était responsable des services export de Pernod & Ricard - temps où les succursales américaines de cette éminente multinationale française exportaient plutôt de l’héroïne que de l’alcool (cf. "Maintenant", n° 4).
Pire encore : les recoupements faits par l’équipe du "Chronicle" auprès des autorités américaines - la DEA [2] en particulier - semblaient bien confirmer que si vous avez si facilement obtenu l’asile politique aux Etats-Unis en vertu de vos allégations, c’était parce que l’agence de répression internationale du trafic de stupéfiants pensait celles-ci fondées. Le "San Francisco Chronicle" n’a pas été poursuivi. Ni "Maintenant". Votre témoignage, pourtant, est précieux à plus d’un titre. Une des raisons pour lesquelles il mérite qu’on y revienne, c’est que, par-delà les accusations terriblement précises que vous portez contre Pernod & Ricard ou contre Charles Pasqua, vous aidez à comprendre la mécanique du système.
Les années "voyous"
Dans les années soixante, des voyous qui travaillaient pour les services parallèles gaullistes en même temps que pour le jeune Hassan II ont installé au Maroc un trafic international de stupéfiants. "Au début, le roi ne comprenait pas que ça pouvait être aussi rentable, dites-vous. La culture du kif était traditionnelle et ça n’était pas vraiment une affaire." Mais les truands corses, marseillais ou parisiens ont alors profité de leurs hautes protections des deux côtés de la Méditerranée pour "industrialiser" le trafic. Selon vous, "Pernod & Ricard servait de couverture aux services spéciaux français, pour le trafic de drogues comme pour le reste..." Ainsi, autour de cette mafia franco-marocaine, s’est structurée une colonne vertébrale du monde de l’ombre. Depuis la naissance de la Ve République, de l’affaire Ben Barka aux élections présidentielles françaises, on a vu souvent cette mafia s’imposer comme le véritable maître du jeu.
Souvenirs, souvenirs...
Sur l’affaire Ben Barka aussi, vous savez beaucoup de choses. Après votre témoignage, il ne reste plus beaucoup de mystère dans ce qui fut le drame constitutif de l’Etat gaulliste - qui gouverne toujours ce pays après la complaisante parenthèse mitterrandienne. De Gaulle s’était courageusement affronté à l’extrême droite en permettant l’indépendance algérienne. En 1965, la guerre contre l’OAS (Organisation armée secrète, opposée à l’indépendance) s’achevait, et les services qui s’étaient construits pour résister à la menace fasciste s’avéraient tout aussi dangereux que leur adversaire.
De Gaulle avait survécu au Petit-Clamart [3], mais il failli bien perdre les élections cette année-là pour cause de "bavure" un peu voyante. "Il y a des individus qui me prennent pour une bille", déclarait alors le Général devant son ministre de l’Intérieur, Roger Frey, qui avait "couvert" l’enlèvement du grand leader de la gauche marocaine pour le compte d’un monarque aux mœurs déjà peu ragoûtantes.
Dans l’ombre de De Gaulle, sous la houlette de gens aussi peu recommandables que Jacques Foccart - ou, déjà, Charles Pasqua - la pègre avait été embauchée pour l’épreuve difficile de l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Cette même pègre qui, quelques années plus tôt, servait
Tout ça ne mérite pas plus qu’une brève
Quant à la dépêche AFP dont nous parlions plus haut, elle a donné lieu à deux brèves dans des quotidiens parisiens et, à notre connaissance, rien de plus. Silence radio. Deux citoyens français - vous-même et Jacqueline Hemard - ont obtenu l’asile politique aux Etats-Unis... et ça n’intéresse personne ! Vous accusez le ministre de l’Intérieur de l’époque - c’était en avril 1995 - de complicité avec une activité à ce jour considérée comme hautement criminelle, relevant dans notre pays de cours d’assises spéciales qui distribuent en la matière des peines très élevées, et ça n’a pas été considéré comme une information pouvant mériter qu’on s’y attarde. Les diamants de monsieur Giscard d’Estaing brillaient plus fort jadis [4].
Les autorités américaines y regardent pourtant à deux fois avant d’octroyer le droit d’asile, qu’elles n’accordent d’ailleurs jamais à des citoyens de pays "démocratiques" occidentaux. Appuyant votre demande, elles cautionnaient vos accusations au-delà de toute espérance. L’enquête du "San Francisco Chronicle" complétait terriblement le tableau, en dressant l’historique des relations de Charles Pasqua avec la mafia de la drogue. Mais tout ça ne méritait probablement pas plus qu’une brève...
Hospitalité marocaine
Oui, vous êtes un témoin gênant. Pour le bon ordre des choses, il eût mieux valu que vous ne surviviez pas aux dix-huit ans de cachot que vous - et vos deux frères - devez à l’arbitraire de Sa Majesté Hassan II, roi du Maroc. Sortant de Tazmamart (grâce à la pression du gouvernement américain, en la personne de James Baker), vous avez voulu raconter beaucoup de choses. Trop de choses. Au "PF 3" - la sinistre geôle privée de Hassan, en plein coeur de Rabat -, vous avez eu l’occasion de rencontrer d’autres "enterrés vivants", comme vous et vos frères.
