Photographie satellite russe du bouillonnement des eaux après le sabotage de Nord Stream.

Le combat des États-Unis pour maintenir leur hégémonie mondiale a franchi sa troisième étape.
 Après l’extension de l’Otan à l’Est en violation des engagements occidentaux sur la non-implantation d’armes états-uniennes en Europe centrale, la Russie, qui ne peut pas défendre ses gigantesques frontières, est directement menacée.
 En violation des engagements de la Seconde Guerre mondiale, Washington a placé des « nationalistes intégraux » (des « nazis » selon la terminologie du Kremlin) au pouvoir à Kiev. Ils ont interdit à leurs compatriotes russophones de parler leur langue maternelle, les ont privés de services publics, et en définitive ont bombardé ceux du Donbass. La Russie n’a pas eu d’autre choix que d’intervenir militairement pour mettre fin à leur calvaire.
 La troisième manche est le changement autoritaire d’approvisionnement énergétique de l’Europe occidentale et centrale. Le même jour, le gazoduc de la Baltique, Baltic Pipe, est entré en fonction, les deux gazoducs Nord Stream ont été mis hors d’état, tandis que la maintenance de Turkish Stream a été interrompue.

Il s’agit du plus important sabotage de l’Histoire. Un acte de guerre à la fois contre la Russie (51 %) et contre l’Allemagne (30 %), co-propriétaires de ces investissements colossaux, mais aussi contre leurs partenaires, les Pays-Bas (9 %) et la France (9 %). Pour le moment, aucune des victimes n’a réagi publiquement.

Pour réaliser ces destructions considérables, il était nécessaire de disposer de sous-marins sur zone que les puissances de la région ont identifiés. S’il n’y a officiellement pas d’indices, au sens policier du terme, les « caméras de surveillance » (les sonars) ont déjà parlé. Les États concernés savent avec certitude qui est le coupable. Soit ils ne réagissent pas, et ils seront rayés politiquement de la carte, soit ils préparent en secret leurs réactions à cette action secrète et ils deviendront de vrais acteurs politiques lorsqu’ils les réaliseront.

Souvenons-nous du coup d’État militaire de 1961, et des tentatives d’assassinat contre le président de la République française Charles De Gaulle qui suivirent. Ce dernier fit semblant de croire qu’ils étaient le fait de l’Organisation de l’Armée secrète (OAS) réunissant des Français opposés à l’indépendance de l’Algérie. Mais son ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, évoqua publiquement le rôle de l’Opus Dei espagnole et de la CIA états-unienne dans leur organisation et leur financement. De Gaulle rechercha et identifia les traîtres, il réorganisa la police et les armées et subitement, cinq ans plus tard, il annonça le retrait de la France du commandement intégré de l’Otan. Il donna deux semaines à celle-ci pour fermer son siège de Paris-Dauphine et migrer en Belgique ; un peu plus de temps pour fermer les 29 bases militaires de l’Alliance dans le pays. Puis, il débuta des voyages à l’étranger pour dénoncer l’hypocrisie états-unienne, notamment la guerre du Vietnam. La France redevint instantanément une puissance phare des relations internationales. Ces événements n’ont jamais été expliqués en public, mais tous les responsables politiques de l’époque peuvent les confirmer [1].

Depuis la disparition de l’Union soviétique, les États-Unis ont élaboré une carte du monde qui bouleverse les relations internationales, les conduisant à renverser des gouvernements et à livrer des guerres, pour construire des voies de transport des sources d’énergie. C’était la principale activité du vice-président Al Gore durant huit ans, c’est aujourd’hui celle du conseiller spécial Amos Hochstein. On se souvient de la guerre de Transnistrie pour faire main basse sur un hub de pipelines [2], puis de la guerre du Kosovo pour construire une voie de communication à travers les Balkans, le « 8e corridor ». Voici que toutes les autres pièces du puzzle se découvrent.

