La Turquie qui était, depuis le milieu des années 1970, essentiellement un territoire de transit de l’héroïne en provenance du Croissant d’or à destination des pays de l’Europe est devenue, dans les années 1990, un pays producteur-transformateur-exportateur. La cause de cette évolution réside dans le contrôle accru exercé par un certain nombre de pays, l’Inde en particulier, sur les précurseurs chimiques permettant la transformation, près des lieux de production, de l’opium afghan et pakistanais en morphine base et de cette dernière en héroïne.

Les autorités de l’Iran, pays sur le territoire duquel transitent les opiacés destinés à l’Union européenne (UE) via la route des Balkans ont saisi, en 1994-1995, des centaines de tonnes d’opium, de morphine base et moins d’une tonne d’héroïne. Ce phénomène est confirmé par les saisies effectuées pendant la même période en Turquie : 2,7 t de morphine base à l’entrée du pays et 1,6 t d’héroïne à la sortie en 1994. En 1996, près de 4 t d’héroïne ont été saisies. En outre ont été effectuées ces deux dernières années, toujours en Turquie, des saisies record - dont l’une de 21 t - de précurseurs chimiques.

S’ajoutant à cet élément exogène, différents facteurs intérieurs ont conduit ce pays à devenir aujourd’hui le principal transformateur-exportateur de l’héroïne destinée à l’Europe de l’Ouest. D’abord la guerre menée dans le sud-est anatolien. Non seulement le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a installé des laboratoires dans les territoires sous son contrôle et établi des filières de distribution en Europe, mais les militaires utilisent également la drogue pour financer certaines opérations, menées en particulier par les supplétifs recrutés dans la région. D’une façon générale mafias, armées, services secrets, paramilitaires féodaux et guérillas se livrent à une concurrence effrénée pour le contrôle des profits de l’héroïne.

Au moment où la Turquie est "aux portes de l’Europe" et où elle a engagé, le 23 juillet 1996, la révision de sa Constitution, elle connaît parallèlement des soubresauts politiques dus à l’accession au pouvoir du parti islamiste Refah. Les deux grands partis laïcs règlent leurs comptes par articles de presse interposés et rendent ainsi publiques leurs relations avec les structures du crime organisé. Au delà du problème des Droits de l’homme, celui de la drogue lié à la criminalisation du politique devient, en Turquie même, moins opaque que par le passé.

Nouvelles modalités du trafic routier en direction de l’espace Schengen.

Les investissements des maffyas turques dans les activités légales comme l’immobilier, les casinos, les transports et le tourisme leur permettent de blanchir l’argent sale, mais également d’accompagner les mouvements de populations (émigration, commerce, tourisme, pèlerinages, etc.) afin de couvrir le trafic des drogues. Ainsi, des milliers de touristes et de pèlerins sont souvent les otages de compagnies de transport, qui par la pratique à grande échelle du bakchich, ont créé une sorte de zone de libre échange entre l’Arabie saoudite et les frontières de l’espace Schengen.

Depuis trois ou quatre ans, le développement d’un tourisme de subsistance à partir du sud de la Russie, de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Roumanie et des pays balkaniques en direction d’Istanbul, a provoqué des modifications dans les modalités du transport des drogues. Aux camions TIR et aux voitures de grosses cylindrées se sont en partie substitués, aujourd’hui, des cars Pullman remplis de touristes qui voyagent sur un axe longeant les frontières de l’espace Schengen et ont pour cible principale la Hongrie (frontière ukrainienne) et la Pologne (frontière biélorusse).

Le transbordement s’effectue dans ces pays et d’autres Pullman, des camions TIR et surtout des voitures privées prennent le relais en direction de l’espace germanophone. Quant à la Slovénie, elle est devenue une route de transit en direction de l’Italie. Le trafic s’est développé à l’ouest de la Turquie, dans le sud et dans la région frontalière avec la Syrie. Il crée donc un espace unique reliant les laboratoires syriens et libanais, ainsi que ceux de la région de Gaziantep, aux ports importants de la mer Egée comme Izmir ou touristiques comme Cesmé, Bodrum ou Ayvalik. De là, une multitude de petits passeurs s’infiltrent à travers les frontières très perméables de la mer Egée vers les îles grecques toutes proches ou les ports italiens.