En particulier trois truands français, célèbres, entre autres, pour avoir participé à l’enlèvement de Mehdi Ben Barka en 1965 : Boucheseiche, Dubail et Le Ny. Vous témoignez de ce que Dubail, ainsi que Boucheseiche, vous ont fait de nombreuses confidences à Tazmamart. Au fond du tombeau, les langues se dénouent. Et ces messieurs, dont on savait qu’ils avaient disparu au Maroc, mais pas où, ne sont d’ailleurs pas sortis vivants du "PF 3", ainsi que vous le racontez dans votre livre, Dix-huit ans de solitude : Tazmamart, en vente dans toutes les bonnes librairies. Ils n’avaient plus rien à perdre... et ils parlaient.
Hassan et les "Masque de fer"
Ainsi que vous me l’avez précisé, Dubail vous a même expliqué en détail comment le corps de Mehdi Ben Barka a été enterré dans une dalle de béton, à Montigny-sur-Loing (Seine-et-Marne). L’enquête sur la "disparition" de Ben Barka n’est toujours pas close, plus de trente ans après sa mort, et il serait toujours facile à un juge de procéder à quelques vérifications élémentaires dans cette petite commune où ont, effectivement, vécu des protagonistes connus de l’affaire. Mais peut-être que votre témoignage n’intéresse pas la justice ?
Au "PF 3", vous avez vu, au fil des ans, défiler les hommes que Hassan ne voulait plus voir. Une manifestation semblable de l’arbitraire monarchique a laissé sa trace dans l’histoire de France : c’est la légende de celui qu’on a appelé "le Masque de fer". Au Maroc, les "Masque de fer" se sont comptés par dizaines sous le règne de son actuel monarque. Mais au "PF 3", vous aviez encore le loisir de prendre le soleil dans la cour lorsque vos gardiens étaient de bonne humeur. Ce n’était pas ainsi à Tazmamart, où vous et vos frères avez passé dix ans dans la nuit du cachot. Ce qui est remarquable, c’est que vous ayez survécu. Les médecins chargés de vous "retaper" avant votre rapatriement vers la France, ne comprenaient simplement pas ce "miracle biologique". Votre frère, Midhat, avait la moitié de la vessie pétrifiée. Et vos os, devenus transparents, auraient dû se rompre depuis longtemps.
Tazmamart est encore debout
Sorti de Tazmamart, vous avez voulu, comme vous dites, "remercier le roi de son hospitalité" en racontant toute la vérité. Plus grave encore, enrichi des confidences de Boucheseiche et Dubail, vous avez souhaité en savoir plus, en particulier sur les trafics de drogues qui sont une importante source de revenus pour le roi et ses amis français. Faut-il préciser que vous ne remerciez pas les autorités françaises d’avoir "oublié", plus de dix-huit ans, trois de leurs ressortissants enfermés arbitrairement par un pays ami dans des conditions inacceptables pour tout homme ?
Suite au scandale qui permit votre libération, les autorités marocaines prétendent que le bagne de Tazmamart a été rasé. Doit-on rappeler qu’avant votre libération, les mêmes prétendaient que ce bagne "n’existait pas". Aujourd’hui, dites-vous, Tazmamart existe toujours. Vingt-cinq Sahraouis y seraient toujours enfermés à l’heure où nous écrivons. Tazmamart est encore debout.
Farm, sweet farm
Il ne vous a pas échappé que Jacques Chirac, aussitôt élu président de la République française, s’est empressé de rendre visite à son ami Hassan II, pour déverser une pluie de subventions sur celui qui avait si gracieusement aidé à financer sa campagne électorale - avec l’argent de la drogue, bien sûr, cet argent "noir" si précieux dans une élection dont les financements sont réglementés rigoureusement par la loi française.
Vous aurez aussi remarqué que le roi du Maroc, dans sa grande munificence, a aussitôt remercié son ami en offrant au président français un magnifique domaine, une ferme dont il venait de dépouiller froidement son neveu, en apéritif à la sanglante bataille de succession qui se prépare dans ce beau pays [5]. Jacques Chirac n’a que faire des luttes intestines de la famille royale marocaine. Ou plutôt, il a toutes les raisons de se solidariser, même en ceci, avec son excellent ami. Un ami à qui il doit beaucoup.
Peut-on redire ici ce qui se dit ouvertement dans certains colloques, tel que celui auquel j’ai assisté récemment, organisé par la Ligue des droits de l’homme ? Les attaques répétées de Jacques Chirac contre les Pays-Bas, au prétexte que ceux-ci seraient les pourvoyeurs de drogues de l’Europe, sont particulièrement déplacées alors que l’un de ses meilleurs "amis" est un des principaux dealers de la planète - et certainement le premier fournisseur du marché français.
Quant au domaine dont le président de la République française jouit désormais au Maroc, il devrait être plus encombrant qu’une poignée de diamants.
Sur le même sujet
– « Hassan II, notre ami le dealer », par Michel Sitbon, Maintenant, 15 novembre 1995.
– « Ali Bourequat Story », par Michel Sitbon, Maintenant, 20 décembre 1995.
– « Une famille en or », par Jacqueline Pile Hémard, Maintenant, 20 mars 1996
– « Audition de M. Ali Bourequat », 5 juin 1998
[1] « French Journalist Links Officials to Drug Ring / Accusation contained in asylum plea », par Frank Viviano, San Francisco Chronicle, 6 avril 1995.
[2] Drug Enforcement Agency, la brigade des stups américano-internationale.
[3] Attentat fomenté par l’OAS (lire "Maintenant", n° 14).
[4] Enigme. Lire Un si jeune président, Jean Bothorel (éditions Grasset, 1995).
[5] Le Canard enchaîné du 31 janvier 1996.
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