Il est particulièrement difficile de comprendre le mal qui vient de toucher l’Union européenne et va, selon toute probabilité, provoquer son effondrement économique, parce que l’Union elle-même a pris certaines des décisions indispensables à sa faillite.

Jusqu’au 26 septembre 2022, l’Union était principalement fournie en gaz par la Russie. Celui-ci était acheminé soit via le gazoduc Brotherhood à travers l’Ukraine, soit via le gazoduc Nord Stream, soit par le Turkisch Stream. Les États-Unis, qui garantissent la sécurité de l’Union, viennent de couper successivement ces trois chemins. Certes le gazoduc Brotherhood fonctionne toujours partiellement, mais il peut être définitivement interrompu à tout moment par la volonté de Kiev, Nord Stream a été saboté et Turkisch Stream ne peut plus être entretenu en raison des sanctions que l’Union a prises à la demande des USA.

Il y a onze ans, les Européens célébraient leur union avec la Russie. Ils croyaient édifier un monde pacifique et prospère.

Jusqu’au 26 septembre, l’économie de l’Union était principalement fondée sur la production de l’industrie allemande. En coupant Nord Stream, les États-Unis ont détruit l’industrie allemande. Selon la célèbre formule de Lord Ismay, le premier secrétaire général de l’Otan, la « grande stratégie » des Anglo-Saxons est de « Garder les Américains à l’intérieur, les Russes à l’extérieur et les Allemands sous tutelle ».

Ronald Reagan s’opposa à la livraison de gaz russe à la France et à l’Allemagne. Après avoir pris de vaines sanctions contre des entreprises des deux pays, il ordonna à William Casey, le directeur de la CIA, de saboter le gazoduc Yamal en Pologne. Ce qui fut fait.

Cette politique a été poursuivie par toutes les administrations US, sans interruption depuis les années 50. Nord Stream a été construit par 9 États, 4 en sont propriétaires. Il a commencé à fonctionner en 2011. À partir du mandat de Donald Trump, en 2017, le Congrès états-unien a menacé de sanctions les sociétés participant au fonctionnement de Nord Stream 1 et celles impliquées dans le projet Nord Stream 2. Le président Trump a lui-même brocardé la vassalité allemande qui s’abreuvait de gaz russe. Quantité d’obstacles juridiques ont été déployés pour faire obstacle au gaz russe en Europe occidentale non seulement par les États-Unis, mais aussi par la Pologne. De ce point de vue, la nouvelle administration US n’a rien changé. L’Allemagne a eu tort de la croire plus bienveillante.

Certes, en juillet 2021, un accord avait été trouvé selon lequel Nord Stream 2 aurait été remplacé par de l’hydrogène fabriquée… en Ukraine et transportée, à partir de 2024 (date de la fin du contrat russo-ukrainien), grâce à l’ancien gazoduc Brotherhood reconverti.