Les autocars de luxe qui sillonnent ces routes ne sont jamais fouillés car les chauffeurs, après avoir exigé une contribution des passagers, achètent le passage au prix de 100 dollars environ par poste de douanes et de police sur plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur de chaque pays. A la frontière turco-syrienne, entre Kilis et Alep, il n’est pas rare de croiser des cars Pullman ne transportant que deux ou trois passagers dont les chauffeurs distribuent quelque 500 dollars de bakchich sur le trajet (l’équivalent de quatre mois de leur salaire). On observe le même phénomène à l’autre bout de la Turquie, entre Edirne et Hamanli (Bulgarie). Entre Trabzon et Batoumi (Géorgie), la compagnie de transport inclut même le montant des bakchichs dans le prix du billet. Il existe bien des contrôles à l’intérieur de la Turquie, de la part de militaires, mais ces derniers ne s’intéressent, photos en main, qu’à l’éventuelle présence de terroristes. Une fois touchée leur enveloppe, ils retournent vers leur véhicule blindé. Ceci traduit la priorité absolue conférée à la sécurité de l’Etat et le peu d’importance donnée au trafic des drogues.

Laboratoires et routes orientales de l’héroïne

Ces pratiques transforment les chauffeurs en informateurs-passeurs, elles déterminent le prix des passages et institutionnalisent les filières à l’intérieur d’un espace unifié. C’est encore plus manifeste entre la Syrie et le Liban où les douaniers syriens, du fait de l’occupation par les autorités de Damas du territoire libanais oblige, opèrent des deux côtés de la frontière. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les laboratoires d’héroïne localisés en Anatolie (Est de la Turquie) aient été transportés au Liban pour fuir les zones d’affrontement en pays kurde. D’autres laboratoires implantés entre les villes turques d’Adana, Gaziantep et Iskenderum sont alimentés en partie par la production turque d’opium, illégale ou détournée. L’héroïne qui en sort permet de constituer des stocks au Proche-Orient afin d’approvisionner l’Europe du sud. Il est, de ce point de vue, intéressant d’observer la région de Gaziantep où les productions de drogues sont en pleine expansion. Elle reçoit quotidiennement des centaines de camions TIR qui alimentent en coton ses industries textiles. Ils viennent des provinces traditionnellement productrices d’opium, entre Afyon (qui signifie opium) et Kayseri. La culture du coton y a partiellement remplacé celle du pavot au début des années 1970.

Aujourd’hui, l’opium arrive dissimulé dans les balles de fibre. Les précurseurs chimiques viennent par bateau de Chypre, du Liban ou même d’Allemagne (53,3 t d’anhydrique acétique saisies en Turquie en 1995). Dans la région d’Edirne, en Thrace turque, d’autres laboratoires se sont installés sur la route des Balkans. En novembre 1996, ont été saisies à Edirne, sur une remorque immatriculée aux Pays-Bas, près de 4 t d’anhydride acétique. Toujours l’année dernière, d’importantes quantités de précurseurs, venant de la Macédoine et de la Bulgarie, ont été interceptées à destination d’Edirne et de Kapikulé. Les laboratoires sont souvent dissimulés dans des fermes le long des frontières avec la Grèce et la Bulgarie. Ils livrent l’héroïne à des organisations de passeurs qui n’hésitent pas à affronter, les armes à la main, douaniers et policiers. Certaines de ces fermes-laboratoires sont équipées de garages clandestins qui abritent des véhicules de toutes sortes (autocars, voitures de tourisme, camions TIR, etc.) dans lesquels est dissimulée la drogue. Celle-ci a tendance à être répartie en lots de plus en plus modestes. Ce qui permet aux gros bonnets de la maffya de proposer indifféremment l’achat d’un kilogramme d’héroïne pour 20 000 dollars (que l’acquéreur revendra au moins 60 000 dollars) ou d’offrir autour de 15 000 dollars au passeur pour amener cette même quantité jusqu’à l’intérieur des frontières de l’espace Schengen, où seront reconstitués les stocks. Dans les deux cas de figure, les risques du producteur-vendeur sont minimes. Souvent, pour éviter la frontière de la Grèce du nord trop bien gardée, des passeurs descendent en été sur la côte de la Mer Egée, via Canakkalé, pour prendre de petits ferries qui font la navette entre la côte turque et les îles grecques de Chios, Lesbos et Samos. Ils se mêlent au flux saisonnier des touristes. Les infrastructures des douanes, des deux côtés de la frontière, sont d’une indigence criante. Les douanes turques du petit port touristique de Cesmé, face à Chios, doivent en outre contrôler un trafic intense avec les ports italiens d’Ancone et de Bari.

