Des accords de paix israélo-palestiniens ont été signés en grande pompe à Genève, le 1er décembre. Un impressionnant parterre de personnalités, venues du monde entier, assistait à la cérémonie, tandis que la presse internationale versait des louanges sur les principaux négociateurs, l’Israélien Yossi Beilin et le Palestinien Yasser Abed Rabo. D’une manière générale, les commentateurs voient là le redémarrage du processus d’Oslo, interrompu par l’assassinat de Rabin, et la preuve que la « solution à deux États » peut être mise en œuvre immédiatement.
C’est tout au moins ce que l’on voudrait nous faire croire. Je m’efforcerai de démontrer le contraire : l’initiative de Genève montre par défaut que la solution à deux États est définitivement impossible.

Il existe une quantité de plans de paix concurrents. Outre l’Initiative de Genève, on connaît notamment l’accord Ayalon-Nusseibeh, la Feuille de route du Quartet diplomatique et l’Initiative arabe du prince Abdallah d’Arabie saoudite. Sans parler du projet Erdan. Le problème ne réside donc pas dans l’absence de propositions.

Lorsqu’on présente ces plans au public, on détaille les concessions des uns et des autres. Comme si la paix était le fruit d’un troc, d’un marchandage. Puis, on compare les différents plans entre eux pour évaluer lequel est le plus avantageux pour tel ou tel camp. Enfin, on explique les diverses oppositions à ce plan en fonction d’intérêts particuliers, avant de conclure que son rejet est imputable à des fanatismes.
Cependant l’Histoire nous apprend que pour réussir, un plan de paix doit répondre à des critères formels de négociation. Et il se trouve, que depuis cinquante ans, aucun de ces critères n’a jamais été rempli par les plans de paix successifs pour le Proche-Orient, y compris la récente initiative de Genève.

Illegitimité des négociations secrètes

En premier lieu, si l’évaluation des problèmes peut-être réalisée par des personnes non-mandatées, dans le cadre d’initiatives privées, voire dans le secret, les négociations proprement dites ne peuvent être conduites que par ceux qui sont en situation d’appliquer les décisions. Lorsque le pouvoir est détenu par des monarques, les négociations peuvent avoir lieu de personne à personne dans le secret. Mais, lorsque le pouvoir appartient aux peuples, ceux qui les représentent doivent leur rendre compte pas à pas, faute de quoi aucune décision ne sera applicable. À l’issue de la Première Guerre mondiale, les démocraties s’étaient engagées à ne plus jamais recourir à la diplomatie secrète parce que l’expérience avait montré que des accords négociés en secret étaient source de guerre. L’ONU a été construite sur ce principe. L’initiative de Genève est, de ce point de vue, de toute manière vouée à l’échec.

Exclusion de certains protagonistes

En second lieu, pour réussir, des négociations doivent impliquer toutes les parties concernées. Or, les événements de Palestine sont présentées depuis des années comme un conflit opposant les Israéliens aux Palestiniens. On en conclut donc que ces deux groupes peuvent régler le problème à eux deux. Pourtant, il est absurde de prétendre que les Israéliens en veulent aux Palestiniens. Lorsqu’il a formulé le projet sioniste, Theodor Herzl n’envisageait pas d’installer l’État juif en Palestine, mais en Argentine, puis en Ouganda. Ce sont les Britanniques, en 1917, qui ont fixé le foyer national juif en Palestine. Et chacun peut constater que les États-Unis sont aujourd’hui partie prenante du conflit. En outre, l’expulsion des Palestiniens a provoqué des migrations dans toute la région, étendant ainsi le problème au monde arabe. Enfin, la querelle sur la souveraineté de Jérusalem concerne les croyants de trois religions monothéistes : les juifs, les chrétiens et les musulmans. Il est vain d’exclure tous ces protagonistes des négociations et de prétendre leur imposer une solution. C’est pourtant la tactique qu’a imposée Henry Kissinger, il y a trente ans, et que l’on poursuit encore. Cela s’appelle diviser pour régner.

Abandon du droit au retour

En troisième lieu, des négociations doivent distinguer ce qui est fondamental de ce qui est aménageable. Nul ne peut marchander les Droits de l’homme. Or, la résolution 194, adoptée par l’ONU en 1948, proclame que le « droit au retour » des Palestiniens est « inaliénable ». Ce droit s’applique aux personnes expulsées par la force et à leurs héritiers, soit aujourd’hui environ 4 millions de personnes. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un droit à revenir habiter sa maison, car celle-ci peut avoir été détruite. Mais un droit de retrouver sa terre et de disposer d’une juste compensation de l’expropriation que l’on a subie. Sur ce point, l’initiative de Genève est fort confuse et les différents négociateurs en ont d’ores et déjà une interprétation différente. Pour Yasser Abed Rabo, le « droit au retour » a été aménagé, mais pour Yossi Beilin, il a été abandonné. Or, le propre d’un droit inaliénable, c’est que nul ne peut y renoncer, pas même celui qui en jouit.

Par ailleurs, pour les principaux partis politiques israéliens, le « droit au retour » est vécu comme une menace pesant sur la survie de l’État juif. En effet, la présence physique de 4 millions de Palestiniens sur le territoire israélien ferait basculer l’équilibre démographique d’un pays de 6,6 millions d’habitants, qui comprend déjà 1,2 millions d’Arabes. En négociant illégitimement et illégalement le « droit au retour » des Palestiniens, les initiateurs du pacte de Genève ont en réalité cherché à régler un autre problème : la nature de l’État d’Israël.

La « solution à deux États » arrive trop tard

Nous arrivons là à la quatrième condition nécessaire à la négociation juste d’un accord de paix : définir l’architecture finale avant de débattre des aménagements intérieurs. Ici la question est de savoir si l’on cherche un État fédéral bi-national, comme le souhaitait l’ONU au départ ; ou deux États distincts, comme on le prône aujourd’hui ; ou encore un seul État garantissant les droits individuels de chacun à égalité comme on sera forcé de le faire bientôt. Le postulat de l’initiative de Genève, c’est la « solution à deux États ». Et le fait que, pour y parvenir, on ait été obligé de bafouer un droit inaliénable et de violer toutes les règles diplomatiques prouve, a contrario, que cette solution n’est plus viable. Elle arrive trop tard.

Les pères fondateurs d’Israël, en proclamant unilatéralement la création de leur État, portent la responsabilité d’avoir fait échouer, il y a cinquante ans, la solution de l’État binational. Ils ont trop attendu pour la solution à deux États. Il ne reste plus que la décolonisation au sens où elle a été conduite en l’Afrique du Sud, mais il leur manque des hommes de la trempe de De Klerk et Mandela. Le fond du problème réside dans le caractère anachronique du projet sioniste, dernier reliquat du nationalisme ethnique du XIXe siècle. Ce projet n’a plus de sens dans un monde démocratique et globalisé. Il faudra bien admettre que, pour se pérenniser, Israël doit devenir un État comme les autres, avec une population hétéroclite.

L’initiative de Genève nous apprend qu’il existe une alternative en Israël à la politique d’Ariel Sharon, mais elle nous montre aussi que l’opinion publique israélienne n’est pas encore mûre pour prendre les décisions qui s’imposent. Le soutien apporté par de nombreux intellectuels européens et par la presse internationale à cette initiative illustre leur volonté de se démarquer de Sharon, sans pour autant accepter l’égalité en Palestine.