Voici un exemple qui ne pourrait être plus limpide de la façon dont l’Europe s’est couchée devant la ligne des États-Unis d’Amérique, exécutante de leur volonté, courbée et succube. Souveraineté de la patrie, adieu. On annonce en effet un accord à moitié secret de Polichinelle qui permettra au Kosovo de proclamer unilatéralement son indépendance et d’être ensuite reconnu par les États européens, individuellement et collectivement, selon un plan soigneusement programmé. Naturellement tous ceux qui doivent savoir savent déjà, mais ce sont les Serbes qui ne doivent pas savoir. La magouille a été cuisinée expressément contre eux.

Le plan doit sortir en fait « dans les deux premiers mois de 2008 » (c’est l’ International Herald Tribune qui l’écrit le 13-12-2007), c’est-à-dire imédiatement après les élections serbes du 20 janvier et le ballottage du 3 février. « Après ». Parce qu’on espère de cette manière éviter une explosion de protestations nationales en Serbie. Peut-être, pense-t-on à Bruxelles, arrivera-t-on même à faire gagner les pro-occidentaux ; chose possible étant donnés les moyens de pression et de chantage dont l’Union européenne et la Russie disposent ; mais improbable, étant donnés les sondages électoraux à Belgrade) et l’on pourra ensuite plus aisément « réduire à la raison » des plus forts, euro-occidentale, les nouveaux leaders de la Serbie.

L’idée n’est pas neuve et pourrait mal finir, mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Les Serbes sont collectivement coupables et donc on peut y aller grossièrement, bien certains qu’on pourra de toutes façons les écraser, avec l’accord de toutes les chancelleries. Après tout, on les a bombardés en 1999, donc on continue. Mais les petites fourberies dont le projet est agrémenté sont diverses et nombreuses, et décrivent, par elles même, la stature de ces gouvernants européens actuels. De fait la chance veut que depuis le 1er janvier la présidence de l’UE revienne à la Slovénie, le premier des États qui se soit détaché de la Fédération yougoslave. Donc, avec une perfidie rare, ce sera à la Slovénie de faire le premier geste de reconnaissance formelle de l’indépendance du Kosovo. Pas en son nom propre mais collectivement.

Dès que Hashim Thaçi (le mercenaire-égorgeur de l’UCK, armé par les USA, fabriqué pour attirer l’Europe dans le piège de la guerre contre l’ex-Yougoslavie) proclamera l’indépendance, la Slovénie aura la charge de convoquer en hâte les ministres des Affaires étrangères européens et de formuler le premier message de bienvenue choral des nations civilisées à un nouvel État mono-ethnique qui devient indépendant (si on peut dire). De cette façon l’Union Européenne pourra succéder à l’ONU dans l’administration des fonctions internationales de contrôle. Ceci —selon le journal déjà cité— devrait arriver entre juillet et août 2008.

Le plan devrait apparaître comme œuvre du gouvernement slovène, de façon à le faire apparaître comme une initiative « du bas », pour, aussi, alléger de leurs responsabilités les gouvernements européens majeurs, en minimisant ainsi – comme ils l’espèrent- les risques d’une « nouvelle crise des Balkans ». Ils savent donc bien, que ce faisant, les Européens sont en train de se fabriquer chez eux les prémices de gros ennuis aux conséquences imprévisibles, que ce soit à brève, comme à moyenne et à longue échéance. Probablement quelqu’un d’entre eux aura-t-il même lu Il ponte sulla Drina (Le pont sur la Drina) d’Ivo Andric, et devrait avoir quelque soupçon. Mais ils continuent de façon identique, conduits par Washington —où à coup sûr personne ne connaît Andric— sur la voie la plus périlleuse.

L’argument pour faire taire les critiques est déjà prêt, et a été utilisé de façon répétée par le « négociateur de l’échec », Martti Ahtisaari : « Si nous ne contentons pas Pristina ce sera la fin du monde » (traduire : les milices jamais dissoutes de l’UCK massacreront un certain nombre de Serbes, comme c’est du reste arrivé pendant ces sept années d’occupation OTAN).Ce qui revient à affirmer —après avoir créé Frankenstein— qu’on n’est plus en mesure de l’arrêter. Grossier mensonge, car il n’y a pas d’ascension plus résistible que celle de Thaçi, dont l’ascenseur n’a fonctionné que parce que les États-Unis et l’Europe lui ont fourni le courant.