Depuis le deuxième semestre 1996, une série d’interpellations de ressortissants étrangers indique que les contrôles des douaniers grecs, quasi inexistants il y a moins d’un an, viennent d’être considérablement renforcés. Plus que la peur de la drogue, c’est sans doute la crise survenue pour le contrôle de l’îlot d’Iskia et la montée d’un cran de la tension à Chypre qui sont à l’origine de ces renforcements des contrôles frontaliers. Plus au sud, le Dodecanèse, en principe mieux protégé, est devenu un lieu de passage imposé par les mafias d’Adana spécialisées dans le trafic de main-d’oeuvre. Les garde-côtes grecs des îles de Kalymnos de Kos et de Rhodes interceptent régulièrement des immigrés clandestins transportant de l’héroïne. Les trafiquants turcs, qui opèrent chaque automne un retour en force sur la route des Balkans, peuvent même se permettre de dénoncer pendant l’été certaines filières des Albanais du Kosovo, de ressortissants roumains ou serbo-croates aux douaniers hongrois afin que ces derniers atteignent un quota satisfaisant de saisies.

En fait, à l’instar des organisations criminelles russes, et étant donnée l’importance que prend le marché russe de la drogue et la relative porosité des frontières entre les pays de l’Europe centrale et germanophone, les maffya turques utilisent les routes caucasiennes en sens inverse : depuis l’est anatolien turc, les TIR traversent les douanes de Sharp en Adjarie et alimentent les camions aux plaques d’immatriculation géorgiennes et bulgares - parfois aussi de l’Europe centrale - qui embarquent au port de Poti à destination de Varna. Une autre ligne semble tout aussi opérationnelle : elle démarre à Batoumi, fait escale à Poti, puis à Sotchi et aboutit à Odessa, en Ukraine. Et cela d’autant plus que l’opium ukrainien est échangé contre de l’héroïne raffinée en Turquie et de la cocaïne fabriquée en Abkhazie. Parallèlement, l’utilisation de la route se développe comme l’a suggéré la saisie par la police de Munich, au mois de septembre 1996, de 23 kg d’héroïne raffinée en Turquie après avoir transité par la Géorgie et la Tchétchénie.

Drogue et pourrissement du conflit anatolien

L’envoi de grosses cargaisons à destination de tous les grands ports européens, qu’ils se situent en Méditerranée ou sur l’Atlantique, continue. Elles sont très rarement découvertes. Cependant, d’après les déclarations de certains militaires turcs kémalistes qui ont tenu à garder l’anonymat et d’ex-agents du MIT (les services secrets), plusieurs centaines de kilogrammes d’héroïne, confisquée et jamais déclarée par l’armée lors d’opérations contre le PKK, sont systématiquement remis aux réseaux constitués de sympathisants de l’extrême droite des Loups Gris et débarqués, plusieurs fois par an, dans les ports espagnols. En Anatolie, une prime officieuse de 1 000 dollars le kilo est offerte par les militaires à toute personne indiquant une cache d’opium ou d’héroïne. A ce prix, il est évident que la marchandise est rarement détruite. Un autre réseau concurrent, utilisant le système du stockage flottant, est lié au Hezbollah libanais et aux militaires syriens. Il utilise les ports turcs (Mersin surtout) et libanais (Mina en particulier), et transbordant généralement à Chypre, alimente Rotterdam et des ports portugais, scandinaves et allemands.

La démission du ministre de l’Intérieur, Mehemet Agar, le 8 novembre 1996, a été provoquée par une manifestation trop voyante des liens de la police et des milieux gouvernementaux avec les maffya. Ancien directeur général de la Sûreté, Agar est un protégé du vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Tansu Ciller, chef du Parti de la juste voie (DYP), alors partenaire des islamistes dans la coalition au pouvoir. Il avait été accusé en septembre, dans un rapport du MIT, d’être à la tête d’une organisation mafieuse, liée à l’extrême droite, se livrant au trafic de drogues, au racket et au kidnapping en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et en Azerbaïdjan.

Le nouveau scandale provient d’un accident de la route : on a retiré d’une Mercedes les corps d’Abdullah Catli, ancien activiste des Loups Gris, et un des chefs bien connus de la maffya, recherché depuis 18 ans par la police turque et Interpol pour trafic de drogues, et de Huseyin Kocadag, ex-chef adjoint de la police d’Istanbul. Un député du DYP, Sedak Bucak, qui voyageait avec eux, fut seulement blessé. Ce dernier, chef d’un clan kurde, commande un millier de gardiens de villages, miliciens kurdes pro-gouvernementaux payés par l’Etat pour lutter contre le PKK. Il portait une carte de police et un passeport vert, délivré uniquement aux fonctionnaires d’Etat de haut rang. Lors de l’enterrement d’Abdullah Catli, le cercueil était enveloppé d’un drapeau turc et suivi par 3 000 membres de l’extrême droite et de la maffya. Loin d’être anecdotique, cette affaire éclaire les impasses créées par le conflit anatolien et son "pourrissement".