Élu en décembre 2021, le chancelier Olaf Scholz a commis deux graves erreurs en quelques mois.
 À peine élu, le 7 décembre, il s’est rendu à la Maison-Blanche où il a tenté de résister aux États-Unis qui lui demandaient de ne plus accepter de gaz russe. Revenu chez lui, il a choisi de maintenir Nord Stream et, tout en cherchant des sources renouvelables, de bloquer Nord Stream 2 et d’appliquer l’accord de juillet. Il pensait, à tort, équilibrer le bellicisme de la pensée stratégique US, les besoins de son industrie et la doctrine des Verts, membres de sa Coalition gouvernementale.
Le chancelier avait eu chaud : durant la conférence de presse qu’il avait tenue avec le président états-unien, Joe Biden avait déclaré que son pays pouvait détruire Nord Stream 2 et que, si la Russie envahissait l’Ukraine, il le ferait. C’était absolument effrayant pour Scholz d’entendre son suzerain lui cracher à la figure qu’il pourrait détruire un investissement de dizaines de milliards de dollars si un tiers agissait sans tenir compte de ses diktats. Nous ne savons pas si le président Biden avait évoqué aussi la destruction de Nord Stream 1 au cours des discussions à huis clos, mais ce n’est pas impossible. En tous cas, selon les journalistes allemands qui l’ont suivi, le chancelier était revenu blême en Allemagne.
 Sa seconde erreur a été commise le 16 septembre 2022. Son pays souhaite ne plus être sous la tutelle anglo-saxonne et assurer lui-même à la fois sa propre sécurité et celle de l’ensemble de l’Union européenne. Aussi le chancelier déclara-t-il qu’« En tant que nation la plus peuplée, dotée de la plus grande puissance économique et située au centre du continent, notre armée doit devenir le pilier de la défense conventionnelle en Europe ». En précisant qu’il ne parlait que de « défense conventionnelle », il entendait ménager la susceptibilité de son voisin français, seule puissance nucléaire de l’Union. Il ne se rendait pas compte qu’il violait la doctrine des Straussiens en imaginant échapper au protectorat militaire US. En 1992, Paul Wolfowitz signa le Defense Policy Guidance dont le New York Times publia des extraits. Il indiquait que les États-Unis considéreraient toute volonté d’émancipation européenne comme un casus belli [3].

Six jours plus tard, les Navy Seals faisaient exploser les deux gazoducs de la mer Baltique, ramenant l’Allemagne onze ans en arrière.

Simultanément le gazoduc Baltic Pipe était inaugurè en grande pompe, quelques heures après le sabotage, par le président polonais, le Premier ministre danois et le ministre de l’Énergie norvégien. Ses capacités sont six fois inférieures à celles de Nord Stream, mais il suffira pour changer d’époque. Jadis l’Union européenne était dominée par l’industrie allemande utilisant du gaz russe, désormais elle le sera par la Pologne au moyen du gaz norvégien. Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, a déclaré triomphalement sa haine à la cérémonie d’inauguration : « L’ère de la domination russe dans le domaine du gaz touche à sa fin ; une ère qui a été marquée par le chantage, les menaces et l’extorsion ».

L’acte de guerre commis contre la Russie, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France nous oblige à repenser les événements en Ukraine. Il est beaucoup plus important que ce qui a précédé dans la mesure où les États-Unis ont attaqué leurs alliés. J’ai longuement expliqué dans des articles précédents ce que les straussiens recherchaient avec leurs provocations en Ukraine. Ce qui vient d’advenir nous montre pourquoi Washington, en tant qu’État, soutient le projet straussien, et que sa « grande stratégie » n’a pas changé depuis les années 50.

En 2017, un président états-unien, Donald Trump, venait participer au lancement de l’Initiative des trois mers. Washington gagne souvent parce qu’il voit plus loin que ses alliés.

En pratique, si aucune réponse n’est apportée à cet acte de guerre, l’Union européenne va s’effondrer économiquement, à l’exception de la Pologne et des ses onze alliés d’Europe centrale, membre de l’Initiative des trois mers (Intermarium) [4]. Le vent tourne. Désormais, Varsovie court en tête.

Les grands perdants seront l’Europe occidentale et la Russie, mais aussi l’Ukraine qui n’aura été détruite que pour permettre ce jeu de massacre.

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[1« Quand le stay-behind voulait remplacer De Gaulle », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 10 septembre 2001.

[2« Au cœur de la "Guerre du gaz", la petite République de Transnistrie », par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 3 juillet 2007 ; et « En 1992, les États-Unis tentèrent d’écraser militairement la Transnistrie », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 17 juillet 2007.

[3« US Strategy Plan Calls For Insuring No Rivals Develop » Patrick E. Tyler and « Excerpts from Pentagon’s Plan : "Prevent the Re-Emergence of a New Rival" », New York Times, March 8, 1992. « Keeping the US First, Pentagon Would preclude a Rival Superpower » Barton Gellman, The Washington Post, March 11, 1992.

[4« Le sabordage de la paix en Europe », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 28 juin 2022.