Le territoire du Soudan sur lequel opèrent des mouvements d’opposition armés depuis 1983, a progressivement été utilisé par des trafiquants d’Afrique de l’Ouest qui ont mis à profit l’absence de rigueur des contrôles pour faire transiter des drogues, essentiellement du hachich, de l’héroïne et des psyschotropes, en direction des pays arabes. Quant à la mise en œuvre par le gouvernement d’une politique de lutte contre la production de cannabis, elle semble surtout s’inscrire dans une stratégie de reprise en main des populations dissidentes qui vivent dans les zones productrices. Enfin, la présence à Khartoum de membres de réseaux islamistes dont certains sont liés au trafic international des drogues, donnent une certaine crédibilité à des accusations de blanchiment de l’argent sale portées contre le Soudan par des organes de presse internationaux.

Les enjeux géopolitiques de la lutte contre le cannabis

Le président Omar Hassan Ahmed el-Bechir a annoncé, en mai 1996, l’intention du gouvernement de lutter contre le terrorisme et le trafic de drogue dans le pays. Selon le général Mohammed Hassan Abdu, directeur du Département d’enquête criminelle de Karthoum, cette décision aurait été provoquée par des problèmes sérieux posés par des trafiquants dans les provinces environnant les villes de Gedaref et de Port Soudan. Le général Abdu a en outre ajouté qu’il avait identifié d’importantes plantations de cannabis dans les provinces orientale et occidentale du pays. En accord avec la politique recommandée par le PNUCID, les forces de l’ordre auraient commencé à éradiquer ces cultures illicites dans ces régions. Or, il se trouve que ces opérations ont lieu dans des zones "sensibles" comme les provinces du Darfour (à l’ouest) et du Bedja (à l’est). Les tribus du Darfour, qui appartiennent aux mêmes ethnies de chaque côté de la frontière entre le Soudan et le Tchad, cultivent traditionnellement le cannabis. Les Four, à la suite de soulèvements, à la fin des années 1980, ont subi en retour une violente vague de répression gouvernementale à travers les milices islamistes (murahaleen). En outre, le rapprochement entre les tribus four, nubas et la guérilla chrétienne de l’Armée de libération du peuple soudanais (APLS) commandée par le colonel John Garang, inquiète les islamistes. Les programmes de destruction de cultures de cannabis permettent donc à ces derniers une reprise en main du territoire qui bénéficie, de surcroît, de l’aval d’une organisation internationale. Il est difficile de savoir si les cultures de cannabis ne sont destinées qu’à un usage local ou si elles représentent une culture de rente alternative. Cependant certains observateurs pensent que la persécution systématique dont sont victimes les tribus ne leur laisse pas la possibilité de cultiver sur de larges étendues et que la production doit être marginale. A l’ouest, des cultures de cannabis auraient été localisées autour des montagnes où vivent les tribus Bedja. Considérées elles aussi comme des populations à risque par le gouvernement, elles ont déjà fait l’objet d’une expropriation en règle bénéficiant à Osma Bin Laden (homme d’affaires protégé du régime qui finance des mouvements islamistes dans le monde). Mais dans ce cas également, les milices manquent de moyens pour contrôler des populations retranchées dans des montagnes d’où elles sont quasiment inexpugnables. Le cannabis pousserait sur les plateaux et serait ensuite acheminé vers différents centres de redistribution : d’une part Port Soudan, un des principaux foyer de contrebande au Soudan, où les autorités ont déjà effectué plusieurs saisies importantes ; d’autre part l’Erythrée. En effet, le gouvernement érythréen concède aux rebels bedjas, qu’il arme et entraîne, des bases arrières leur permettant des incursions en territoire soudanais. En outre, l’Erythrée est désignée depuis quelques années par les organisations internationales comme une importante plaque tournante du trafic de stupéfiants. La quasi inexistence de législation, les faibles moyens dont disposent les autorités en matière de répression du trafic illicite, l’étendue des frontières terrestres comme maritimes qui sont extrêmement poreuses, l’existence de nombreuses plantations de khât, ouvrent au commerce des drogues un nouvel espace orienté vers les pays arabes via la Mer Rouge. De tels débouchés n’auraient pas laissé insensibles certains Bedjas. Les autorités de Khartoum n’ont pas manqué d’affirmer que ce commerce de marijuana finance l’effort de guerre mené par les rebelles. Cela reste à prouver car son existence paraît être avant tout liée à une consommation locale de faible ampleur. En outre, il semble que la guerre livrée aux islamistes soit pour l’essentiel financée par l’argent des Etats-Unis (via l’Eythrée) et celui des anciens maîtres du Soudan avant 1989 : les chefs du Parti de l’Oumma.

Le transit dans un pays en "miettes".