En effet, la guerre menée depuis dix ans contre le PKK constitue un gouffre pour l’économie turque. Quelque dix milliards de dollars sont dépensés chaque année. Cela constitue, en chiffre moyen, 12 % du produit national brut et 45 % du budget de l’Etat. Les seules opérations en Irak en 1995 représentent des dépenses de l’ordre de 50 000 milliards de livres turques (environ 500 millions de francs au taux de change de l’époque). Cependant il ne s’agit que de chiffres officiels qui ne prennent pas en compte les profits divers que retirent tous les agents du conflit, y compris l’Etat turc et ses représentants. La particularité de ce conflit, du moins en ce qui concerne la période de "l’après guerre du Golfe", réside dans le fait qu’un territoire (le Kurdistan) se partage en une région en guerre (Turquie) et une autre qui, de l’autre côté de la frontière, joue le rôle de sanctuaire générateur de richesses s’appuyant sur un embargo international (Irak) qui profite à tous les acteurs de la guerre. En effet, dans un espace transfrontalier assez vaste, la base de la plus-value obtenue par tous les belligérants (et les circuits mercantiles qui les entourent) vient de l’économie liée à l’embargo. Toute autorité, qu’elle soit civile, militaire ou rebelle, perçoit sous la forme de prédation et des deux côtés de la frontière, des "taxes" ayant l’aspect formel (prix du visa par exemple à 25 dollars) et informel (bakshich de 400 dollars pour le même visa). Ainsi, chaque voiture, chaque individu est une proie dont le prix est désormais codifié. Les routes menant aux frontières sont elles-mêmes traversées par des "frontières informelles" départageant autorités claniques diverses, représentants de l’administration nationale ou locale (municipale, régionale), espaces contrôlés par la guérilla ou par des chefs de guerre et enfin par des bandes indépendantes ayant comme seul but la mise en place d’un "péage informel". Les opérations militaires sont ainsi dirigées par la volonté de contrôler une parcelle du territoire et très souvent se limitent à un statu quo départageant les diverses autorités. Contrepartie de cette économie de la prédation, la contrebande devient extrêmement facile. Le passage est toujours taxé mais jamais contrôlé et encore moins arrêté. Autre conséquence de l’embargo : quand tout produit est interdit de passage, comment départager marchandise licite et illicite ? Ainsi, les frontières anatoliennes se sont transformées en une machine de production de devises pour toute "autorité" ayant pu se greffer sur elles.

Selon Seymour Diken, vice président de la chambre de commerce de Diyarbakir, près de 3 000 camions passent quotidiennement la frontière turco-irakienne. Ce "pipe-line sur roues" a rapporté aux seuls camionneurs, en 1994, 600 milliards de livres. Mais les bénéfices ajoutés, (taxes formelles et informelles, produits achetés et vendus, etc.) dépassent les 3 000 milliards de livres. A qui profitent les taxes qui sont prélévées sur ces rentrées ? Si l’on prend comme exemple la préfecture de Sirinac, et de manière décroissante : le cabinet de la préfecture, la municipalité de Sirinak, le PKK, le mufti, le club sportif de Sirinak, la Fondation pour le renforcement de la police, etc. Ainsi, si l’Etat turc ne perçoit pas directement des taxes sur une frontière en situation d’embargo, plusieurs institutions de ce même Etat, qui sont ses courroies de transmission, en profitent. Le chiffre d’affaires du commerce frontalier avec l’Irak représente près de 10 milliards de livres par an. Le contrôle de l’économie de la drogue et du trafic pétrolier est un enjeu pour lequel mafias, armée, services secrets et guérilla se livrent à une concurrence effrénée. D’autant plus qu’il permet de financer aussi bien des activités militaires clandestines que des investissements économiques formels.

Les belligérants bénéficiaires des trafics.

