Contrairement à ce que son intitulé pourrait faire croire, l’Autorité provisoire de la Coalition en Irak n’est pas un organe de la Coalition, ni même une agence des États-Unis. Les litiges survenus à propos des appel d’offre pour la reconstruction montrent que l’Autorité n’est pas une institution de droit public, mais une entreprise privée. George W. Bush a privatisé l’Irak, comme Léopold II de Belgique le fit du Congo, révèle Thierry Meyssan dans une intervention devant la Conférence de soutien à la résistance irakienne (Paris, 15 mai 2004).
Le président George W. Bush a exceptionnellement réuni le Conseil national de sécurité au Pentagone, le 10 mai. À l’issue de cette réunion, il s’est adressé aux forces armées états-uniennes. Il était entouré de ses principaux collaborateurs, veillant ainsi à confirmer l’unité de son équipe, dont l’opinion publique commence à douter.
Au cours de cette intervention télévisée, il a déclaré : « [Un de nos engagements fondamentaux] est le transfert de la souveraineté à un gouvernement irakien le plus rapidement possible. Si des décennies d’oppression ont détruit toutes les institutions libres de l’Irak, elles n’ont pas tué le désir de vivre libre. Comme tout peuple fier, les Irakiens veulent leur indépendance. Ils doivent savoir que notre Coalition est entièrement vouée à leur indépendance et à la dignité de leur nation. C’est pourquoi le transfert du pouvoir du 30 juin est vital. Les Irakiens, ainsi que les hommes et les femmes de l’ensemble du Moyen-Orient qui suivent l’évolution de la situation, verront que l’Amérique tient ses promesses. ».
À y regarder de plus près le lyrisme de cette déclaration masque un malaise conceptuel. George Bush affirme qu’une Coalition d’États va tenir les promesses des seuls États-Unis. Il annonce un transfert de souveraineté, mais ne nomme pas ceux qui la détiennent aujourd’hui, ni ne désigne ceux qui l’assumeront demain. Ce flou est une constante des déclarations du président des Etats-Unis. Dans la société de communication qui est la nôtre, les médias se chargent de nous expliquer ce que nous devons comprendre : les États membres de la Coalition sont en si étroite empathie avec les États-Unis qu’ils se feront un devoir de remplir les promesses de la Maison-Blanche. Ils exercent ensemble un pouvoir de fait en Irak par l’entremise de l’Autorité provisoire de la Coalition, dirigée par l’ambassadeur états-unien L. Paul Bremer III, et la remettront le 30 juin à un gouvernement désigné par l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, Lakhdar Brahimi. Cette vulgate fait consensus. C’est à partir d’elle que les commentateurs s’expriment, que les diplomates se positionnent. Malheureusement, comme je vais m’efforcer de vous le démontrer, si le président des États-Unis se montre si vague, c’est parce que tout ce qu’il fait dire par sa presse sur ce sujet est faux et qu’il ne souhaite ni le confirmer, ni l’infirmer.
En effet, malgré son titre ronflant, l’Autorité provisoire de la Coalition n’émane pas de la Coalition militaire qui renversa le régime de Saddam Hussein. Cette Coalition n’a donc pas la capacité de remettre un pouvoir qu’elle ne détient pas. Et si le président Bush annonce qu’il est vital que ses alliés tiennent ses promesses, c’est parce qu’il a besoin d’eux pour liquider une situation intenable.
Qui gouverne aujourd’hui en Irak ?
À la mi-avril 2003, le général Garner est apparu comme le nouveau maître de l’Irak. Il se présentait comme le chef du Bureau de reconstruction d’assistance humanitaire (Office of Reconstruction and Humanitarian Assistance - ORHA). Cet organisme aurait été créé par une directive présidentielle secrète (NPSD 24) en janvier 2003 [1], c’est-à-dire avant même le débat au Conseil de sécurité sur l’opportunité de la guerre. À ce moment, il n’y a pas encore de Coalition militaire, l’ORHA est donc un organisme de droit états-unien et rien de plus. Selon la presse, l’ORHA est rattaché au Pentagone, ce que confirme la pratique puisque Jay Garner rend compte à Donald Rumsfeld via le général Tommy R. Franks, patron du Central Command [2].
Ce système ne pouvait pas satisfaire les alliés de Washington, de plus le Pentagone fut rendu responsable des difficultés de Garner sur le terrain. Bush reprit alors directement les choses en main et nomma, le 6 mai 2003, l’ambassadeur L. Paul Bremer III comme envoyé spécial et administrateur civil de l’Irak [3]. Le 13 mai, le secrétaire à la Défense nomma l’ambassadeur Bremer administrateur de l’Autorité provisoire de la Coalition (CPA). Exit le général Garner.