Mais poursuivons dans l’illustration du « plan de Ljubljana ». Après la déclaration slovène, en fait, est prévue une salve des gros canons qui veulent être enregistrés de toutes façons sur le livre de paye par les vrais protagonistes. Et donc, sans perdre une minute, « dans les 48 heures qui suivent » voilà qu’arrivent aux agences les reconnaissances de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Nous verrons si l’ordre est respecté ou s’il y aura des bousculades serviles de dernière heure. Ensuite arrivera la « cascade de reconnaissances », écrit extasié le journaliste étasunien. Voici la reconnaissance US, en cinquième position mais première des extra-européens. Les symboles ont leur rôle à jouer. En dernier, la file des vassaux, vasseurs et vavasseurs : la Suisse, l’Islande (première des petits) la Norvège, la Turquie – qui chapeautera le groupe de Macédoine, Albanie, Monténégro, Croatie, tous aspirants à l’entrée dans l’Europe. Le tout bien emballé pour introduire la reconnaissance en masse de la part des 54 membres de la Conférence Islamique.

Nous assisterons, en somme, à une véritable mise en scène de théâtre, où tous les rôles sont déjà attribués de façon largement anticipée. La seule à ne pas avoir de rôle est l’ONU, à qui on ne refuse jamais une courbette, à condition de la laisser de côté. Parce que, il y a là-dedans la Russie, qui n’est pas d’accord.

Mais c’est à cela aussi que sert l’opération Kosovo indépendant : à faire enrager la Russie de Poutine, qui n’est plus amie et pas même sympathisante. Acte international pour multiplier le contentieux avec Moscou ? Selon toute évidence c’est justement là l’objectif. L’accélération sur le Kosovo n’était pas du tout nécessaire, donc pourquoi la provoquer ? Tous les Européens n’étaient pas et ne sont pas enthousiastes. Pourquoi les mettre en difficulté ? La réponse vient presque automatiquement : parce que Washington a tout intérêt à diviser et affaiblir l’Europe, et à l’opposer à la Russie.

L’idée du bouclier de missiles états-uniens à implanter dans la Pologne anti-européenne des frères Kaszinski, avec dépendance du radar tchèque, n’a-t-elle peut-être pas la même marque de qualité ? Peut-on faire injure aux dirigeants étasuniens et à leur intelligence au point de penser qu’ils n’y auraient pas pensé ? Impossible. Donc, ils ont décidé de faire ce geste en sachant qu’il aurait provoqué à Moscou une réaction très vive et —chose non moins importante— qu’il aurait provoqué d’autres lacérations en Europe.

Une pierre deux coups. Classique. Une Europe qui se retrouve avec une Russie irritée à côté d’elle est encline à en avoir peur, par d’évidents réflexes historiques. Et comme tous les Européens n’ont pas une peur égale de la Russie, voilà qu’apparaissent des lézardes entre eux. Dont une part d’entre eux est en train de faire ses comptes énergétiques, et n’a pas une grosse envie de se retrouver sans gaz et pétrole pour en avoir un peu trop fait dans la polémique sur les Droits de l’homme en Russie : suivant en cela les USA dans la ligne des deux poids deux mesures pour laquelle ils ont toujours joué les prolongations. Bonne affaire, finalement, pour cette stratégie, si la Russie, au lieu de réagir de façon différenciée et graduelle à chaque coup, se met à grogner indifféremment contre Europe et les USA en faisant le jeu de Washington.

Tout ceci étant dit, on reste franchement abasourdi que les Européens ne se rendent pas compte que non seulement cette voie est celle de l’affrontement entre Russie et USA, mais qu’eux aussi finissent par y être entraînés sans issue. En vérité certains comprennent, mais craignent que, s’ils réagissent, ils ne finissent mal leurs carrières. Les autres poursuivent en valets fidèles et silencieux. Mais les uns et les autres sont incapables d’envisager l’ensemble des inconnues de la situation. S’ils étaient à la hauteur de leur tâche ils comprendraient que, dans le calcul global, entre en ligne de compte l’endettement épouvantable des USA ; le dollar qui est en chute ; le fait que cette Amérique ne signera rien dans l’après Kyoto et dans l’après Bali. Bush ne le fera pas, et Hillary Clinton non plus, si ce devait être son tour, parce que cela signifierait mettre en question l’ « American Way of Life ».

Tout entre en ligne de compte ; en quoi la somme finale devrait leur dire que sur cette pente on part à la guerre, alors que l’Europe pourrait au moins freiner. Mais pour ce faire il faut une stature morale, en plus de politique, et l’une et l’autre manquent, ici.

Et on en est réduit à espérer dans la modeste révolte des « Services Secrets États-uniens Réunis » (SSER) pour bloquer l’attaque contre l’Iran. Déjà décidé dans le silence des Européens, seulement rompu par la petite trompette emphatique de Sarkozy, pauvre France. La Chine et la Russie regardent et, quand elles comprendront que l’Europe n’est pas un garde-fou, elles se débrouilleront toutes seules.

Traduction
M.-A.

Article original italien paru dans Il Manifesto du 5 janvier 2008.