Une partie importante du trafic est ainsi contrôlée par les paramilitaires, certains officiels du MIT et les Loups Gris. Ils utilisent surtout des voies terrestres. Ils s’approvisionnent auprès de certains laboratoires situés sur le sol iranien et au sud est de la Turquie et par les saisies effectuées dans le camp adverse : les saisies mensuelles, non déclarées, varient de 800 kg à 1 200 kg d’héroïne. Les passeurs sont des membres des "familles" des féodaux chefs de milices, des Loups Gris ; ils sont souvent relayés, au delà des frontières turques, par des ressortissants des pays balkaniques, de l’Italie ou de l’espace de la CEI. La coordination de ces trafics se fait aux Pays-Bas et en Allemagne et les cerveaux détiennent leurs propres compagnies de transport. Les places fortes à partir desquelles irradie l’ensemble de leurs activités se situent à Batman (Anatolie), à Istanbul et à Amsterdam.

Face aux structures de l’extrême droite, le PKK, les services de renseignement syriens et le Hezbollah libanais possèdent les leurs. Ils contrôlent quasi exclusivement les voies maritimes et leurs laboratoires se situent d’abord en Anatolie, puis en Iran et en Syrie. Paradoxalement, à l’intérieur de ces structures, on retrouve certains officiers du MIT collaborant avec des responsables antidrogues iraniens et des officiers syriens très haut placés. Des diplomates iraniens, localisés au Soudan et à Chypre, coordonnent les activités des réseaux et les mécanismes de blanchiment. Leurs plus grands laboratoires se situent à Kuslage près de "l’Ecole Khomeiny", et à Zive, un camp de réfugiés kurdes, tous deux proches de Orymiyeh.

Les dépôts seraient localisés dans la ville de Serebest, le village de Selediler et dans le camp du PKK à Nirveda. Une base militaire, la "Sehit Mustafa Pastar" utilisée pour entraîner le Hezbollah, serait aussi un dépôt important d’armes et d’héroïne.

Les profits tirés du trafic de drogues sont investis, grâce au relais des partis politiques et des banques dans le processus de privatisations sauvages qui se développe parallèlement à la guerre. On assiste ainsi à la transformation du capitalisme d’Etat en un capitalisme reposant sur des structures politico-militaires et mafieuses qui, le plus souvent, se recoupent. Le processus est en fait assez similaire à celui qui se déroule en CEI : les agents d’un empire en guerre contre les dissidences s’approprient, à travers un processus de privatisations sauvages, des ressources de l’Etat. En effet, comme l’ont révélé les affaires liant le Parti de la Mère-Patrie (ANAP) au baba (parrain) Alaatin Cakizi et au banquier Engin Civan (PDG d’Emlabank) et d’autres scandales éclaboussant l’ensemble du monde politique, tous les partis sont plus ou moins liés à des structures mafieuses. Necmeddin Erbakan, Premier ministre et leader du parti islamiste Refah, est pour sa part accusé périodiquement par la presse d’être en rapport avec la maffya et l’extrême droite des Loups Gris. Les sanglantes guerres internes entre les babas turcs, les différentes factions kurdes et entre les services de renseignements - à la source de quasiment toutes les "fuites" qui s’étalent désormais dans la presse turque - sont exacerbées par la volonté de contrôler le pactole de la drogue. Cette guerre de réseaux ne connaît plus de limites. Les diverses factions font tomber les agents des partis adverses. La période 1991-1994 a été celle de la liquidation physique de plusieurs caïds et fonctionnaires mêlés aux trafics de drogues. Désormais, le conflit des filières a atteint son paroxysme : ce sont des réseaux entiers et des tonnes d’héroïne que l’on sacrifie. Le tonnage (22 % des saisies mondiales), supérieur aux interceptions d’héroïne dans l’ensemble de l’Europe, en dit long sur les quantités en transit (ou en cours de transformation) dans ce pays et sur l’intensité de la guerre que se livrent les acteurs de ce trafic.

A cette guerre mafieuse s’ajoute une guérilla politique : le conflit entre les deux grandes formations laïques, dès lors que Mme Ciller a accepté de former un gouvernement de coalition avec la Refah, se développe, lui aussi, à travers des révélations concernant les relations du monde politique avec le crime organisé. Mais ces dernières trouvent désormais une "caisse de résonance" en Allemagne et en Angleterre, et renforcent les partis politiques et l’opinion publique de ces pays qui refusent l’idée d’une intégration rapide de la Turquie dans l’Union européenne. Depuis le mois de juillet 1997 (eviction du Refah du pouvoir) les islamistes n’hésitent plus à accuser l’ensemble des partis laïcs et certains militaires de complicités avec les trafiquants de drogues.