Aucun document officiel n’explique comment on passe de l’ORHA à la CPA, ni ce que signifie le cumul par l’ambassadeur Bremer des titres d’administrateur civil de l’Irak et d’administrateur de la CPA.
Le 8 mai, c’est à dire après la nomination de Bremer par Bush, mais avant sa nomination par Rumsfeld, les représentants permanents des Etats-Unis et du Royaume-Uni à l’ONU, John Negroponte et Sir Jeremy Greenstock, ont adressé une lettre au président du Conseil de sécurité [4]. On peut y lire : « (...) les États-Unis, le Royaume-Uni et les partenaires de la Coalition, agissant selon les modalités existantes de commandement et de contrôle du Commandeur des Forces de la Coalition ont créé l’Autorité provisoire de la Coalition, qui comprend le Bureau de reconstruction et d’assistance humanitaire, pour exercer temporairement les pouvoirs de gouvernement et, selon de besoin et particulièrement pour assurer la sécurité, pour distribuer l’aide humanitaire et pour éliminer les armes de destruction massive ».
En d’autres termes, la CPA aurait été créée par la Coalition. La décision aurait été prise au sein de l’état-major commun dirigé par le Commandeur militaire. La CPA aurait absorbé l’ORHA. Le problème, c’est qu’une réunion d’officiers, ça permet de coordonner une action militaire, ce n’est pas un sujet de droit international.
Personne n’est capable de définir la Coalition. Elle ne s’est d’ailleurs jamais réunie. Il semble que l’on appelle Coalition l’ensemble des États qui se sont impliqués militairement en Irak aux côtés des Etats-Unis, ainsi que ceux qui ont apporté une aide en matière de renseignement, et même ceux qui se sont contentés d’un soutien moral [5]. On ne voit pas comment ces derniers auraient pu être représentés dans la réunion d’état-major qui a créé la CPA. Les États de la Coalition ne sont pas liés par un traité. Par conséquent, ils n’ont pas institué d’organisation collective et ne peuvent pas créer de personne juridique.
En outre, on ne voit pas comment la CPA peut inclure un Bureau du Pentagone, l’ORHA. Admettons que c’est une formule malheureuse signifiant que les personnels de l’ORHA ont été mis à disposition de la CPA.
Pourtant, dans la loi fiscale rectificative FY2004, soumise en urgence au Congrès, les services de la Maison-Blanche écrivent à propos du Fonds d’aide et de reconstruction à l’Irak : « Les fonds propres de cette ligne budgétaire doivent être abondés uniquement à l’Autorité provisoire de la Coalition en Irak (en sa qualité d’organe du Gouvernement des États-Unis), au département d’État, au département de la Santé et des Services sociaux, au département du Trésor, au département de la Défense, et à l’Agence des États pour le développement international » [6].
En d’autres termes, l’administration Bush présente la CPA à l’ONU comme un organe de la Coalition et au Congrès comme un organe de son gouvernement. La Maison-Blanche ne donne aucune explication au Congrès sur la manière dont la CPA est apparue. La seule solution légale serait qu’elle ait été créée par une autre directive présidentielle secrète, en mai 2003.
Quoiqu’il en soit, la CPA a été présentée comme une autorité de fait à l’ONU. Le Conseil de sécurité en a pris acte dans sa résolution 1483, du 22 mai 2003. Ce faisant le Conseil s’est montré pragmatique, il n’a pas pour autant donné de base légale à la CPA. Il ne l’a pas autorisée, et encore moins instituée.
Qu’est ce que la CPA ?
Au premier abord, le pragmatisme de l’ONU est suffisant. Peu importe qui a créé la CPA et comment. Elle est là et gouverne l’Irak. C’est avec elle qu’il convient de discuter. Mais à y réfléchir de plus près, il est nécessaire de savoir quelle est la nature de la CPA et par quelles règles elle est régie.
C’est là que le mystère s’épaissit. À l’exception du représentant spécial du Royaume-Uni, John Sawers, qui sert d’adjoint à Paul Bremer, tout le personnel d’encadrement de l’Autorité provisoire de la Coalition est états-unien. Il s’agit de fonctionnaires détachés, mis à disposition de la CPA, et rémunérés par leurs administrations d’origine. Et ceux qui viennent du privé ont été arbitrairement rattachés à des administrations. Ainsi l’administrateur de la CPA, L. Paul Bremer III, qui dirigeait une importante société privée, a été rattaché à l’Army, et non pas au département d’État comme le laisserait penser sa qualité d’ambassadeur. Or, en droit interne états-unien, l’Army n’a pas la capacité de salarier des personnels extérieurs au département de la Défense, sauf dans des cas exceptionnels qui doivent être précisés contractuellement. Mais il n’existe aucun document public liant la CPA et le Pentagone. En définitive, M. Bremer n’est pas un employé civil de l’Army et celle-ci n’assure pas sa sécurité, qui est confiée à une agence de mercenaires rémunérée par la CPA.