Le rapport de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) pour 1995, implicitement confirmé par les autorités locales, affirme que le pays est devenu depuis peu une plaque tournante du trafic de stupéfiants dont les cibles principales sont l’Arabie Saoudite, l’Europe et des pays de l’Afrique australe. Un responsable de la police sud-africaine a dénoncé l’influence importante du Soudan dans le commerce illicite. L’Afrique du Sud serait, selon lui, la destination finale d’un "triangle africain des drogues" comprenant le Nigeria et le Ghana à l’ouest, et le Kenya et le Soudan à l’est. Cette situation est favorisée par le fait que le Soudan, à cause de la guerre civile en particulier, est actuellement un Etat en "miettes" dont les autorités ne parviennent guère à contrôler le territoire. Ainsi, le passage de la frontière tchado-soudanaise, même lorsqu’il ne s’agit pas de zones contrôlées par des groupes rebelles, n’est soumis à aucune véritable formalité. Cela incite des trafiquants provenant en majorité des différents pays d’Afrique de l’ouest, qui vont jusqu’à utiliser des mules locales pour dissimuler leurs activités, à emprunter la voie soudanaise pour acheminer leur marchandise vers les pays cibles.

L’action des services chargés de la répression de la criminalité est assez efficace à l’égard de petits trafiquants qui n’ont pas la chance de bénéficier de la protection du régime. En juillet 1995, les autorités sont parvenues à intercepter des chargements de "substances illicites" équivalents à 1 million de dollars à l’aéroport international de Khartoum. Ni la nature des drogues, ni la nationalité des trafiquants n’ont été précisées, seule la destination a été mentionnée : l’Arabie Saoudite. En 1996, les services de police ont mis en avant plusieurs opérations antidrogues sur le territoire soudanais. A Port Soudan, selon le chef du département de la police criminelle, la valeur des drogues confisquées s’élève à 100 000 dollars. Toujours la même année, 750 grammes d’héroïne et 10 000 savonnettes de hachich destinées à des pays arabes ont été saisis. Toujours d’après la même source, 545 savonnettes de haschisch auraient été confisquées dans les environ de la ville de Gaderif, à l’est de Khartoum, aujourd’hui fief de l’AND (Alliance Nationale Démocratique), principale force d’opposition.

Réseaux islamistes et blanchiment

Khartoum est l’une des villes où sont accueillis à bras ouverts de nombreux groupes islamistes. Le Front National Islamique (FNI), organisation politique islamique issue de la section soudanaise des Frères Musulmans, leur accorde, par l’intermédiaire de la junte militaire en place, des facilités. C’est ainsi que le Hamas, le Jihad islamiste, le Hezbollah ou le Fatah Conseil révolutionnaire ont pignon sur rue à Karthoum. Or, parmi les militants ou ex-militants de ces organisations - Pakistanais, Libanais, Etyptiens ou "Afghans" de toutes nationalités - certains sont connus pour leur reconversion dans le trafic de stupéfiants. Le Hezbollah est impliqué dans le contrôle de laboratoire de transformation d’héroïne et de dépots dans des camps de réfugiés (ou des camps d’entraînement) dans plusieurs régions du Proche et du Moyen Orient (notamment dans les zones de peuplement kurdes de Turquie). Or, l’un des coordinateurs présumé de la filière de l’héroïne liée au Hezbollah, Mecid Kemal travaillait encore à l’ambassade iranienne de Khartoum en 1996.

En outre, depuis 1995, le régime de Khartoum est ouvertement accusé, par l’hebdomadaire économique saoudien Al Alam al Yom, de se livrer au blanchiment de l’argent de la drogue. Il reprend des sources diplomatiques occidentales, selon lesquelles les autorités soudanaises auraient conclu un accord avec la mafia italienne. Les mafieux italiens auraient versé près de 500 millions de dollars provenant du trafic de drogues pour l’achat de produits agricoles qui devaient être acheminés vers l’Europe par des compagnies françaises, italiennes et belges. Si elles étaient fondées, ces accusations émises par la publication saoudienne, pourraient s’expliquer par la situation actuelle du conflit entre Khartoum et ses rivaux. En effet, les forces engagées par l’Etat dans sa lutte contre les rébellions du sud l’APLS, et de l’est, l’AND (coalition qui regroupe des membres du Parti démocratique unioniste (PDU), de l’Oumma, du Legitim Command, du Parti Communiste Soudanais et du Bedja Congress et depuis peu l’APLS) et pour le contrôle de l’ouest (les habitants du Darfour), ont un coût trop élevé pour des finances publiques dont la situation ne cesse de se dégrader : le pays connaît une phase de croissance négative (-1,2 %) en 1995 et une inflation de 165 % en 1996. En outre, les milices supplétives organisées par le FNI, les Forces de défense populaire (FDP), fer de lance de l’islamisation forcée du pays qui comptent près de 170 000 hommes (contre 110 000 pour l’armée régulière), ont de plus en plus de mal à vivre sur le dos des populations locales qu’elles contrôlaient et exploitaient sans retenue. Leur impopularité dans les régions déjà islamisées est croissante, d’autant que le recrutement des miliciens est exercé dans la contrainte et la violence. Aujourd’hui, l’effort de guerre s’est essouflé et l’opposition sudiste est toujours vivace ainsi que la résistance de l’AND à l’est. Enfin, ce qui n’arrange en rien l’état des finances publiques, le Soudan subit une importante hémorragie de capitaux. Selon une source française, au moment où le territoire contrôlé par Khartoum se réduit comme peau de changrin, des dignitaires islamistes transfèreraient désormais leur argent sur des comptes étrangers. Cela rendrait nécessaire la recherche de financement du conflit dans des activités illicites, voire criminelles.