C’est la CPA qui lance des appels d’offre pour la reconstruction. Elle n’accepte les candidatures que des sociétés domicilées dans les États figurant sur une liste établie par le secrétaire adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz [7]. Liste qui d’ailleurs ne correspond pas à celle de la Coalition diffusée par le département d’État. La CPA n’est pas astreinte au Code des marchés états-uniens [8]. Ainsi, la CPA a attribué arbitrairement un marché de 231 millions de dollars à Nour USA pour équiper les nouvelles forces de polices en matériels de télécommunication, au détriment de Tukcell Consortium qui était mieux offrant. Mais Nour USA est la propriété d’A. Huda Faouki, ami personnel d’Ahmed Chalabi. Toutes les procédures engagées par Tukcell Consortium pour faire annuler le marché ont échoué, la CPA ne relevant d’aucun autre droit que celui qu’elle édicte elle-même [9].
En d’autres termes, la CPA fait donc payer son personnel par le contribuable états-unien, mais elle est indépendante de la législation états-unienne lorsqu’il s’agit de gérer les fonds qui lui ont été accordés par le Congrès.
La CPA n’est pas plus comptable des fonds irakiens. Le Trésor irakien a été saisi par la Coalition et remis à la CPA qui les a versés dans le Fonds de développement de l’Irak (DFI) qu’elle a créé. Cependant, la Coalition a saisi 5 milliards de dollars et seulement 1 milliard apparaît dans la comptabilité de la CPA. Les 4 milliards restants ont été distraits par l’administrateur L. Paul Bremer III. Cette question a été soulevée lors de la Conférence de Madrid pour la reconstruction, mais la CPA n’y a pas répondu [10].
Il faut donc se rendre à l’évidence, et décrire la CPA par défaut. Ce n’est pas un sujet de droit international, ni un sujet de droit administratif états-unien. C’est en réalité une société privée établie sur le modèle de la Compagnie des Indes. Une Coalition militaire a renversé un régime et laissé le pouvoir à des intérêts privés. À la manière dont Léopold II fit conquérir le Congo par les armées belges non pour en faire une colonie du Royaume, mais pour en faire son domaine, sa propriété personnelle, en 1885. Cette situation représente une régression considérable : elle est sans équivalent depuis que s’élabore le droit international, depuis la création de la Cour de La Haye, de la SDN et de l’ONU.
Devant l’ampleur du scandale, il est probable que la Maison-Blanche régularisera a posteriori le statut de la CPA en publiant des documents antidatés. Dans ce cas, ces documents pourront servir de base juridique à la contestation des irrégularités de gestion que j’ai évoquées.
Dès lors, on comprend mieux les déclarations fuyantes du président George W. Bush et la précipitation avec laquelle il veut remettre le pouvoir à un gouvernement autochtone. Comme toutes les entreprises mafieuses, il vient un moment où, après avoir fait main basse sur ce qui pouvait être volé, il faut rentrer dans la légalité pour pouvoir jouir paisiblement de ses forfaits.
Cet article est une adaptation de l’intervention de Thierry Meyssan, Président du Réseau Voltaire, devant la Conférence internationale de solidarité avec la résistance irakienne se tenant le samedi 15 mai 2004 à Paris. (Plus d’informations sur la conférence : iraqresistance.net.
[1] L’existence de cette directive est évoquée la première fois par Jim Hoagland dans un éditorial du Washington Post le 2 février 2003 : « War’s Opening Hours ».
[2] C’est tout au moins ce qu’il ressort de l’enquête du Washington Post : « U.S. Plan For Iraq’s Future Is Challenged » par Karen DeYoung et Dan Morgan, 6 avril 2003.
[3] Président Names Envoy to Iraq, communiqué de presse de la Maison-Blanche, 6 mai 2003.
[4] Référence ONU : S/2003/538.
[5] Voir la Liste des États membres de la Coalition des volontaires en Irak, communiqué de presse du département d’État, 20 mars 2003.
[6] Réf. P.L. 106-108.
[7] Voir Instructions et conclusions sur les marchés de reconstruction et d’aide en Irak par Paul Wolfowitz, 10 décembre 2003. Document consultable dans la bibliothèque électronique du Réseau Voltaire.
[8] Federal Acquisition Regulation (FAR).
[9] Sur cette affaire, on se reportera aux divers articles du Federal Contracts Report des 28 octobre 2003, 18 novembre 2003 et 20 janvier 2004.
[10] Voir notre enquête « Bush et Bremer détournent 5,7 milliards de dollars », Voltaire du 18 novembre 2003.
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